Ng’endo Mukii, jeune artiste talentueuse, signe Yellow Fever, un court-métrage des plus intéressants qui illustre la complexité et les conséquences de la globalisation de la beauté en Afrique. L’artiste a répondu à mes questions pour en savoir un peu plus sur son art, et les dessous de son court-métrage.
Une diversité de supports pour dénoncer un idéal de beauté oppressif
L’art comme outil permettant la mise en lumière des enjeux contemporains peut être un choix ingénieux. L’artiste Ng’endo Mukii explore ses thématiques de prédilection en utilisant une diversité de supports artistiques tels que le dessin, le collage, la photographie, la danse et l’animation. Le tout est merveilleusement bien assemblé et apporte une sensibilité supplémentaire.
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Le court-métrage commence par montrer deux jeunes filles que sont Ng’endo et sa sœur se faire coiffer les cheveux dans un salon de coiffure. C’est avec un sens aigu du détail que l’artiste arrive à résumer l’ensemble du court-métrage en une seule scène d’introduction.
En effet, ces deux jeunes filles n’ont pas l’air d’apprécier la séance chez le coiffeur mais y vont tout de même, sans doute parce qu’il n’est pas convenable de garder des cheveux comme cela. Les posters dans le salon font référence à des crinières longues, douces et soyeuses, ce que les deux filles n’ont pas. La chevelure longue et soyeuse s’impose comme un idéal que l’on doit atteindre. Qui a décidé que ce type de chevelure était mieux que d’autres, pourquoi ne serait-ce pas le contraire ?
L’artiste insiste également sur l’augmentation des achats et de l’utilisation des crèmes pour éclaircir la couleur de peau. Sa volonté n’est pas de juger les choix des femmes mais plutôt de se poser des questions pertinentes. Elle cherche à connaître l’origine de ces choix, ainsi que comprendre les normes sociétales et les pressions exercées sur les femmes par la diffusion d’un idéal de beauté féminin.
Les scènes de danse contemporaine sont extrêmement poignantes. Elles témoignent d’une véritable dichotomie entre l’acceptation des particularités physiques et la volonté de les cacher. Le corps en mouvement évoque une pression externe qui se diffuse à l’intérieur du corps et créé ainsi des tourments internes. Le corps est le témoignage ambulant du refoulement et du souhait d’être comme les autres.
Pour expliquer ce phénomène, l’artiste propose une lecture historique en présentant une collection d’archives comprenant d’anciennes photographies et dessins de personnes noires. À l’époque il y avait déjà une volonté d’imposer la beauté occidentale comme un idéal avec la colonisation. Cette conception de la beauté rejetait dès lors tous ceux qui ne possédaient pas ces traits de beauté. Le court-métrage de Ng’endo Mukii montre une continuité de ce principe d’idéal occidental imposé aujourd’hui avec les médias de masse.
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Ng’endo Mukii et l’animation
- Bonjour Ng’endo ! Peux-tu nous parler de toi ?
Je suis une artiste provenant d’une tribu pratiquant l’afro-hyperréalisme. Nos cheveux sont orange et notre peau change en fonction du soleil, en recherchant toujours sa rosée d’or. Nous sommes jeunes et âgés, dispersés à travers la terre, parlant à travers les langues, fusionnant les mots et les images en un enchantement électrique. Nous peignons avec la lumière et écrivons nos mots à travers votre langue. Nos histoires jouent dans les rêves derrière des couvercles fermés, absorbées dans le noir, image par image.
Je passe mon temps entre Nairobi et Tsavo à animer les petits enfants, photographier les bousiers et fuir les scorpions.
- Pourquoi avoir choisi l’animation ?
Cela a pris un peu d’expérimentation pour en arriver à ce point. Je pense que ma façon particulière de m’exprimer peut toujours être améliorée et développée. Je viens d’un environnement de peinture et de dessin, et quand je suis allée pour la première fois en école d’art je pensais que j’allais devenir une illustratrice ou une artiste peintre. Cependant je suis tombée sur le film et l’animation ; je me suis soudainement mise à compter les pellicules cinématographiques et à changer les diaphragmes, c’était exceptionnel.
Je pense que mon travail reflète mon chemin de progression dans un sens. J’utilise le film, la vidéo et l’animation, je peins et dessine dans (et sur) mon travail. Je tends à employer instinctivement le support que je sens le plus à même de fonctionner avec le contenu en cours d’exploration. L’animation semble être le meilleur moyen pour moi de raconter des histoires et de rester en contact avec mon art traditionnel d’origine.
- Pourquoi avoir intitulé ton court-métrage Fièvre jaune ?
