Depuis quelques années, l’œuvre de Vivian Maier fait l’objet d’expositions et de livres un peu partout dans le monde. Cette photographe de rue aux images magnifiques et bouleversantes est en effet l’une des figures incontournables de la photographie du XXème siècle. Et pourtant, elle n’a été qu’une anonyme parmi tant d’autres jusqu’à la fin des années 2000.
Vivian Maier, ça te dit quelque chose ?
Si son nom de Vivian Maier te semble familier, c’est peut-être que tu as entendu parler d’elle lors de la sortie du documentaire À la recherche de Vivian Maier, en 2013. Ce film de près d’1h30, réalisé par John Maloof et Charlie Siskel, raconte le parcours hors du commun de cette photographe américaine.
Alliant histoire incroyable et photos à tomber par terre, ce documentaire est un incontournable pour tout•e fan de photographie. C’est un bijou qui, à travers des images d’archives et des extraits de la production de Vivian Maier, raconte d’une façon parfaite la magie de l’art photographique, et le plaisir que l’on peut ressentir à composer un cliché. Personnellement, après l’avoir regardé, j’ai passé deux semaines dans un état second, les yeux transformés en appareil photo, à voir des œuvres d’art potentielles PARTOUT, dans le moindre visage ou la moindre scène de vie. C’était fou et merveilleux.
La bande-annonce du film.
Ok, tu viens de regarder la bande-annonce et tu en as pris plein les yeux ? Maintenant, laisse-moi te raconter l’histoire tout aussi folle de la personne qui a pris ces photos…
Vivian Maier et sa vie (discrètement) incroyable
Vivian Maier est née à New York en 1926, et est morte à Chicago en 2009. Mais entre-temps, elle a fait plein de trucs !
Sa mère, d’origine française, se sépare de son père (américain) alors qu’elle n’a que trois ans (Vivian, hein, pas sa mère). Pendant les années qui suivent, la petite fille grandit dans le Bronx aux côtés de sa mère et d’une de ses amies : Jeanne Bertrand. Or, cette dernière est une jeune photographe reconnue, qui fait découvrir à Maria et Vivian toute la magie de cet art. Cette rencontre a certainement été décisive pour la petite fille, puisqu’elle plante très tôt en elle l’amour de la photographie.
En parlant de rencontre de jeunesse, je dois te dire que j’envie ces petits morveux pris en photo par Vivian Maier au Canada. © Vivian Maier / John Maloof Collection
Les jeunes années de Vivian sont également marquées par son lien avec la France. Elle grandit dans les Hautes-Alpes entre ses six et ses douze ans, avant de retourner aux États-Unis à l’été 1938, à la veille de la guerre… Puis de repartir pour l’Hexagone entre 1945 et 1950, afin de vendre la propriété familiale. Elle utilise une partie de l’argent de la vente pour s’acheter un appareil photo, et en profite alors pour passer quelque temps dans la région. Elle y réalise de nombreux portraits des habitant•e•s de la vallée, dans lesquels son talent s’affirme déjà.
À son retour quasi-définitif aux États-Unis, à l’âge de 25 ans, elle est engagée par une famille de Southampton en tant que nounou, le métier qu’elle exercera toute sa vie. D’après certains de ses anciens employeurs, cette profession n’est pas une vocation, mais une solution par défaut. Le salaire lui permet néanmoins de s’acheter un Rolleiflex, c’est-à-dire un appareil très cher, mais absolument magnifique et merveilleux et que je dirais pas non si on me l’offrait.
Message subliminal
À partir de là, Vivian Maier investit tout son argent et tout son temps libre dans la photographie. Chaque jour de congé est employé à sillonner les rues avec son Rolleiflex et à capturer des scènes de vie. À l’instar de sa contemporaine Diane Arbus, elle n’a pas peur de s’approcher des sans-abris et autres marginaux, dont elle réalise des portraits frontaux et particulièrement puissants.
Son travail d’autoportrait est également époustouflant, et dessine les contours d’une identité parfois compliquée : jouant des reflets et des ombres, l’artiste y apparaît toujours à la fois grave et légèrement désaxée.
En 1959, elle part pour un tour du monde de six mois, voyage initiatique et photographique par excellence. De l’Asie au Maghreb, en passant par l’Europe, Vivian Maier ramène des clichés inoubliables. Cet épisode de son existence nous éclaire aussi sur le genre de personne qu’elle a dû être : quelqu’un d’indépendant, de déterminé, ayant soif de découvertes. Car entreprendre une telle virée quand on est une jeune femme seule à la fin des années 50, ce n’est pas rien !
Planche-contact (aperçu de toutes les photos présentes sur une même pellicule) de Vivian Maier, lors de son voyage en Inde, en 1959.
Au total, elle prend environ 120 000 photos (et tourne quelques films) au cours de sa « carrière », en noir et blanc principalement, puis parfois en couleur. Certaines d’entre elles n’ont jamais été développées ni tirées de son vivant… Ce qui signifie qu’elle n’a pas pu voir le résultat de ces prises de vue !
Outre la question du coût parfois important de la photographie argentique, je crois que cet élément est capital pour essayer de comprendre la psychologie de cette photographe : ce qui compte avant tout, c’est l’acte de photographier, et le plaisir se situe davantage dans l’exercice de son regard que dans la contemplation du produit fini.
Diaporama de quelques photos de Vivian Maier — si ça te plaît, sache qu’il existe une partie 1 et une partie 3 !
