Imaginez la scène : vous êtes victime d’agression. En état de choc, comme n’importe qui dans cette situation, vous reprenez néanmoins vos esprits, et vous décidez, logiquement, d’aller porter plainte.
Parce que la loi protège les victimes, parce qu’il n’est pas normal d’être agressé•e dans la rue, dans les transports, pendant qu’on se déplace dans l’espace public.
Donc vous arrivez au commissariat le plus proche. On vous reçoit. Et là, le fonctionnaire de police qui vous reçoit, après avoir écouté votre récit, vous pose des questions… étranges.
Des questions qui n’ont rien à voir avec ce qui vous est arrivé. Un peu comme si la foudre était tombée sur votre voiture, et que votre assureur vous demandait « mais est-ce que vous aviez regardé la météo ? ». Vous seriez offensé•e, vous ne toléreriez pas qu’on insinue ainsi une quelconque responsabilité de votre part !
Plus besoin d’imaginer cette situation absurde, l’artiste britannico-américaine Tracey Ullman en a fait un sketch absolument brillant.
« Qu’est-ce que vous portiez ? », par Tracey Ullman
Les dialogues sont savoureux, l’attitude de l’officier de police est exquise de condescendance et de paternalisme :
« — Voici votre thé. Ça va mieux ? — Non pas vraiment non.
— Ok bon. Pouvez-vous décrire l’homme qui vous a volé ? — Il faisait environ 1m70, cheveux sombres, il m’a mis un couteau sous la gorge, et il a exigé mon portefeuille et ma montre.
— Et vous étiez habillé comme vous êtes habillé là maintenant ? — Pardon ? — Est-ce que ce que vous portez actuellement est ce que vous portiez lorsque vous avez été agressé ? — Euh oui mais…
— Vous avez vraiment l’air plutôt aisé… c’est assez provocateur — Euh, j’ai du mal à comprendre en quoi ma tenue… — Disons que c’est un peu une invitation, non ? Vous affichez votre richesse. »
L’homme commence à s’énerver — qui garderait son sang froid en pareille situation ? Donc la policière propose d’aller chercher « une conseillère » pour calmer la situation.
Le grand huit de la condescendance fait un looping avec l’arrivée de cette collègue, qui lâche un « oh le pauvre » en réaction au rappel des faits : « ce monsieur est un peu bouleversé, il a été agressé aujourd’hui ».
Comment dire que ce « oh le pauvre ! » exclamé avec une moue câline serait plus appropriée face à un bébé qui a perdu son doudou que face à une victime d’agression…
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« Est-ce que vous aviez bu ? »
Mais reprenons, car la première question de ladite conseillère est priceless, comme on dit en VO :
« Est-ce que vous aviez bu ? »
En plein dans le mille. Car ce sketch est une très habile parodie de la manière dont de trop nombreuses victimes de viol et d’agressions sexuelles sont reçues dans les commissariats. Des questions qu’on ne poserait pas à d’autres victimes, ou qu’on ne leur poserait pas sur ce ton condescendant, leur sont trop souvent posées.
Nous avons un terrible témoignage à ce sujet : mon viol, et le policier qui a tout aggravé.
Les fameux « signaux contradictoires »
La policière rebondit immédiatement sur la question « avez-vous bu » :
« — Oui parce que si vous avez bu, ça peut envoyer des signaux contradictoires ; ça peut induire en erreur quelqu’un, en plus avec ce beau costume… Et puis à la dernière minute vous dites « je ne veux pas qu’on me vole ! » — Mais on m’a mis un couteau sous la gorge ! Et il a exigé que je lui donne mes affaires ! — Et vous les lui avez données ? Juste comme ça ? »
« Et vous n’avez même pas crié, appelé à l’aide ? », renchérit la conseillère.
La policière rebondit, pour le coup de grâce :
« Vous voyez, comment est-ce que la personne peut savoir que vous n’avez pas envie de donner vos affaires, si vous ne faites pas en sorte de communiquer clairement vos intentions ? »
La victime a beau répéter qu’elle avait un couteau sous la gorge, qu’elle a eu peur, et que c’est pour ces raisons qu’elle n’a pas appelé à l’aide ou qu’elle ne s’est pas défendue, la policière reste impassible :
« Nous compatissons sincèrement, mais j’ai bien peur que vous n’ayez à assumer votre part de responsabilité dans ce qui est arrivé. »
Je rappelle que dans ce sketch, la « part de responsabilité » de la victime, c’est d’être habillée de façon « riche », c’est-à-dire dont les vêtements trahissent un certain niveau de richesse (mais bien sûr, comme on ne se balade pas avec son solde de compte courant tatoué sur le front, c’est une supposition, pas une science exacte !)
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La « part de responsabilité » des victimes d’agressions sexuelles
Pour de trop nombreuses victimes de viol et d’agressions sexuelles, cette « part de responsabilité », c’est tout simplement le fait d’être une femme. D’être au mauvais endroit, au mauvais moment, de porter les mauvais vêtements, de faire confiance à la mauvaise personne.
Sauf que non. La responsabilité d’un viol ou d’une agression sexuelle, c’est l’agresseur qui la porte. Vous trouvez qu’il est absurde de demander à une victime de vol comment elle était habillée ? Il est tout aussi absurde de poser la même question à une victime de viol.
En moins de deux minutes, Tracey Ullman, l’auteure et interprète de ce sketch réussit à aborder plusieurs thèmes récurrents de la culture du viol, pour en souligner l’absurdité : le fait de chercher les causes dans le comportement des victimes plutôt qu’auprès des agresseurs, l’effet de sidération qui empêche parfois de se défendre, etc.
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C’est absurde ? C’est normal…
Quand on renverse la situation, on comprend instantanément en quoi il est absurde de faire peser « une part de responsabilité » sur les victimes…
La chute de ce sketch magistral enfonce le clou, pour celles et ceux qui l’auraient trouvé trop subtil. Un autre policier fait irruption, pour demander à sa supérieure si elle « en a encore pour longtemps » (le manque d’empathie, encore…) :
« — J’ai un monsieur qui dit avoir reçu des emails de harcèlement à la pelle. — Demandez-lui quelle police de caractère il utilise. Parce que s’il utilise Helvetica ou un truc original et distingué de ce genre, c’est qu’il l’a probablement cherché ».
Bon, ça c’était pour les deux du fond qui n’aurait pas pigé la subtilité du parallèle entre le costume et la jupe : quoi que vous portiez, ce n’est pas une raison pour vous agresser !
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