Mis à jour le 18 octobre 2017.
« Pourquoi n’ont-elles jamais porté plainte ? »
« Pourquoi n’ont-elles pas parlé plus tôt ? »
Certaines personnes s’étonnent devant le nombre de témoignages qui affluent sur les hashtags #MeToo, #MoiAussi, #balancetonporc #MyHarveyWeinstein.
Voici un témoignage, qui éclairera peut-être l’incompréhension autour de l’effet de sidération.
Publié le 28 novembre 2014 — Je n’ai pas beaucoup de regrets dans la vie, mais celui-ci arrive en tête. Et pourtant, j’ai sans doute agi au mieux, même si je n’arrive pas à m’en convaincre.
Si je pouvais revenir en arrière, je ferais tout pour empêcher ma meilleure amie d’être victime de viol.
Nous étions à l’université, c’était avant une période de vacances. Mon amie, appelons-la Marie, était d’un naturel assez anxieux. Les examens approchaient, c’était toujours une situation de stress aggravée pour elle. Je me souviens l’avoir trouvée bizarrement absente pendant cette dernière semaine avant les vacances. Comme si elle était préoccupée par quelque chose ; j’ai supposé que c’était par ses révisions. Nos partiels auraient lieu dans trois semaines.
Ces indices qui m’ont échappé
Les partiels sont arrivés, et elle ne s’est pas calmée. Elle avait toujours été sur les nerfs pendant les examens, ayant besoin de discuter des sujets après coup, pour se rassurer. Mais cette fois-ci, sa préoccupation virait à la paranoïa. Elle ne parlait que de ça, posait question sur question, à base de « mais si j’ai pris ça comme problématique, tu penses que c’est hors sujet ? », « mais j’ai pas mis cette citation, alors qu’elle est essentielle, non ? ». Elle continuait à débiter ses doutes, en rafale.
Ça a duré des jours, c’était le seul sujet de conversation possible. Elle ne s’exprimait plus que par salves de questions anxieuses, c’était à se demander si elle écoutait vraiment mes réponses.
Les cours ont repris, et tout était prétexte au stress. Peut-être parce que j’avais l’habitude de la voir stresser pour à peu près tout, je n’ai pas remarqué que ce niveau de stress indiquait que quelque chose n’allait pas.
Elle ne savait plus ce qu’elle voulait. Elle ne savait pas quoi manger, quand manger, elle avait faim et ne pouvait rien avaler, tout en même temps. Elle était devenue incapable de prendre la moindre décision, fut-elle aussi futile que « mayo ou moutarde dans ton hot-dog ? ».
Il était devenu impossible de tenir une discussion avec elle. Elle n’écoutait pas, elle était ailleurs. Elle te regardait dans les yeux, mais tu ne voyais rien derrière les siens, comme si son champ de vision se perdait quelque part dans le vide, entre elle et toi.
« Qu’est-ce qui t’est arrivé ? »
J’ai commencé à comprendre que son comportement était anormal lorsque tous les autres l’ont aussi remarqué. Nous n’étions pas vraiment populaires, quoique plutôt appréciées, parce que nous faisions figure « d’intellos » qui prêtions volontiers nos cours à nos camarades.
Et tout le monde avait fini par remarquer que le comportement de Marie était devenu vraiment bizarre, à défaut de mot plus approprié.
Ils se sont mis à lui demander régulièrement « mais qu’est-ce qui te prend ? », pas brusquement, plutôt sincèrement d’ailleurs. Ils se le demandaient tous, les profs aussi. Qu’est-ce qu’il pouvait bien lui prendre ?
À force de les entendre lui dire « qu’est-ce qu’il t’arrive ? », j’ai eu un déclic. Je l’ai prise par les épaules, et j’ai attendu que son regard toujours dans le vide finisse par se fixer dans le mien, et je lui ai demandé fermement :
Qu’est-ce qui t’est arrivé ?
