Salut, mec du métro.
T’avais l’air plutôt sympa, avec tes lunettes et ton sac bio en kraft chiffonné. Tu débriefais avec tes collègues, tu racontais les manies de la petite vieille qui répète tout le temps : « Tout va bien, je vais juste chercher des carottes » avec un gentil sourire. Ensuite, tu as abordé d’autres sujets, celui de ton changement d’emploi du temps par exemple…
Et tu as prononcé cette phrase :
Passer de 20h à 40, ça me viole tellement. Physiquement, je suis violé.
« Tu m’étonnes », ont répondu tes copains. Tout simplement. Avant de te plaindre.
Et ça y est, moi j’avais la boule au ventre et je ne souriais plus du tout.
Là vous avez rigolé gentiment, comme le font ceux pour qui le viol est un spectre lointain qui n’a pas vraiment de réalité.
Pourtant je suis capable de comprendre le sens figuré des choses (j’ai un bac L je te ferais dire), et je suis pas la dernière pour les expressions croquignolettes (CQFD). Mais là… Là vous avez rigolé gentiment, dans une complicité pétrie de privilèges, comme le font ceux pour qui le viol est un spectre lointain qui n’a pas vraiment de réalité… Du moins, c’est ce que vous croyez.
Petits chanceux. Moi, l’agression sexuelle, on m’a éduquée à la craindre, depuis toute petite, et à ne surtout pas la « provoquer ».
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Je ne te referai pas l’article pour t’expliquer qu’un homme aussi peut être violé, et que c’est tout aussi traumatisant. Je veux juste te dire que cette expression (que tu trouves sûrement rigolote comme tout, que tu as intégrée dans ton vocabulaire) fera un jour pâlir l’un•e de tes proches, au détour d’une phrase anodine.
Que par un simple tic de langage, tu feras ressurgir des images, des odeurs, des déchirures. Que tu ne le verras peut-être pas, mais que quelqu’un vivra ta métaphore comme une douleur, comme sa douleur.
Statistiquement, ça me paraît même inévitable, quand on sait qu’environ 16% des femmes seront victimes d’agression sexuelle au cours de leur vie. Et 5% des hommes. Ça en fait, des potentielles victimes…
Quelqu’un vivra ta métaphore comme une douleur, comme sa douleur. Statistiquement, ça me paraît inévitable.
Et cette personne, ça sera peut-être ta sœur, ta collègue, ton père, ton meilleur ami, ou l’enfant debout en face de toi. Peut-être que ce sera quelqu’un que tu connais à peine, d’ailleurs, qu’importe : ce sera un autre être humain. Qui se souviendra, d’un coup d’un seul, qu’il/elle est un•e survivant•e. Qui, brutalement, verra cette blessure gluante se rappeler à son bon souvenir.
Qui se sentira terriblement isolé•e, avec la conscience d’être marqué•e de ce sceau-là… quand les autres n’auront même pas relevé ce « petit écart de langage » et seront déjà passé•es à autre chose.
Et si quelqu’un a le courage de te le faire remarquer, s’il te plaît, ne t’énerve pas, ne lui dis pas que « Vraiment t’as pas d’humour » : pas de double peine, je te prie.
Ne dis pas non plus « Je savais pas que tu… vraiment ça ne se voit pas ». La violence sexuelle laisse des blessures, mais ce n’est pas pour autant qu’elle colle des étiquettes sur le front des victimes ! Il n’y a pas non plus de club d’intronisé•es, avec des poignées de main secrètes et tout le bordel. Il n’y a que des gens qui font comme ils peuvent avec leur vécu, et cette personne-là en sera une représentante.
Alors écoute-la.
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Loin de moi l’idée d’être moralisatrice, mais sache que tes mots anodins auront été une violence terrible pour cette personne, une violence que tu n’auras pas voulue, pas envisagée. Pour toi, il s’agissait simplement d’orner ta formulation d’un petit machin emphatique, je sais bien.
Tes mots anodins auront été une violence terrible pour cette personne, une violence que tu n’auras pas voulue.
Je ne t’en veux pas, mais j’espère quand même que tu liras cette lettre, cher inconnu du métro, et que tu te demanderas si tes broderies langagières en valent vraiment la peine. Si, réellement, elles doivent passer avant les souffrances muettes de ceux et celles qui t’entourent.
Car je ne crois pas que la fatigue liée à des heures de travail doublées soit comparable à la violence d’une agression sexuelle. Et très sincèrement, même si on ne se connaît pas, je suis sûre que ce n’est pas ce que tu penses non plus !
Allez je te laisse, je suis arrivée à ma station. Bisous.
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