« Nicolas, entends le peuple qui demande du changement au Venezuela ! »
Marche du samedi 22 février à Caracas, via le Twitter d’Henri Falcon, gouverneur de l’état du Lara.
Bien bien bien. Me voilà donc bêtement enfermée dehors, porte claquée et clefs à l’intérieur, coincée entre ma porte d’entrée (fermée donc) et la grille de mon palier, me bloquant la sortie. Tout ça pour deux pauvres briques de lait. Je crois que c’est à ce moment-là que j’ai pleinement pris conscience de l’absurdité complète de la situation du Venezuela.
Du fait que les gens se précipitent dans les supermarchés en prévenant leur famille, leurs voisins, leurs contacts Facebook et Twitter dès que du sucre, de l’huile, de la farine, ou… du lait (sans commentaire) arrivent en rayon. Que tout disparaît en moins d’une heure, et qu’il faut ensuite attendre plusieurs semaines, ou plusieurs mois selon le produit, pour que la même scène se reproduise. Et ainsi de suite. Sans oublier l’ahurissante inflation.
Du fait qu’une simple sortie entre amis ou en famille après 18 heures se transforme en véritable commando, à prévoir le départ, l’arrivée, à rouler en file indienne, à s’appeler quand on est bien arrivé ; de ce désagréable sentiment de vulnérabilité qui ne te quitte pas dès que tu es dehors, que ce soit une petite pointe presque invisible ou un étau qui t’étreint selon l’heure et le lieu ; de ces gens autour de moi qui ont tous une expérience à raconter (« je me suis fait séquestrer », « mon cousin a été tué ») ; de ces grilles d’immeubles ou de maison derrière lesquelles on se barricade…
Alors finalement, je m’en sors plutôt bien avec ma pauvre petite mésaventure tragicomique, de celles dont on rit une fois qu’on en est sorti ; mais je réalise que ça cristallise exactement les deux gros points noirs du Venezuela : la nourriture et la sécurité. S’il n’y avait pas ces pénuries, je ne serais pas sortie en courant acheter du lait ; s’il n’y avait pas l’insécurité, je ne me serais pas retrouvée stupidement coincée derrière une grille.
Et c’est cet immense ras-le-bol qui couvait, qui enflait depuis des années et qui s’est accentué ces derniers mois, qui a déclenché les récents bouleversements du pays.
Retour en arrière sur les débuts
L’événement catalyseur de toutes les protestations a été le viol d’une étudiante sur le campus d’une université de l’État de Tachira le 4 février. Les étudiants ont lancé une manifestation, qui a dégénéré avec l’intervention de la police et l’arrestation de certains étudiants, ce qui a fait redoubler les protestations, exigeant la libération des prisonniers.
Cette agitation a réveillé le reste du pays, et des étudiants de Caracas mais aussi de nombreuses villes de province se sont mis eux aussi à lancer des manifestations et à mener un mouvement global de contestation, exigeant la libération des prisonniers et des solutions aux problèmes de pénuries et d’insécurité. Ils ont rapidement été rejoints par les journalistes, particulièrement affectés par les pénuries de papier les empêchant de faire leur travail et nuisant à la liberté de la presse.
Aujourd’hui, les étudiants restent les plus motivés, mais ils sont désormais accompagnés d’une grande partie de la société civile. Certaines figures politiques se sont aussi jointes au mouvement, comme l’ancien maire Leopoldo Lopez ou la députée Maria Corina Machado.
Ce sont les étudiants ou ces politiques qui lancent chaque jour à travers Twitter des marches, en parallèle de barricades montées par les plus passionnés pour bloquer certaines rues.
Twitter de l’Université Metropolitana de Caracas appelant à une marche en mémoire de Bassil, un des étudiants tués dans les manifestations du 12 février
Les dérapages
Le problème, c’est que le Venezuela est un pays où circulent beaucoup trop d’armes, illégalement et légalement, donc forcément les manifestations ont dégénéré.
D’une part à cause de l’intervention des forces armées officielles qui répriment durement les protestations en délogeant les étudiants à coup de bombes lacrymogènes, de balles de gomme ou parfois de vraies balles. Malheureusement cette situation s’est vue de nombreuses fois dans plusieurs villes du pays.
