Mon portable sonne, c’est le quarantième appel d’Alexandre que j’ignore depuis avant-hier matin. Il vibre : j’ai reçu un sms. Résignée, je tends la main pour l’attraper avant que les vibrations ne le fassent tomber de la table de nuit.
Pour fêter le succès du concert d’Alexandre, ce soir, minuit.
C’est Kydd. Ai-je envie de risquer ma vie ce soir ? Je n’ai même pas envie d’aller au concert d’Alex. J’hésite entre m’allumer une clope et prendre un bain. Je décide de faire les deux. Laissant tomber mes fringues au fur et à mesure de mon avancée vers la salle de bain – qui se situe à trois mètres du lit dans mon petit studio, j’allume la lumière de la salle de bain avant de me pencher sur la baignoire et de tourner le robinet, l’eau brûlante rugit contre l’émail. Je tire une clope d’un paquet posé sur une étagère et enfonce le bouchon pour que la baignoire se remplisse.
Avec une grimace, je plonge un pied dans l’eau trop chaude et ouvre l’eau froide d’une main en cherchant un briquet de l’autre. J’étais pourtant sûre d’en avoir abandonné un près du paquet…. ? Ma main se pose sur l’objet et, soulagée, j’allume la cigarette.
Mon portable sonne à nouveau dans la pièce à côté et je regrette de ne pas l’avoir éteint. Je ferme les yeux, savourant la montée du niveau de l’eau. Mes talons, l’intérieur de mes cuisses, doucement mes hanches, mon ventre et enfin mes seins. Je coupe l’eau, écrase la cigarette et m’enfonce dans la petite baignoire, relâchant mes épaules, plongeant la tête sous la surface.
C’est l’heure d’un nouveau défi. Je n’ai pas le courage d’appeler Alexandre pour savoir de quoi il retourne. Le désastre de ce matin est encore bien trop frais. Je ne sais pas ce que ce garçon me trouve, je suis complètement instable, je change d’avis comme il change de chemise et ma gentillesse est inversement proportionnelle à son nombre de groupies.
Sans doute suis-je devenue une jolie chose à mettre à son bras quand il sort, digne d’être prise en photo par la presse à ses côtés… mais avant ? Quand nous nous sommes rencontrés, j’étais laide. Petite, tassée, trop de kilos et empaquetée dans des fringues terriblement banales pour passer inaperçue. Mes lunettes cachaient ce qu’il restait à dissimuler : mes yeux trop bleus. Si pas moche, terriblement banale. Qu’a-t-il vu, ce jour-là, après m’avoir sauvé la vie ?
Je sors du bain, écœurée par mon propre comportement. Dans le miroir, je ne vois rien qui ait pu attirer son attention : mes yeux sont vidés. En le suivant, je me suis approchée trop près du pire. Tous ces défis m’ont perdue, j’ai laissé mon âme dans le Jeu. Ma descente aux enfers sera bientôt terminée.
Je ne vois plus rien de vivant dans ce corps trop plein de morgue. Jolie, je me déteste bien plus qu’avant. Je croyais que des jolis vêtements, une coupe de cheveux valable, trop de maquillage et du poids en moins me rendraient belle, j’avais raison. Je pensais aussi que cela me rendrait heureuse, j’avais tort.
Regardez-moi comme je me vois : trop belle, trop bien fringuée, trop élancée, trop mince, trop vide. Je suis un paradoxe. Je me balade dans des fringues que j’ai renoncé à refuser d’Alexandre mais je vis dans un studio où on tient à peine debout à deux. Je suis la petite amie du parisien dont tout le monde rêve mais je ne parviens pas à m’en réjouir.
Nouant une serviette autour de mes hanches, je retourne dans mon salon-chambre à coucher. Mon portable vibre encore. Désorientée par le bain trop chaud, je décroche sans réfléchir.
« Allo ?
– C’est Cam. Tu as reçu le message de Kydd ?
– C’est pas vraiment… le moment, Cam.
