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Culture Web

« Wikipédia reproduit les biais sexistes de notre société » : les sans pagEs, le collectif qui comble le fossé de genre de l’encyclopédie

Saviez-vous que sur Wikipédia aussi, il existe un fossé de genre ? Parce que même l’encyclopédie collaborative la plus utilisée du monde reflète le sexisme de nos sociétés, le collectif les sans pagEs lutte pour donner aux femmes et aux minorités la place qu’elles méritent dans le savoir collectif.

C’est le sixième site le plus consulté en France : la popularité de Wikipédia n’est depuis longtemps plus à prouver. Gratuite, fiable et sourcée, l’encyclopédie collaborative est un puits de connaissance ouvert, et à l’usage massif.

Mais à l’heure où les figures féminines oubliées de l’histoire remplissent les têtes de gondoles, les mécanismes d’invisibilisations des femmes au sein des sources de savoir se perpétuent aussi sur Wikipédia : parmi les millions d’articles qu’elle propose, le fossé entre les genres est grand. Au point qu’en 2016, la sphère francophone de la plateforme compte 450 000 biographies d’hommes… contre 75 000 de femmes.

C’est pour faire de la place aux femmes sur Wikipédia — et donc, dans le savoir commun —, que le projet des sans pagEs est né. Son but ? « Créer, ou améliorer des articles Wikipédia portant sur des femmes, sur les féminismes, le biais de genre ou d’autres sujets sous-représentés, dans le respect des critères d’admissibilité et des principes fondateurs de Wikipédia, et à partir de sources de qualité. »

Parce que peu d’entre nous comprennent les rouages de Wikipédia et de la fabrication collective d’une encyclopédie, Natacha Rault et Anne-Laure, membres des sans pagEs, ont décrypté auprès de Madmoizelle les biais sexistes qui persistent sur la plateforme, et la manière dont elles s’engagent pour lutter contre cette réalité.

Wikipédia, Wikimedia et l’écosystème de l’encyclopédie

Natacha Rault est directrice de l’association des sans pagEs, et fondatrice du projet du même nom. Deux choses différentes, puisqu’en langage wikipédien, les projets permettent de « Coordonner les efforts de la communauté en regroupant les contributeurs autour de thématiques. »

En d’autres termes, différents contributeurs et contributrices bénévoles (sur Wikipédia, la production rémunérée est encadré de manière stricte) autour des mêmes sujets peuvent se retrouver sur un espace de projet, échanger et débattre.

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La page projet des sans pagEs sur Wikipédia

En 2015, Natacha Rault est missionnée par l’université de Genève pour une conférence sur le fossé des genres sur Wikipédia. Frustrée d’aborder le problème de l’invisibilité des femmes sur la plateforme sans agir, elle décide de créer des ateliers de création et d’amélioration des biographies de femmes. Des ateliers récompensés par Wikimedia lors d’un rassemblement annuel, où elle rencontre la fondatrice de Women in red.

« Woman in red est un mouvement anglophone, dont le nom veut dire « les femmes en rouge ». Sur Wikipédia, les personnes dont le nom est associé à une page référencée apparaissent en bleu, et puisque les femmes sont beaucoup moins nombreuses à avoir des articles, leurs liens sont majoritairement rouges, illustrant le gender gap.

Ce mouvement s’occupait de réduire le fossé des genres sur le Wikipédia anglophone, mais il n’y avait pas d’équivalent chez les francophones. On s’est dit qu’il était temps de le créer. »

Accompagnée de bénévoles, Natacha Rault lève des fonds auprès de la fondation Wikimedia, de l’université de Genève et de Wikimedia Suisse. En 2017, l’association Les sans pagEs voit le jour, pour gérer en toute transparence les financements reçus. Le projet et l’association sont lancés.

Le fossé de genre sur Wikipédia

En 2022, seules 19,336 % des biographies dans la sphère francophone de Wikipédia concernent des femmes. L’augmentation est visible, mais loin d’être suffisante. Pour Natacha Rault, il y a un véritable problème de représentativité des femmes sur Wikipédia. Elle éclaire :

« La majorité des contributeurs sur Wikipédia sont des hommes. C’est déjà une réalité qui influence le contenu. Parce que, dans une société patriarcale, nous ne sommes pas socialisés de la même manière, les hommes et les femmes ont tendance à ne pas écrire sur les mêmes sujets.

C’est d’autant plus vrai qu’avec la charge mentale, la charge de famille, et toutes les charges que les femmes assument, faire une troisième journée sur Wikipédia, c’est compliqué !

On voit donc moins de sujets dits féminins et moins de sujets sur les femmes. À cela s’ajoute la question de l’invisibilisation des femmes dans l’histoire et les récits qu’on en fait, qui a des conséquences sur le savoir transmis sur Wikipédia. »

Ce n’est pas tout. Non seulement les femmes sont moins nombreuses, mais elles sont aussi moins bien représentées. Anne-Laure (qui a demandé à n’être citée que par son prénom), wikipédienne depuis 2012 et désormais présidente de l’association Les sans pagEs, constate :

« Les pages Wikipédia des femmes comportent beaucoup plus d’informations sur leur vie privée, leurs liens affectifs et sexuels. On ne voit pas autant de détails sur les biographies d’hommes ! Elles vont aussi être beaucoup plus souvent nommées par leur prénom. Certains mots reviennent beaucoup : épouse, mère…  

C’est aussi une question de sources. On se base entre autres sur des articles de presse et on constate que souvent, quand on parle de pionnières, les journalistes parlent de leurs vêtements, de leur vie privée, de leur caractère… C’est important d’avoir des modèles mieux décrits. »

Mais si le biais sur la plateforme est évident, il est aussi le reflet de biais préexistants dans notre société. Natacha Rault le rappelle :

« Wikipédia est, plus ou moins selon les années, le 5ème site web le plus visité au monde. Chaque fois qu’on fait une recherche, l’algorithme de Google le fait remonter en premier : c’est un site qui est énormément consulté, et s’il conserve des biais, cela aura un impact considérable sur les mentalités futures.