« Cinq blessés (par balles) lors des affrontements entre les manifestants et les forces de l’ordre », via SoyVenezolano
En plus de ça, il existe dans le pays des «
colectivos », des groupes armés (les plus connus sont les Tupamaros) dont le but est de soutenir la révolution bolivarienne en opérant en marge de ce qu’a le « droit » de faire l’armée.
Et pour finir, on a les « malandros », des civils armés, chavistes ou pas, qui foutent la merde ou commettent des crimes, seuls ou en bande.
Du coup, plusieurs manifestants ont été tabassés, blessés, ou même tués par balles, comme Bassil Da Costa, devenu depuis martyr du mouvement, ou plus récemment la miss tourisme Venezuela Genesis Carmona, sans que ce soit très clair qui les a tués : les militaires, des « malandros »… ? Et d’autres étudiants sont morts des suites de leurs blessures causées par les attaques des militaires…
Et le gouvernement dans tout ça ?
Le plus gros problème, la raison pour laquelle ces protestations durent depuis presque un mois maintenant sans se calmer, c’est qu’aujourd’hui on est dans un pays clairement et hermétiquement divisé en deux, et qu’on assiste à un vrai dialogue de sourds entre cette moitié du pays qui grogne et le gouvernement.
Clairement, le gouvernement ne gouverne que la moitié du pays qui l’écoute, et méprise l’autre partie, celle qui n’est pas d’accord avec lui, la traitant de « fascistes » (environ 80% des discours du président), de « fous », de « stupides », d’« extrême-droite »… Mais toujours en proclamant la paix…
Voici d’ailleurs la version des manifestations (tel quel, absolument rien n’a été retouché) qui est montrée par le président lors de ses « cadenas » (discours retransmis obligatoirement par toutes les chaînes de télé, qui ont lieu chaque soir et peuvent durer près de 3h).
Le président a tenu Leopoldo Lopez pour responsable des morts. Il s’est rendu à la police la semaine dernière pour faire face aux accusations en disant qu’il se savait innocent et en critiquant une justice « injuste ».
Sans oublier les accusations contre les États-Unis et la CIA, qui seraient à l’origine de tous les troubles du pays pour monter un coup d’État. Maduro a d’ailleurs expulsé trois diplomates américains qui selon lui conspiraient contre la patrie.
Mais quelle insulte pour le peuple ! Quel manque de respect total ! Où est la CIA, où sont les États-Unis ? En disant cela, on renie complètement, on passe l’éponge sur ces milliers de GENS dans la rue, ces individus, ces citoyens, qui en ont personnellement ras le bol de survivre dans ces conditions.
Mes amis, ma famille, mes collègues qui sont dans la rue aujourd’hui n’en ont absolument rien à faire des États-Unis : ils sont descendus dans la rue de leur propre initiative, ils luttent eux-mêmes pour leur propre pays, pour leur propre vie, pour un meilleur pays où ils peuvent avoir un futur !
En plus de ça, il y a un gros problème de désinformation et même de censure, qui rend difficile la communication et la qualité de l’information.
Toutes les chaînes de télévision publiques sont contrôlées par le gouvernement ; Conatel, le CSA local, a interdit aux médias de « propager et d’inciter à la violence », du coup aucune chaîne de télé du pays n’a retransmis les images des manifestations. NTN24, une chaine colombienne diffusée sur le câble, qui a transmis le déroulé des évènements, a été supprimée de l’antenne sur ordre du gouvernement.
Aujourd’hui c’est CNN qui reçoit des menaces du président pour les mêmes motifs.
« Ils tiennent les chaînes de télés et radios depuis le 12 février, et ils osent dire que nous sommes dans une guerre médiatique » (source)
Du coup, pour les manifestants de l’opposition, toute l’information passe par Twitter et Facebook. Les réseaux sociaux ont des avantages : pouvoir partager en direct et pouvoir diffuser à un grand nombre de personnes. Mais ils sont aussi dangereux : difficulté de vérifier les sources, et diffusion de rumeurs de toutes sortes, avérées ou non.
La censure semble s’étendre, car le 15 février, une grosse faille de Twitter a été reportée dans le pays, empêchant les utilisateurs de poster des photos, et les porte-parole du réseau social ont confirmé qu’il s’agissait d’un cas de blocage.
