En France, le débat est récent. Mais à la faveur de la sortie du film A Good Man, réalisé par Marie-Castille Mention-Schaar, qui met en scène l’actrice Noémie Merlant dans le rôle d’un homme trans enceint, il est devenu incontournable.
Pourquoi est-ce que la communauté trans exige depuis quelques années que les rôles de personnages trans soient confiées à des acteurs et actrices trans ?
Aujourd’hui plus que jamais, l’idée que ces histoires ne peuvent être racontées sans qu’elles ne soient incarnées par les premiers et premières concernées ne peut être balayée, et l’industrie du cinéma aurait tout intérêt à prêter attention à ces évolutions et à ces demandes en matière de représentations des minorités.
« La première fois que j’ai senti un mouvement collectif fort, c’est autour de 2015 quand Danish Girl est sorti », estime Charlie Fabre, co-fondateur de Représentrans, collectif qui œuvre pour une meilleure représentation des personnes transgenres et non-binaires dans l’audiovisuel. Et d’ajouter :
« Eddie Redmayne a eu plusieurs prix pour son interprétation de Lili Elbe — je crois qu’à ce moment, ça avait fait pas mal grogner. À partir de ce moment, c’est devenu un sujet récurrent, au sens où on n’a plus rien laissé passer. Dès qu’on entendait parler de quelque chose qui allait se faire avec un acteur ou une actrice cis pour jouer un personnage trans, ça réveillait un peu les gens. »
Depuis Danish Girl, plusieurs mobilisations ont en effet non seulement fait parler de cette question, outre-Atlantique mais aussi en France avec A Good Man ou plus récemment encore Un homme heureux, comédie en préparation qui met en scène Catherine Frot dans le rôle d’un homme trans.
Certaines mobilisations ont parfois eu des effets : en juillet 2018, la levée de boucliers a été si forte qu’elle a fait renoncer l’actrice Scarlett Johansson à jouer un homme trans, le premier rôle du biopic sur le mafieux Dante « Tex » Gill. Le projet de film est finalement tombé aux oubliettes.
Un des premiers arguments qu’on entend pour justifier l’emploi d’un acteur cis pour un personnage trans, c’est :
« Mais un acteur doit pouvoir tout jouer, c’est son métier. Pas besoin d’être serial killer pour en jouer un ! »
Oui. C’est même tout l’intérêt du boulot d’acteur, le défi de pouvoir tout jouer.
Ce que ce débat sur l’actorat pointe, c’est la responsabilité de ces choix, ce qu’ils entretiennent dans la perception collective de la transidentité.
Il ne s’agit pas de dire qu’une actrice trans aurait été meilleure qu’Eddie Redmayne dans le rôle de Lili Elbe (quoi que c’est très possible), il s’agit de montrer ce que signifie l’emploi d’un homme cisgenre pour jouer une femme trans, ce que cela implique dans la spectacularisation de la transidentité, à travers la capacité d’un homme ou d’une femme cisgenre à passer pour l’autre genre.
C’est une affaire de jeu, mais aussi de costumes, de maquillage. Alors, oui, saluons ces performances, mais regardons aussi ce qu’elles impliquent.
Des choix qui ont des conséquences dans la vraie vie
Pour l’actrice et productrice américaine Jen Richards, présente dans l’excellent documentaire Netflix Disclosure continuer à caster des hommes cisgenres pour les rôles de femmes trans engendre de la haine contre les femmes trans.
« Cela renforce cette idée que nous sommes fausses, que nous sommes une menace, que nous sommes en fait des hommes et ces affirmations conduisent à de la violence », expliquait-elle pour Variety.
Une position que défend aussi Charlie Fabre :
« Il y a tellement de violences envers les femmes trans dirigée par les mouvements TERF mais pas que, aussi par les méconnaissances de la part d’autres femmes, notamment des femmes cis. Il y a cette croyance de l’homme déguisé en femme, qui vient pour agresser des femmes dans les vestiaires, dans les toilettes.
