Illustration Rukya
Je m’appelle Jade Von Humboldt, j’ai dix-sept ans pour encore quatre mois et je viens d’une famille d’aristocrates. Je suis née dans le luxe, j’ai toujours eu ce que je voulais la seconde avant de me rendre compte que j’en avais envie. Tout ce que je voulais. J’ai eu quatre poneys avant même de pouvoir tenir dessus, eu environs huit chevaux – ou neuf, je ne sais plus bien ? – tous renvoyés à peu près aussi rapidement que je me rendais compte qu’eux n’obéissaient pas aussi vite que mes domestiques. Forcément, ça parle pas, un cheval, alors comprendre les directives d’une pré-ado gâtée…
Et puis quand j’en ai eu marre de l’équitation, loisir qui a tenu à peine plus longtemps que la collection de toutes les Barbies du monde – acte relevant de la folie furieuse, lorsqu’on sait le nombre qui sont inventées par mois – auxquelles on dirait bien que je me fais un devoir de ressembler un peu plus chaque jour, je suis passée à la musique. Est-il utile de préciser la liste des instruments que j’ai obtenu d’un claquement de doigts puis cassés par dépit de ne pas être Mozart de naissance ?
Je ne compte plus le nombre de fois où j’ai fait changer les couleurs des murs de ma chambre, que j’aurais du commencer à appeler « suite » lorsque j’ai appris la taille des chambres des gens normaux : c’est-à-dire cinq pièces de moins. J’ai perdu le souvenir de la dernière fois où j’ai dit « s’il-vous-plaît » ou « merci », j’ai perdu le compte de mes paires de chaussures et je ne sais plus où ranger mes fringues. Et tout le reste, d’ailleurs. Depuis ma dernière crise, il y a trois ans, les domestiques n’osent même plus émettre la solution d’un « rangement par le vide au profit d’œuvres de charité » : comme si des sdf pouvaient porter du Saint-Laurent ! Il y a incompatibilité, simplement.
J’ai toujours tout eu et je ne vais pas rentrer dans le cliché du « mais pas d’amour », même si c’est vrai. Mes parents ne m’ont jamais regardée, c’est plus facile de signer un chèque avec cinq zéros plutôt que de décrocher le téléphone. C’est bien connu. Ça ne m’a jamais pesé. Quand je manque d’amour je me fais sauter par un type à l’arrière d’une de mes trois voitures que je n’ai pas encore le droit de conduire et ça me donne des frissons, c’est comme ça que je me fais aimer.
C’était avant de rencontrer Clovis De Gervesac. Clovis est le fils de parvenus, de petits êtres mesquins qui ont changé leur nom une fois leur fortune faite. Histoire de faire authentique, je suppose. Clovis n’en a jamais eu un grain à foutre. Clovis est un égoïste, un fils à papa qui n’a jamais su épeler le mot « travailler » parce qu’il considère que ça ne le concerne pas. Clovis ne pense qu’à lui, Clovis se sait beau, Clovis emballe plus souvent qu’à son tour et Clovis ne vit que pour dépenser l’argent de son papa, faire pleurer sa mère, faire la fête et sauter tout ce qui bouge. Mais dans sa tête, le dernier revient à celui d’avant.
Malgré les apparences, je suis folle de ce garçon.
Il est la seule chose au monde que je n’aie pas obtenue en sifflant. Ou en battant des cils, si on va par là. Clovis a consenti à m’ajouter à son tableau de chasse puis Clovis a voulu m’oublier. Clovis avait zappé un détail : on ne m’oublie pas. Jamais. Et puis Clovis m’a emmenée ici et m’a fait découvrir bien mieux que tout ce que je connaissais jusque là : le Jeu.
Lorsque Lise a sorti les dés pour les tendre à Alexandre, j’ai recentré mon attention sur les autres. Clovis, après s’être détaché de Lola qu’il veut à tout prix, s’est rapproché de cette fille… Camille il me semble. Je fronce les sourcils avant de jeter un œil à Olivia qui, les yeux mi-clos, fixe les dés avec délice. Kydd regarde ailleurs, sans doute est-il encore occupé à nous maudire tous dans ses délires de drogué mégalomane et paranoïaque. Lise a reculé, elle observe Alexandre qui tient les dés de la main gauche et la taille de Lola de la main droite.
Il lance les dés. Huit. Lola se penche pour s’en saisir et lance à son tour. Quatre, elle fait la moue et Alexandre a l’air content. Lise repousse les dés du pied vers Clovis qui tend la main et lance : onze. Il détend ses épaules et regarde Camille prendre les dés, la main tremblante. Deux, pas de chance, la prochaine fois peut-être ? Le silence est complet et, alors que je tends la main pour prendre les dés, Kydd se lève et je suspends mon geste.
Il avance au centre de la pièce et ramasse les dés. Il les jette par terre avec violence et lorsque les dés s’arrêtent enfin de tourner, je remarque d’abord qu’un coin d’un dé est cassé. Double trois. Kydd va se rasseoir, relativement satisfait. Je n’ose pas bouger et c’est lorsque Lise pose son regard sombre sur moi que je me force à saisir les dés. Mon cœur bat très vite et je ne parviens pas à les lâcher. Confier sa vie au hasard. Et à chaque victoire recommencer.
« Tu ne réalises jamais à quel point tu es en vie que lorsque tu as failli mourir », m’avait dit Clovis, lorsque la porte s’était ouverte sur cette salle pour la première fois devant moi.
Je lâche les dés, ils rebondissent. Une fois. Deux fois. Trois et puis plus un son. Alexandre me jette un regard contrarié avant que je ne parvienne à compter les points. Un frisson parcourt mes épaules, l’adrénaline monte déjà. Douze.
Olivia se lève, tout doucement, presque aussi silencieuse qu’un chat, elle jette les dés tout doucement et se rassoit et avant que Lise n’ait ramassé les dés, tout le monde a pu compter neuf. Je regarde Lise, qui ne regarde personne. Elle ne lance pas. Elle ne lance presque jamais. Elle n’a pas besoin de ça ?
Je tourne les yeux vers Clovis pour me rendre compte qu’il m’observe. Aujourd’hui, nous jouons à deux. Ce n’était encore jamais arrivé. En plus d’un an. Son regard est dur et tout à coup j’ai peur. Je crois que je vais perdre et cette pensée m’est odieuse, il n’en est pas question. Je lui offre un sourire aguicheur et il répond en posant la main sur la hanche de Camille. Cette fille est-elle une trainée pour se laisser toucher si facilement ? Et sait-il qu’il a bien plus de chance de me tuer comme ça qu’en jouant avec moi ce soir ? Olivia pose sa main sur mon épaule et je hoche la tête : que le meilleur gagne, je pense avant de me diriger vers la porte.
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Les Commentaires
A part ces personnages que tu sembles décidée à creuser (donc pas besoin de te convaincre !), j'aime bien cette histoire de Jeu, j'espère simplement que ça ne sera pas l'histoire connue du "on roule jusqu'à un fossé et le premier qui s'arrête a perdu"!
Je commence avec plaisir le chapitre sur Clovis!
Bon courage!