Aujourd’hui, on en est où ?
Suite à la réaction du gouvernement, les revendications se sont étendues : désormais on ne proteste plus seulement contre les pénuries de nourriture et de médicaments, l’inflation, l’insécurité, ou encore l’ingérence cubaine, mais aussi contre la censure, pour le respect des droits de l’homme, de la dignité, du droit à protester.
« Pourquoi nous protestons ? Pénuries : je ne trouve pas ce dont j’ai besoin, et toi ? (logo de la marque de farine locale PAN mais remplacé par « PAIX ») – Violence : les criminels ne pardonnent à personne – Inflation : il faut plus de 5 salaires minimums pour acheter le panier moyen de nourriture – Censure : le pire de la censure c’est… – Impunité : 90% des crimes restent impunis – Coupures de courant : le gouvernement ne résout rien. Nous voulons des solutions »
Tous les jours il y a des marches de plus ou moins grande ampleur dans certaines zones des villes du pays. La grande majorité sont pacifistes, on voit dans ces marches des étudiants mais aussi des gens de tous âges, des familles… Avec de nombreuses pancartes pour faire passer des messages tels que « Tout n’est pas cher au Venezuela : la vie ne vaut rien », « On nous a tellement tout pris qu’on nous a même pris la peur ! », « Il y a des pénuries de tout sauf de balles », ou encore reprenant une phrase du fameux Simon Bolivar, héros du gouvernement : « Maudit soit le soldat qui tourne ses armes contre le peuple ».
Mais la nuit, la tension monte d’un cran, car c’est surtout avec l’obscurité que ça dégénère…
Alors comment on vit ça ? On continue à vivre, on n’est pas non plus en pleine guerre civile ! Les violences sont focalisées dans certaines zones, et à certains moments. Mais c’est vraiment difficile de se concentrer, tout le monde a Twitter ouvert en permanence, et les gens vont marcher pendant leurs pauses, prennent une après-midi, et beaucoup plus le week-end ; il y a pas mal de problèmes pour se déplacer dans la ville, du coup plusieurs fois j’ai du travailler de chez moi car tout était bloqué ; et surtout on restreint nos déplacements le soir…
Comment tout ça va se terminer ?
Il faut que le mouvement de contestation s’organise et définisse des objectifs clairs ; à l’heure actuelle, ils protestent contre la mauvaise qualité de vie et pour leurs droits, mais sans but précis. Certains revendiquent directement la démission de Maduro, ce qui me semble peu réaliste, et peu constructif dans la mesure où Maduro n’acceptera jamais de démissionner.
Et le futur est difficile à prévoir… Il est tout à fait possible que tout ça finisse par retomber, comme l’année dernière par exemple, à la suite des élections présidentielles. Mais vu l’amplitude que les protestations ont pris, je vois mal les tensions se calmer… Comment revenir à la situation d’avant, faire comme si rien ne s’était passé ? Donc il y a des chances que ça empire, et que ça continue à dégénérer… On verra bien.
Je ne suis pas politologue, je ne suis pas non plus experte ès Venezuela, mais je suis témoin d’une situation qui m’est difficile à vivre à moi aussi.
Moi aussi en tant qu’habitante du Venezuela, je suis mécontente de la situation du pays, depuis un an et demi que je vis ici je peux déjà voir que les choses ont empiré, j’en ai marre de ne pas trouver la nourriture de base, de devoir prendre des précautions démesurées pour sortir, je ne suis pas d’accord avec ce que dit le gouvernement, avec sa manière d’agir.
Je suis donc allée marcher pacifiquement le long de l’avenue Francisco de Miranda pour soutenir mon mari et mon pays d’adoption, et si cela fait de moi une fasciste, alors oui, je suis une fasciste.
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Les Commentaires
désolée pour la réponse tardive, pas mal de boulot... J'ai répondu via un blog que j'avais débuté il y a quelque temps, c'est plus pratique que dans les commentaires car ma réponse est assez longue et détaillée
Voici le lien: http://observationparticipantevenezuela.wordpress.com/2014/03/04/dans-les-rues-du-venezuela-la-revolte-gronde-suite-et-reponse-aux-commentaires/
Saludos!