Bien sûr que ce n’est pas anodin de représenter une femme trans avec un acteur cis parce que ça renforce cette idée que les femmes trans sont des hommes déguisés.
La performance de l’acteur, c’est un homme déguisé en femme qui joue et prétend être une femme. Ça nourrit forcément un imaginaire. »
Car oui : les films, les séries, forgent nos représentations — malgré les déclarations du patron de Netflix Ted Sarandos, qui dans sa tentative de défendre la diffusion du spectacle de Dave Chappelle qui contient des sketchs transphobes, avait affirmé : « Alors que des employés sont en désaccord, nous avons la profonde croyance que ce que l’on voit à l’écran ne se traduit pas directement en nuisance dans le monde réel ». Un comble pour le patron d’une chaîne qui a tant œuvré à la représentation des personnes LGBTQIA+…
Des têtes d’affiche forcément cis ?
Un autre argument pour justifier le casting d’acteurs et d’actrices cisgenres est qu’un projet de film sur la transidentité se vendra plus facilement s’il est porté par des têtes d’affiches. Et comme les acteurs et actrices sont peu nombreux et peu connus du grand public, mathématiquement, les chances pour eux d’intégrer le casting sont réduites, comme le reconnaît Charlie Fabre :
« Quand on a su que Noémie Merlant serait le premier rôle de A Good Man ou quand on a su que Catherine Frot jouerait dans Un Homme Heureux, on l’a su parce que ce sont les rôles principaux et que ce sont des actrices qui sont connues — la médiatisation du film joue sur la connaissance que le public a de ces actrices-là. »
Cet argument ne tient pas franchement la route pour le co-fondateur de Représentrans. Les films dans lesquels le premier rôle est tenu par un ou une actrice inconnue au bataillon existent :
« C’est une raison qu’on ne sort que pour la transidentité. On a déjà vu, et souvent vu, des films qui marchent avec de nouvelles têtes d’affiches. Et c’est un argument qui ne peut pas être utilisé par Lukas Dhont quand, dans Girl, il caste Victor Polster pour tenir le premier rôle du film alors que pour la même notoriété, il aurait pu caster une jeune fille trans. »
Lukas Dhont avait fait part de ses difficultés à trouver la personne qui remplirait tous les critères pour jouer le premier rôle de Girl : une jeune actrice, trans, capable de jouer une danseuse classique… mais a finalement du opter pour un jeune danseur pour le rôle.
Les failles du cas par cas
À la lumière de cet exemple, ne devrait-on pas traiter au cas par cas chaque film qui aborde la transidentité pour évaluer si l’emploi de tel ou tel acteur se justifie ?
Du côté de Représentrans, on mise pour la radicalité : un rôle trans = un comédien ou comédienne trans — « Le cas par cas, ça pourrait être réalisable dans un contexte de pluralité de représentations, où on donne une chance aux acteurices trans », tranche Charlie Fabre.
« Aujourd’hui, si on laisse cette porte ouverte au cas par cas, chaque réalisateur ou réalisatrice va trouver que son film est un cas particulier. Il y aura toujours une bonne raison, par exemple en ce qui concerne un flashback. Si on est capable de maquiller Noémie Merlant ou Eddie Redmayne pour les faire passer pour un homme ou une femme trans, on est capable de maquiller un acteur ou une actrice trans afin de le ou la passer pour le genre opposé, avant sa transition. »
C’est pour visibiliser les acteurs et actrices trans que Représentrans a justement créé un annuaire. Une façon de dire aux productions et aux directeurs et directrices de casting : vous n’avez plus d’excuses pour ne plus nous embaucher.
Aller plus loin que l’enjeu du casting : révolutionner les récits trans
Charlie Fabre va même plus loin que la seule question du casting. L’enjeu révèle aussi la façon dont ces histoires sont racontées et mises en images.