Je l’ai répété plusieurs fois, en laissant des silences, espérant qu’elle réponde, mais elle ne faisait que cligner des yeux. Son regard est reparti dans le vide, et j’ai lâché ses épaules.
J’ai recommencé plusieurs fois les jours suivants. Je ne la touchais plus, je m’étais rendue compte qu’elle était hyper tendue, que le moindre contact physique la faisait sursauter. Ma question avait dû produire un effet, puisque les jours suivants, elle a commencé à « faire semblant que tout allait bien. » Elle entamait une conversation « normale » en me voyant le matin, ou plutôt, une conversation tout court.
Mais elle ne tenait jamais longtemps, elle commençait très vite à enchaîner les questions « parano », et son regard repartait dans le vague. Alors je recommençais. À ses questions, je répondais inlassablement, calmement, avec toute la compassion et la patience que je pouvais mettre dans mon regard et dans ma voix : « qu’est-ce qui t’est arrivé ? ».
Ça n’a pas duré longtemps, elle a complètement pété les plombs. Elle était désorientée. Partout où elle allait, elle semblait s’être perdue, être arrivée à la bibliothèque par hasard, ne sachant plus pourquoi elle était là. Elle me demandait l’heure constamment, et parfois « mais on est quel jour ? ». Elle se retrouvait face à une porte sans savoir l’ouvrir : elle mettait la main sur la poignée, puis l’enlevait, la remettait, comme si elle avait oublié comment l’actionner. C’était devenu flippant.
Jusqu’au jour où j’ai compris. En cours, un professeur rendait des copies. Il s’approche de sa table et lui tend sa copie. Je ne sais pas si c’était le bruit de la feuille ou le fait qu’un homme debout fasse un geste vers elle (qui était assise, donc en contrebas) qui a provoqué cette réaction. Toujours est-il qu’au moment où il lui tend sa copie, Marie a un mouvement de recul-réflexe, comme quelqu’un qui esquive un coup.
Ça s’est passé tellement vite que personne ne l’a vu, la classe était dissipée. Moi je l’ai vu, et à en juger par la réaction du prof, lui aussi l’avait remarqué. Je suis allée lui en parler à la fin du cours.
— Vous avez vu ? — Oui. Il a dû lui arriver quelque chose, c’est pas possible. Elle ne dit rien ? — Non. — Il lui est arrivé quelque chose.
On en a conclu ensemble qu’elle avait dû être agressée physiquement, ce qui expliquait son comportement d’angoisse permanente.
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L’aveu inachevé
Je crois que mon cerveau a effacé ces souvenirs de ma mémoire. Je crois que ses aveux étaient trop difficiles à entendre. Je crois qu’il n’y a rien de pire que d’être impuissante face à quelqu’un qui souffre, surtout si c’est quelqu’un de proche, pour qui j’ai autant d’amitié et de compassion. Quelqu’un d’aussi innocent et sincère que Marie.
Mes souvenirs sont partiels, mais je n’ai pu oublier les premiers mots qu’elle a fini par laisser échapper, quelques jours plus tard. À ma nouvelle tentative de « qu’est-ce qui t’est arrivé ? », elle a finalement lâché, dans un souffle :
J’ai été agressée. Physiquement.
Elle a ajouté : « on ne m’a rien volé ».
Sur le coup, j’ai été soulagée. C’est moi qui était dans le déni total. Tu as été agressée mais on ne t’a rien volé ? Bah c’est pas grave alors, OUF, on est passé près de la catastrophe !
Non je n’ai pas dit ça bien sûr, mais j’étais soulagée de l’entendre enfin mettre des mots sur sa souffrance. J’espérais que ça la soulage, elle aussi. Mais c’était le contraire.
L’appel à l’aide crypté
Ce demi-aveu, c’était une main tendue. C’était à moi de deviner le reste, et de fait, elle n’en a jamais dit plus. Elle est retombée illico dans son état de zombie-paranoïaque.