Mais dans le même temps, ces biais existent aussi en dehors. Wikipédia n’est pas censé devancer la société, et une encyclopédie ne fait pas de travail inédit. Elle doit retracer des sources déjà produites. On ne peut pas créer des choses ex-nihilo sur Wikipédia ! S’il y a moins d’articles concernant des femmes dans les journaux, on aura moins d’articles sur les femmes sur la plateforme. »

Comment les sans pagEs s’engagent contre le fossé de genre

Aujourd’hui, en plus de créer et d’améliorer les pages de biographies féminines, les sans pagEs améliorent aussi des contenus sur le féminisme et l’identité de genre.

« On a des articles sur les cultures gay et lesbiennes, sur le traitement de l’homosexualité à l’étranger ou sur les prides de nuit… On ne fait pas que des biographies, on essaie aussi de documenter des choses de façon encyclopédique, toujours en respectant les sources et les critères de Wikipédia. Beaucoup de choses manquent parce que jusqu’ici, la majorité des articles étaient créés par des hommes blancs, cis hétéros et aisés économiquement. »

explique Anne-Laure. Pour ce faire, il y a d’un côté les bénévoles qui contribuent au projet Wikipédia des sans pagEs, mais également les actions de l’association. Celle-ci organise des évènements, des formations à la création de page Wikipédia, des marathons d’édition de pages… Le tout, en prenant en charge les frais de baby-sitter des participants et participantes si besoin, pour rester accessible.

Autant d’actions qui permettent de mettre en valeur le travail invisibilisé de nombreuses femmes à travers les époques. Mais parce que Wikipédia est une plateforme collaborative, où chacun et chacune a voix au chapitre, cela crée parfois des débats houleux, voire violents. C’est Natacha Rault qui explique :

« Wikipédia est un projet collaboratif, chacun peut contribuer et créer un compte. Chaque communauté est différente, et a ses règles. Dans la communauté francophone, on respecte les cinq principes fondateurs de Wikipédia, le reste doit être adopté avec un fort consensus.

C’est un espace où l’on débat beaucoup. Il y a des gens de divers horizons, opinions politiques ou religieuses, milieux sociaux, et qui ne sont pas d’accord. Mais en théorie, il ne devrait pas y avoir d’attaques personnelles et on n’annule pas les modifications des autres sans en discuter.

Il y a aussi des débats d’admissibilité : quand un article est produit, si quelqu’un estime que ce n’est pas intéressant, on peut créer un débat où chacun peut donner un avis. Le problème, c’est que pour certaines personnes minorisées, cela peut être assez violent : quand on subit des discriminations, on n’a pas forcément la possibilité d’aller débattre de leur existence, ou de notre droit à être traité en égal.

Dans la Wikipédia francophone, par exemple, il y a eu des grands débats sur les néo-pronoms. Le iel est refusé par la majorité, même s’il est entré dans un dictionnaire, donc nous ne pouvons pas l’utiliser. Nous sommes obligées d’écrire des paraphrases très longues pour ne pas mégenrer des personnes, alors que le « they » est communément admis dans le Wikipédia anglophone. Chaque communauté wikipédienne a ses spécificités, ses manières de faire. »

Pour changer les encyclopédies, il faut changer les biais de la société

Pour continuer à contribuer à l’enrichissement des pages Wikipédia, Natacha Rault et Anne-Laure constatent qu’il faut avant tout des changements dans la manière dont la société parle des femmes et de leur travail.

« Il y a plusieurs biais des médias auxquels nous sommes confrontées. Dans la presse, il y a énormément d’interview de femmes, mais très peu de travail d’analyse, donc de synthèse. Nous ne pouvons donc pas l’utiliser : ce ne sont pas des sources secondaires, mais des sources primaires. Elles peuvent être utilisées au compte-goutte, mais ne fondent pas l’admissibilité d’un sujet

Il y a beaucoup de pionnières sur lesquelles nous ne pouvons pas écrire, parce qu’elles sont ignorées par la presse. Je pense à Marion Créhange, par exemple, l’une des premières personnes à avoir soutenu une thèse en informatique en France. Tout le monde nous conseillait d’écrire sur elle, mais nous ne le pouvions pas : nous n’avions pas assez de sources secondaires pour écrire un article. Nous n’avons pu le faire qu’après son décès.

Il y a aussi beaucoup de traductions issues de la culture américaine parce que l’on manque de sources suffisantes pour parler d’ici. Sur la science-fiction féministe, l’histoire des femmes en informatique, les femmes scientifiques… En France, beaucoup de femmes se sont impliquées dans ces sujets, mais on n’a pas de sources ! Il faut leur faire de la place dans la presse. »

À lire aussi : Le sexisme sur Internet n’épargne pas les adolescentes françaises

Crédit photo de Une : Fhala.K — Travail personnel / Page Wikipédia des Sans Pages


Écoutez Laisse-moi kiffer, le podcast de recommandations culturelles de Madmoizelle.

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