C’est peut-être pour cette raison également que
Vivian n’a jamais tenté d’exposer ni de montrer son travail de son vivant. D’ailleurs, l’une de ses anciennes amies, interrogée par les auteurs du documentaire, raconte qu’elle n’a même jamais su que Vivian prenait des photos aussi incroyables, alors qu’elles étaient toutes les deux très proches !
La famille Gensburg, avec qui elle vécut durant 17 ans, raconte que la première requête de la nounou quand elle fut engagée fut de faire poser un verrou à sa porte. Dans sa petite salle de bain borgne, elle installe rapidement une chambre noire de fortune, où elle développe et tire ses images elle-même. Elle se livre à une foule d’expérimentations techniques qui laissent deviner qu’elle était en grande partie autodidacte.
© Vivian Maier, 1954 / John Maloof Collection
Au bout de 17 ans, quand les Gensburg n’ont plus besoin de ses services, elle trouve un nouvel employeur et déménage ses quelques 200 cartons de négatifs et tirages dans un garde-meuble. Ne disposant plus d’une chambre noire, elle cesse de faire développer ses films. Peu à peu, devenant âgée, elle se retrouve sans emploi et vit dans une grande précarité.
Les enfants Gensburg, désormais adultes, la prennent alors sous leur aile, témoignant d’une grande affection à l’égard de leur ancienne nounou. Ils ne savent cependant rien du garde-meuble et des trésors dont il regorge. Le loyer de celui-ci étant impayé, les affaires de Vivian Maier sont vendues aux enchères, tandis que leur propriétaire se retrouve pensionnaire d’une maison de retraite médicalisée…
Les archéologues de Vivian Maier
En 2007, une partie des affaires de Vivian Maier est rachetée pour 400$ par John Maloof. Ce jeune homme de 25 ans cherche des photos d’illustration pour un projet de livre. Il sait que les clichés dans la boîte représentent Chicago dans les années 1960 et décide donc de tenter le coup. Malheureusement, il ne trouve pas son bonheur dans les images de Vivian, qui ne correspondent pas à ce dont il a besoin. Il oublie donc la boîte dans un coin jusqu’à ce que son livre soit terminé.
Quelques mois après, il scanne certains des négatifs et l’un de ses amis lui fait comprendre la valeur photographique inestimable du patrimoine qu’il a entre ses mains. Maloof fouille alors dans la paperasse qui traîne dans les cartons… Et finit par trouver le nom de leur ancienne propriétaire : Vivian Maier. Il se démène pour contacter la famille Gensburg, qui lui cède une partie des affaires laissées chez eux par leur ancienne nounou. Il devient complètement obsédé par l’œuvre de la photographe.
Maloof cré un topic Flickr pour partager le travail de celle-ci, et est rapidement submergé par l’engouement des internautes. Il cherche à retrouver cette femme incroyable dont les photographies le fascinent… Il y parvient malheureusement trop tard : en 2009, alors qu’elle vient de décéder.
© Vivian Maier 1956 / John Maloof Collection
Une recherche Google lui indique qu’un collectionneur dénommé Jeffrey Goldstein a également repéré le travail de la photographe et s’acharne à le préserver et à le faire connaître. Aujourd’hui encore, ce sont ces deux personnes qui assurent la sauvegarde de ce patrimoine incroyable.
Tous deux ont écrit plusieurs livres pour rendre hommage à la photographe et à son œuvre. John Maloof a même été jusqu’à réaliser un documentaire, dont je te parlais en introduction de cet article. Ils font également vivre son art à travers des pages Twitter et Facebook, ainsi que par le biais d’expositions régulières partout dans le monde.
La fragilité de l’histoire
Il s’en est fallu de peu pour que la contribution inouïe de Vivian Maier à l’art photographique ne passe totalement inaperçue. Quand j’y pense, j’en ai des frissons dans le dos : imagine un peu, l’histoire de la photo sans Cartier-Bresson, sans Doisneau ou sans Diane Arbus…
Et pourtant, tous ceux qui ont croisé son chemin décrivent la photographe comme une personne discrète, extrêmement secrète voire mystérieuse, et parfois revêche… Qui n’aurait certainement pas du tout apprécié de se voir ainsi propulsée au rang de génie et exposée aux yeux du public.
La question que je me pose (et tu as le droit de te la poser avec moi) est la suivante : faut-il respecter à tout prix la volonté de l’artiste, ou faire passer en priorité l’importance majeure de son œuvre ?
Car face à la perfection technique des images de Vivian Maier, à la qualité rare de son regard et à la valeur de témoignage historique de son œuvre, on peut se demander si celle-ci ne transcende pas sa créatrice. Et s’il ne s’agit pas, finalement, d’un véritable devoir envers l’histoire de l’art que de partager ces photos.
Un autre diaporama de photos de Vivian Maier. Avec, pour les plus anglophones, une tentative de rendre sa voix à la photographe.
Et surtout, je pense à toutes ces femmes artistes qui n’ont jamais eu la chance d’être reconnues et sont tombées dans l’oubli à tout jamais. Combien de génies l’Histoire a-t-elle éludées parce qu’elles avaient le malheur d’être des femmes et qu’on ne pouvait donc pas considérer leur œuvre à sa juste valeur ?
C’est une donnée à ne pas négliger dans le parcours de Vivian Maier : jusqu’au bout, elle est restée une femme indépendante, affirmée, qui refusait de se cantonner aux rôles dictés par l’époque. Et malgré elle, simplement parce que l’envie d’images et la volonté de choisir sa propre voie ont été les plus fortes, elle est devenue l’une des figures créatrices les plus importantes et les plus inspirantes de son siècle !
- Le site de Vivian Maier, tenu par John Maloof.
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