D’autres amies qui étaient au courant de l’indice « agression » étaient autant dans le déni que moi : on ne cherchait pas plus loin, on cherchait pourquoi ça ne l’avait pas libérée d’enfin le dire à voix haute.
Et j’ai fini par comprendre, par élimination je pense. Elle avait subi une agression physique mais on ne lui avait rien volé. Son comportement était visiblement le résultat d’un traumatisme important. Et j’ai remarqué qu’elle éprouvait le besoin de se doucher environ 256 fois par jour.
Elle ne supportait plus les contacts physiques, se tenait toujours bras et jambes croisés, épaules voûtées, sursautait quand on faisait un geste brusque à ses côtés.
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« Comme si la foudre était tombée à côté de moi »
J’ai compris sans le réaliser. Ma meilleure amie avait été victime de viol, et si je remontais au début de son changement de comportement, c’était il y a presque deux mois. Deux mois qu’elle souffrait sans que personne ne comprenne ce qui lui arrivait. Deux mois qu’elle souffrait visiblement sans savoir elle-même ce qui lui était arrivé.
C’était comme si la foudre était tombée juste à côté de moi, au milieu d’une foule, mais que j’étais la seule à l’avoir vue. Elle avait frappé Marie, fait voler sa vie en éclats, me laissant spectatrice, impuissante, transpercée de colère, de douleur et de tristesse par vagues, comme des décharges électriques.
C’était comme si une bombe avait explosé à côté de moi, et que le souffle de la déflagration avait tout balayé. Sauf que les gens, eux, continuaient à vivre comme si de rien n’était.
Le pire, c’était l’indifférence des autres. Ils ne savaient pas ce qui lui était arrivé, donc ils ne voyaient pas qu’elle avait été foudroyée. Ils ne voyaient pas le champ de ruines qui l’entourait, et ne me voyaient pas, debout, là, impuissante, à quelques mètres d’elle, essayant de lui tendre la main mais incapable de saisir la sienne.
La terre avait tremblé, et Marie était l’épicentre. Quand j’ai réalisé, j’ai été incapable de l’aider.
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Sortir du déni
J’étais pourtant prête à accepter que le viol pouvait m’arriver, et a fortiori, pouvait arriver à quelqu’un que je connais. Je savais que ce n’était ni une exception statistique, ni une fatalité qui n’arrive qu’aux autres. Je m’étais préparée mentalement à exécuter mécaniquement une série de réactions auxquelles j’avais réfléchi au préalable. Si je suis victime de viol, où que je sois, ma première destination doit être les urgences de l’hôpital le plus proche, où je dois prononcer et répéter cette phrase : « J’ai été victime d’un viol. Je veux porter plainte, je viens me faire examiner et soigner ».
Mais je ne m’étais jamais préparée à l’éventualité d’être celle qui reçoit la victime. Et concrètement, c’était le cas. À la seconde où j’ai réalisé ce qui était vraiment arrivé à Marie, je me suis imaginée entendre cette phrase que je m’étais préparée à prononcer. Et je ne savais pas quoi faire.
Je ne savais pas si je devais prévenir ses parents, son médecin, UN médecin, la police. Je ne savais pas s’il fallait qu’elle voit un psy ou un gynéco en premier. Je ne savais pas quoi faire face à cette fille qui avait progressivement perdu le contrôle de sa vie.
J’ai envoyé un email à ma mère, ça n’a pas aidé. Elle m’a conseillé de m’éloigner de Marie, pour ne pas me laisser atteindre par la souffrance qui la rongeait :
L’amitié c’est une chose, être un soutien c’est bien. Mais tu n’es pas un « soignant professionnel » et tu n’as pas à supporter les conséquences de ce qui arrive à Marie. Elle t’attire dans son mal. Elle te pollue dans ta tête. J’aime pas du tout cette histoire. Si elle avait un cancer, tu ne pourrais rien faire pour la guérir. Tu pourrais l’accompagner, l’écouter mais pas plus : mais son mal ne serait pas contagieux, tu ne prendrais aucun risque.
