Les squats d’artistes ont de particulier le fait qu’ils ont, de tout temps, représenté un double-défi pour les villes dans lesquelles ils se trouvent : un dossier urbaniste et sanitaire sensible, mais aussi une caution underground intéressante pour le capital sympathie d’une localité.
Ils sont régulièrement sujets à débat. En effet, quand certains sont attachés à l’émulation créative des squats et la gratuité de leur occupation, symbole d’un art qui vit en marge des galeries trop aseptisées, d’autres hurlent à l’insalubrité et à l’illégalité.
Souvent, pour éviter de perdre le contrôle de ce qu’il s’y passe, les collectivités locales tentent de légiférer les squats. Mais pour ne pas se faire taxer de réactionnaires, les autorités comblent le vide juridique* mais laissent les squats à la disposition de la communauté artistique locale. Ils deviennent alors des ateliers culturels et n’ont de squats plus qu’une vague apparence. Je me suis rendue dans les squats les plus connus de Berlin et de Paris. Reportage.
* réhabilitation, revente, assainissement, conditions d’accès.
Les Frigos de Paris
Là où on se dit qu’un squat n’est plus tout à fait un squat, c’est quand le dit-squat se met à avoir un site Internet. Ce dernier explique que les Frigos ne sont ouverts au public que 2 jours dans l’année, au moment des portes ouvertes. Un petit coup de fil au hasard à un résident ou deux (leurs coordonnées sont accessibles sur le site), et l’on comprend vite le tuyau : en réalité, tout le monde peut venir faire un tour quand bon lui semble. Il suffit d’oser pousser la porte et de se balader dans les couloirs, sans déranger l’activité des artistes.
Les Frigos s’appellent ainsi en raison d’une étymologie que vous pouvez aisément deviner : à l’origine, ce lieu était un entrepôt frigorifique ferroviaire construit dans les années 20. Dans les années 50, il devient une friche industrielle. Dans les années 60, il se transforme en squat, eldorado des artistes fascinés par son isolation thermique et sonore (j’ai effectivement eu l’impression d’être dans un bunker).
Une petite terrasse devant l'entrée
En 1985, le spectre de la démolition menace la friche industrielle. Une agence de gestion immobilière propose alors à la SNCF de racheter les Frigos. Étonnamment, la société ferroviaire accepte. Une première couche de peinture recouvre alors les murs, faisant disparaître ainsi les oeuvres de Ben et de Ménager. Depuis, d’autres peintures murales se sont installées sur la façade.
Mariane Koechlin, une artiste céramiste dont l’atelier se situe au 2e étage du bâtiment, me confie : « Tous ces tags et ces graffs, partout à l’intérieur et à l’extérieur des Frigos, sont très agréables : ils offrent une certaine ambiance, propice à la création. J’adore ça. »
La plupart des résidents sont très sympathiques, et si vous tombez au bon moment, vous pourrez même discuter avec eux et visiter leurs locaux. Je dis « la plupart », parce qu’un peintre un peu fou du 5ème m’a, lui, envoyé balader comme jamais. Je l’ai probablement dérangé en pleine inspiration.
Cet escalier en colimaçon emmène vers les 5 étages des Frigos.
À chaque étage, on trouve de longs couloirs, très hauts en couleurs…
notez ce mec peint en bleu à droite de la photo… il fait sursauter tout le monde.
… des ateliers en tout genre : club d’échecs des, ateliers de peintre, workshop de céramique, théâtre, sport de comba, etc.
et des petites salles d’exposition de fortune :
Je croise un mec qui fume une roulé dans les escaliers. Il s’agit de Kévin, graffeur qui vit au 2e étage. Il me demande si je viens « à la fête de ce soir » puis me raconte que la vie en communauté aux Frigos est très conviviale. J’apprends dans notre discussion que Kévin dort sur place et que tous les nounours que l’on aperçoit sur les murs des Frigos constituent sa marque de fabrique. Il y en a partout dans les couloirs.
Vu sur un mur : un bon résumé de l'état d'esprit des Frigos
Ressenti : Les Frigos me semblent avoir conservé leur âme de squat. Peu de visiteurs dans les couloirs, un calme presque religieux, un bâtiment assez retiré de la ville… À première vue, la législation n’a pas transformé l’ex-squat en supermarché de l’art alternatif.
Point positif : La possibilité pour les artistes de louer un local, de pouvoir travailler au calme et profiter d’une bonne émulation créative tous ensemble.
Le Tacheles à Berlin
Berlin est peut être la capitale possédant la scène alternative la plus prolifique d’Europe. Tout de béton armé vêtu, le Tacheles est le squat le plus connu de la ville.
Ancien grand magasin, puis prison nazie, le bâtiment placé Oranienburger Strasse est un emblème fort de la culture underground berlinoise. Son historique est similaire à celui des Frigos de Paris : c’est menacé par un projet de démolition que le Tacheles, pour sa survie, a fini par se mettre aux normes.
En effet, c’est le 13 février 1990, soit deux mois avant la destruction prévue, que le groupe Künstlerinitative Tacheles (une initiative d’artistes Tacheles) occupe le bâtiment. Ils négocient alors l’annulation de la destruction auprès de l’organisme de Berlin-Mitte, responsable du bâtiment. Objectif : sauver le Tacheles en l’inscrivant comme lieu historique.
Pari réussi, puisque le Tacheles, c’est aujourd’hui 25 000 m2, un cinéma, une salle de théâtre, le fameux café Zapata et une trentaine d’ateliers.Pour autant, le destin de l’ancien squat devenu centre culturel n’est jamais tout à fait scellé : en 2010 encore, la HSH Nordbank, propriétaire du bâtiment, avait annoncé sa mise aux enchères pour une valeur de 35 millions d’euros. Mais cette annonce avait tellement suscité l’indignation de la part des artistes résidents et des sympathisants que le débat a été repoussé… à on ne sait pas quand.
En me baladant dans les couloirs, je croise de nombreux autres visiteurs. Leur moyenne d’âge est plus basse que celle des résidents (nombreux sont les jeunes qui aiment se retrouver au Tacheles pour boire des bières). Il y a aussi beaucoup de touristes, le Tacheles figurant dans les guides de Berlin comme un passage obligé.
Le Tacheles me semble plus touristique que les Frigos. Et les photos y sont interdites. Ce qui ne manque pas d’en agacer plus d’un : il y a ceux qui pointent du doigt la pédanterie des pseudo-artistes dont la seule subversivité se résume à prétendre que leur processus créatif est trop obscure pour qu’on ne le photographie. Et il y a les autres, qui accusent une stratégie de communication : l’interdiction de photographier aurait été instituée pour mystifier l’endroit et susciter la curiosité.
Ressenti : « Le Tacheles est mort, il n’est plus qu’un musée de l’underground, la caution alternative policée qui arrange bien Berlin » entend-on souvent. En effet, malgré son côté plus sombre (fêtes et drogues) que les Frigos, l’ex-squat revêt aussi une apparence de spot touristique.
Point positif : Il est devenu un centre névralgique de la culture urbaine à Berlin, un lieu de vie où résidents et visiteurs se partagent équitablement l’espace.
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