Fièvre jaune explore l’effet des idéaux créés par les médias sur les femmes africaines et leur perception de la beauté. Nos médias sont saturés (comme ceux de tout le monde) d’archétypes de beauté qui sont durs à atteindre, plus souvent qu’autrement inclinés vers un concept européen/occidental de la beauté : la peau claire, de longs cheveux doux et soyeux. Comme vous pouvez le constater, la plupart des Africain•e•s ne correspondent pas à cet idéal.
En grandissant, j’ai rencontré des femmes qui pratiquaient le blanchiment de peau et qui avaient souvent eu une réaction interne condescendante. Je réalise maintenant qu’elles ne sont qu’un produit de notre société. Étant donné que nos médias perpétuent cet idéal singulier pour nos filles et nos femmes, et que nous consommons ces informations en continu à partir d’un jeune âge, comment pouvons-nous reprocher à quiconque d’être sensible à ces idéaux (hommes inclus), sans remettre en cause les personnes qui les créent ?
Mon film s’appelle Fièvre jaune en appréciation de la musique de Fela Kuti, sortie dans les années 70, qui porte le même nom. Le ton de ma voix est vraiment différent du sien car il attaque verbalement les femmes qui utilisent des produits éclaircissants. La relation entre les noms, c’est plus pour souligner que cette pratique continue à se répandre des décennies après la sortie de cette musique : la cause est si profonde et ancrée dans nos sociétés que ma nièce de cinq ans peut clairement exprimer un désir de changer la couleur de sa peau en blanc avec de la magie.
Je l’ai aussi appelé Fièvre jaune parce que je sens que c’est un type de maladie atteignant l’image de soi. L’anorexie et la boulimie sont déjà reconnues comme des problèmes lourdement influencés par les médias, la connexion entre les deux et le champ de bataille du corps féminin a été faite très clairement. Je ne comprends donc pas pourquoi quelque chose comme l’éclaircissement de la peau n’est pas considéré dans la même perspective.
- Quels sont tes sujets préférés et pourquoi te sensibilisent-ils autant ?
En général, je me sens passionnée à propos de quelque chose, et ce quelque chose devient l’objet de mon film. S’il s’avère que c’est une question sociale qui me préoccupe, alors oui, mon travail va le refléter. Je sens parfois qu’il y a une attente, qu’étant réalisatrice africaine je devrais me concentrer sur certaines questions sociales considérées comme « africaines », et tout autre contenu au-delà de ce cadre est vu comme « pas assez africain ».
Je peux comprendre pourquoi cette pression existe, mais je sens que ça limite notre créativité et même notre propre compréhension de nous-mêmes en tant que citoyens dans ce contexte urbanisé et à multiples facettes que nous appelons l’Afrique.
Chimamanda Adichie a parlé des dangers de l’histoire singulière, et de la façon dont nos voix en tant qu’Africain•e•s n’étaient pas écoutées. Je sens que nous avons maintenant de plus en plus d’opportunités pour raconter nos propres histoires. Je prends plaisir à partager des histoires et à explorer des relations, entre nous et notre propre image comme entre les groupes de personnes, entre nous et la nature. Cette intersection où l’on rencontre le monde autour de nous est belle et pleine de promesses.
- De plus en plus de mannequins à la peau noire se présentent comme influence et suscitent de l’espoir pour les personnes noires et les autres. Qu’en penses-tu ? Penses-tu que les femmes de la diversité sont sous-représentées ?
Oui, les femmes de couleur sont sous-représentées dans ces domaines, mais en même temps je ne pense pas que ce soit sain d’autoriser seulement les personnes qui sont dans le divertissement et la mode d’être nos représentantes et de les célébrer.
Oui, c’est bien de voir les femmes de couleur être mannequins et actrices, mais nous avons besoin de les voir en tant que participantes actives et leaders innovants dans toutes sortes de domaines ; les sciences, l’art, le cinéma, le monde bancaire, la politique, partout. Notre valeur est au-delà de notre apparence physique, c’est dans notre intellect, notre esprit et dans nos cœurs également. Il serait bien pour les femmes de couleur d’être célébrées d’une manière aussi saine que possible.
- Merci Ng’endo, ce fut un plaisir pour nous d’en connaître davantage sur toi et ton art.
Merci !
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Les Commentaires
Eh bien oui, c'est malheureusement le cas ! Pour être africaine et avoir vécu en Afrique, l'influence occidentale est partout. Et elle date de la colonisation, comme on pourrait s'en douter. C'est tout un peuple qui a intégré pendant des siècles qu'être noir, c'est "le mal", c'est être "inférieur", c'est "la laideur"... Et les cicatrices sont encore palpables.
Même sur le continent africain, les représentations de la beauté africaine, ce sont majoritairement des femmes "métisses" ou en tout cas à la peau claire.