Dans le cas de son trauma, elle t’entraîne dans sa spirale en te faisant porter des choses trop lourdes pour toi. tu n’as pas assez de bouteille et d’expérience, de recul pour encaisser tout ça ! C’est pas ton rôle.
Mais de qui était-ce le rôle, maman ?
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Au sommet de toutes les injustices qui ont pavé ces quelques semaines, l’indifférence des autres était sans doute la pire de toutes.
Marie s’est mise à démentir. « Non mais j’ai pas été violée, hein ! » a-t-elle dit à plusieurs reprises, sauf qu’elle ne voulait plus quitter ma présence. J’étais la seule à « savoir ». Elle a nié plusieurs fois, alors que j’essayais de l’accompagner à un rendez-vous chez une psychologue. J’ai douté, et je me suis dit qu’il était possible que j’aie mal interprété la situation. À son déni suivant, j’ai répondu « je te crois ».
Elle a fait une tentative de suicide le soir même, qu’elle a elle-même annulée (en vomissant les pilules qu’elle venait de prendre). Il n’y avait plus de doute possible. J’étais complètement désemparée.
J’avais hésité à prévenir ses parents, qui habitaient dans une autre ville de province, mais je n’avais plus d’autre option. « Il faut venir la chercher. J’ai peur pour elle. »
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Une convalescence en transfert
Les parents de Marie sont venus la chercher. Elle a été hospitalisée plusieurs mois, puis a suivi une thérapie qui s’est poursuivie après sa sortie.
Moi je suis restée, seule, dans le champ de ruines. La vie a repris son cours, ou plutôt, elle a continué, car pour tous les autres, elle ne s’était jamais arrêtée.
Je suis tombée en dépression. Enfin, c’est comme ça que je l’interprète. Je passais des jours entiers alitée, je n’avais envie que de manger, et de dormir. Je mangeais beaucoup, par besoin et même sans envie. Un jour, l’appétit est revenu. Je suis sortie de chez moi.
Des années plus tard, j’ai lu que certaines victimes de viol avaient ensuite subi une prise de poids importante. Que c’était une façon de s’enrober d’une sorte d’armure contre l’extérieur. J’ai culpabilisé encore plus, d’avoir souffert d’un mal qui ne m’avait pas frappée. Je ne me reconnaissais pas le droit de souffrir « à sa place ».
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Épilogue
Marie va bien. Elle n’est pas revenue pendant l’année scolaire, et à la rentrée suivante, j’étais partie à l’étranger. Nous nous sommes perdues de vue, mais nous avons fini par nous revoir, des années plus tard.
Elle m’a remerciée « d’avoir pris soin d’elle », sans que nous ne reparlions des détails. Elle s’est complètement rétablie, en tout cas c’est l’image qu’elle donnait. Et je n’en doute pas une seconde.
Et moi ? De la peur du viol, je suis passée à la peur du déni. La peur qu’un traumatisme me frappe si fort que mon esprit le censure et opère un transfert. Et si personne ne me venait en aide ?
Cette peur a refait surface avec l’affaire DSK. Je ne sais plus dans quelles circonstances, mais j’ai lu qu’une femme impliquée dans la défense des victimes de viol avait elle-même subi ce genre de déni. Victime de viol sur son lieu de travail, elle s’est rhabillée, puis est allée présider sa réunion, comme si de rien n’était. Je ne sais plus combien de temps s’était écoulé entre son viol et sa prise en charge.
Pour Marie, trois mois avaient passé. Trois mois pendant lesquels je l’ai pourtant vue chaque jour au retour des vacances, trois mois pendant lesquels je l’ai vue souffrir, sans savoir pourquoi, puis sans savoir comment l’aider. Trois mois pour lesquels, des années plus tard, je ne me suis toujours pas pardonnée.
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