« Rien n’oblige les réals à raconter, à montrer l’avant ! », rappelle-t-il.
« Il y a cette obsession, qui est hyper ciscentrée, du avant/après. Il n’y a jamais rien qui a dit que quand on raconte une histoire trans, il fallait absolument montrer un avant/après, ce sont des choses qui ne sont pas obligatoires quand on montre des personnes trans, ce n’est pas obligatoire d’avoir du deadname, d’avoir du mégenrage, d’avoir de la violence, d’avoir de la nudité.
Si on change la façon dont on raconte, ça va être aussi beaucoup plus facile pour les acteurices trans de se projeter dans des rôles qui leur feront pas violence. »
Mesurer le cis gaze dans les films
Si la polémique sur A Good Man a permis de mettre un coup de projecteur sur cette problématique, elle ne saurait être l’alpha et l’omega d’une représentation réussie et respectueuse des personnes trans au cinéma ou dans les séries.
En gros, oui, un film avec un personnage trans incarné par un acteur trans peut AUSSI être un mauvais film sur la transidentité — « C’est pour cela qu’on essaie d’aller plus loin que le débat de l’actorat au niveau de Représentrans », confirme Charlie Fabre.
Le collectif a conçu un outil de mesure du cis gaze, du regard cisgenre, qui permet à la manière d’un test de Bechdel de mesurer la façon dont un film aborde la transidentité.
Il y a 20 points dans le regard cis… et la question de l’actorat est seulement le vingtième, explique Charlie Fabre. Plus une note est élevée, plus cela signifie que l’œuvre est très marquée par le cis gaze.
À titre d’exemple, comparons deux œuvres récentes dont vous avez entendu parler sur Madmoizelle : Il est elle et A Good Man justement.
Il est elle, dans lequel joue l’actrice trans Andréa Furet, reçoit 13 points sur l’échelle du cis gaze. C’est plutôt élevé.
A Good Man, où le personnage trans de Benjamin est joué par une actrice cisgerne, Noémie Merlant, reçoit 6 points. Le cis gaze est donc moins marqué dans ce long-métrage… que dans le téléfilm de TF1 qui a pourtant une actrice trans dans son casting.
La preuve que l’enjeu du casting des acteurs trans ne doit pas être l’arbre qui cache la forêt.
D’autres points du cis gaze sont peut-être moins visibles ou éloquents, mais sont tout aussi révélateurs d’une façon de raconter la transidentité. Le point 16 par exemple : « Le personnage trans n’a aucune interaction avec d’autres personnages trans ».
Comme les deux premiers critères du test de Bechdel établit que deux femmes doivent être présentes et parler ensemble dans un film, ce seizième critère montre que beaucoup de films font porter la représentation de la transidentité sur les épaules d’un seul personnage. « Ça renforce l’idée que c’est un cas isolé, que c’est minoritaire, et que ça n’existe que très peu » analyse Charlie Fabre.
Il est clair que l’on n’a jamais autant parlé de cette question de l’embauche des acteurs et actrices trans à la faveur de plusieurs sorties très rapprochées.
En promo pour A Good Man, Noémie Merlant ne fuit pas ses responsabilités et affirme auprès du Parisien que le cinéma doit embaucher davantage d’acteurs et d’actrices trans :
« Pour qu’il y ait des acteurs trans expérimentés, il faut donner à des personnes transgenres la chance de jouer, qui plus est dans des films qui les racontent. Comme le mouvement 50/50 se bat pour une plus grande visibilité des femmes via des quotas, je pense qu’il faut là aussi faire du forcing pour rééquilibrer les choses. »
La polémique sur A Good Man aura au moins eu ce mérite, mais il ne faudra pas s’arrêter en si bon chemin.
À lire aussi : Des personnes trans nous expliquent pourquoi le film « Un homme heureux » les inquiète
Crédit photo : Pyramide Distribution
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