– Tu sais de quoi il retourne ? Tu as appelé… Alexandre ? »
Sa voix hésite, envieuse. Elle rêve d’un monde où la conversation serait inversée : c’est moi qui l’appellerais pour savoir ce qu’Alexandre lui aurait dit sur le défi de ce soir.
« ..Lola ? », elle insiste avec un soupir dans la voix.
« Je ne l’ai pas appelé. »
Il y a beaucoup de curiosité dans son silence, une curiosité malsaine, maladive. Elle attend que je lui raconte, que je lui explique.
Que je lui explique quoi ? Que je ne mérite pas ce garçon ? Que je ne veux surtout pas lui faire du mal parce qu’il a essayé de changer la grenouille que j’étais en princesse ? Que je n’avais pas compris que ça ne se passait pas juste à l’extérieur ? Que dans le monde des apparences on ne gagne jamais ? Que je ne suis qu’une pauvre conne terriblement désirable qui n’est même plus capable d’aimer un type bien ?
Elle attend de l’autre côté de la ligne, cette petite vipère qui guette une faiblesse de ma part pour s’emparer d’Alexandre.
« Prends-le ! Prends-le si tu penses pouvoir le rendre heureux ! Prends-le puisque je ne le mérite pas ! Qu’est-ce que tu attends ? Prends ton cœur à deux mains et offre-le-lui puisque tu l’aimes plus que moi ! C’est ce que tu penses non ? Tu me méprises mais regarde toi ! Tu n’as pas fait tout ça pour rien, non ? Alors va le chercher ! »
Je ne lui laisse pas le temps de réagir, je raccroche, essoufflée.
La fille qui me fait face dans le miroir n’est pas moi. Ses yeux sont agrandis par la rage et par la peur. Elle est défaite, les cheveux en bataille, la bouche tordue et les sourcils tellement froncés qu’ils forment une barre sur son front.
J’attache mes cheveux avec rage, enfile un jean, des converses, un t-shirt blanc un peu trop grand pour moi et saisit mes clopes et mon blouson en cuir noir en sortant.
Je ne me suis même pas maquillée. Sur le trottoir en bas de mon immeuble, j’hésite sur la direction à prendre, je m’essouffle, toutes ces choses tournent dans ma tête. Je sens la crise d’hyperventilation venir, ma respiration s’accélère, saccadée, je suis à bout de souffle et en même temps j’ai la tête qui tourne, je respire bruyamment sur le trottoir et je sens les gens me regarder, en passant. J’ai l’impression de tomber, mes jambes se raidissent, je me sens légère, je suis aveuglée par une lumière très blanche et ma tête heurte le sol sans que je sente quoi que ce soit.
***
« ..Lola… Lola ? Tu m’entends ? …Lola ? »
La voix est chaude et inquiète, je l’entends de mieux en mieux, elle semble se rapprocher, de moins en moins lointaine. La lumière d’un lampadaire m’aveugle quand j’ouvre les yeux. Clovis est penché sur moi.
Je m’attendais à un autre prince, je ne peux pas m’empêcher d’être déçue.
« …Le concert est presque terminé, je suis passé voir si tout allait bien avant d’aller rejoindre les autres… », il explique. Je ne comprends pas la moitié de ce qu’il dit, une seule chose atteint mon cerveau : le concert est terminé. Le concert. Alexandre. Que s’est-il passé ? Combien de temps ai-je été inconsciente, gisante sur ce trottoir ? Les gens sont-ils vraiment passés à côté de moi sans me prêter attention ? Alexandre…
Clovis fait mine de me prendre dans ses bras mais je le repousse et me relève seule. Le concert, Alexandre… Qu’a-t-il pensé en ne me voyant pas ? Et Camille ? Aura-t-elle profité de mon absence, suivant mon conseil ridicule ? Mais qu’est-ce qui m’a pris de lui dire de le prendre ? S’il me quitte… S’il me… Ma respiration s’accélère et Clovis me tend un sac en plastique. Je lui jette un regard reconnaissant, collant le sachet contre ma bouche. Mon cœur se calme et mon souffle s’apaise, doucement.
« Je t’emmène ? »
J’hésite, je ne sais pas si je serai capable d’affronter la déception d’Alexandre. Je n’ai jamais raté un seul de ses concerts. Sera-t-il seulement déçu, si je ne suis qu’une jolie fille photogénique pour lui ?
Je ne dois surtout pas penser à ça. Alors, à la place, je hoche la tête et Clovis ouvre la portière de sa voiture côté passager. Je me glisse à l’intérieur avec un frisson.
***
Quand je pousse la porte de l’entrepôt, le silence est total, Clovis et moi sommes les premiers. Il fait sombre et le fond de l’air est froid, rance, le soleil printanier n’a pas réchauffé l’endroit pendant la journée. Je ferme les yeux, inspire à fond en essayant d’ignorer l’odeur et l’impression persistante que quelque chose d’affreux va se passer. Je m’apprête à me glisser toute entière dans le Jeu. C’est le moment que choisit Clovis pour me prendre par le bras et me tirer derrière un container vide, je lis les intentions peu louables dans le fond de ses yeux et j’imagine me débattre et lui en coller une quand j’entends la voix de Catherine.
« Tu n’y peux rien s’il a envie de moi et ça te rend malade, Lise, voilà le problème ! Pour la première fois de ta vie tu ne contrôles pas entièrement les choses et tu ne parviens pas à le tolérer. »
Je retiens un cri de surprise et me dégage de l’étreinte de Clovis pour écouter plus attentivement. Il ne fait pas de difficulté, il est intrigué, lui aussi, par l’urgence et la colère dans le ton de Catherine. Elle ne s’énerve jamais et reste le plus souvent silencieuse et en retrait. Elle est plus âgée que nous et cela se voit dans son comportement. Elle a intégré le Jeu avant même qu’il n’existe et pourtant, elle ne semble pas vraiment en faire partie. C’est le jouet de Kydd, elle obéît à ses moindres désirs. C’est déroutant de l’entendre si rebelle, volontairement provocante.
« Tu ne devrais pas jouer à ça avec moi. », Lise a murmuré, à peine audible et pourtant infiniment menaçante.
On ne joue pas avec Lise. Elle ne Joue jamais, d’ailleurs. Du peu que m’en ait dit Alexandre, elle ferait partie des amis d’enfance de Kydd. Elle exerce une sorte de contrôle sur lui, l’empêchant de dépasser les limites.
« Et toi, Lise, quand te décideras-tu enfin à lancer les dés ? Attendrais-tu que l’on traverse une autoroute, par hasard ? », Catherine a répondu sur le même ton exempt de chaleur.
Le silence s’est fait et je frissonne. Quoique cela signifie, nous n’aurions pas du en être témoins. Je regarde Clovis et j’ai l’impression qu’il pense comme moi, sans savoir trop quelles conséquences cela pourrait avoir. Tout à coup, la porte de l’entrepôt s’ouvre en grand, grinçante, avant de claquer contre la paroi avec un bruit métallique retentissant. Kydd entre, Alexandre à ses côtés. Je sursaute quand le regard d’Alexandre se pose sur moi, terriblement froid.
Clovis s’éloigne de moi sans demander son reste et, coupable, je les suis vers le centre de la pièce, sous le regard vide de Lise, assise à droite du fauteuil de Kydd. Je jurerais qu’elle sait que Clovis et moi avons assisté à sa brève dispute avec Catherine et pourtant rien ne transparaît sur son visage. Catherine s’est assise de l’autre côté de Kydd, comme d’habitude. Tirant sur mon blouson, mal à l’aise, je m’assois aussi loin que possible d’elles.
Lise me regarde alors droit dans les yeux, une lueur infiniment malade et menaçante au fond des yeux et je jurerais qu’elle ne s’adresse qu’à moi.
« Si nous jouions à la roulette russe ce soir ? »
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