Le 9 avril 2014
La Valkyrie. Si vous descendez dans la rue pour demander au premier passant ce que ce mot lui évoque, il est fort possible que vous vous retrouviez confrontée à deux types d’images mentales.
Soit vous tombez sur quelqu’un qui a un sens de l’humour nul qui va vous répondre « vache qui rit ». Soit vous avez la chance de vous adresser à une personne qui va faire un peu plus d’efforts et vous décrire une femme en armure.
Une guerrière. Souvent blonde. Parfois qui chante très fort.
Dans l’ensemble, l’image de la guerrière scandinave divine qui envahit le champ de bataille sous le commandement du dieu Odin est celle qui a le mieux survécu au temps.
La Valkyrie, cette guerrière forgée par les épopées wagnériennes
Je ne vais pas vous dire que c’est n’importe quoi, notez. Juste que si la Valkyrie est encore très présente dans l’imagination populaire aujourd’hui, cela provient davantage des célèbres Valkyries wagnériennes que des premiers mythes nordiques.
Oui, la grande guerrière blonde et impitoyable, c’est Wagner, c’est l’opéra épique, c’est La Chevauchée de Walkyries, c’est popopopooopooo popopo… Bref. Vous avez saisi.
Force est de constater que passé le célèbre opéra, on ne sait pas grand chose d’autre de la Valkyrie.
Personnage obscur hantant ces vieux mythes nordiques que l’on connaît si mal, elle rejoint la file des idées préconçues sur les anciens Scandinaves au même titre que les casques à cornes des Vikings — qui n’auraient en fait jamais eu de cornes. La déception.
Rassurez-vous : si on creuse un peu plus le mythe, la Valkyrie est loin d’être décevante. Guerrière surnaturelle, magicienne, demi-déesse messagère de la mort…
En somme, le scandinaviste Régis Boyer résume très bien la situation : les Valkyries, voyez-vous, « ne sont pas celles que vous croyez ».
La Valkyrie, la guerrière ultime ?
Je ne viens pas entièrement détruire l’image classique de la guerrière qui vient faire la différence sur le champ de bataille en donnant sa préférence à certains combattants.
Comme dans toute interprétation d’un mythe, il y a du vrai – si tant est que l’on peut parler de vérité dans ce domaine !
Le problème avec la mythologie scandinave est toujours le même : le manque de sources.
La plupart sont islandaises, datent des alentours du 12ème siècle, on doute de leur volonté de conserver l’héritage culturel des vieux mythes comme la fiction et le support littéraire stylistique, mais c’est à peu près tout ce qu’on a.
Ainsi, c’est le Gylfaginning, la première des trois parties de l’Edda du poète/mythographe Snorri Sturluson, qui sert le mieux la cause de la Valkyrie guerrière.
Le Gylfaginning présente l’ensemble de la mythologie nordique sous la forme d’un dialogue entre le roi Gylfi et trois dieux de l’Asgard.
Selon ce texte, les Valkyries sont des envoyées d’Odin, chargées d’aller chercher les guerriers tombés au combat, et de choisir parmi eux ceux qui se seront montrés assez valeureux pour rejoindre la vallhöl (aussi appelée la Valhalle ou le Valhalla).
Il est difficile de dire si elles choisissent ces guerriers parmi ceux déjà tués, ou si, jetant leur dévolu sur l’un d’eux, il tombe de fait entre leurs mains.
Quoi qu’il en soit, les élus conduits dans le grand Hall des Dieux sont appelés les « Einherjar », un mot barbare qui désigné les « guerriers exemplaires », qui combattront aux côtés des dieux lorsqu’arrivera le Ragnarok (la fin du monde).
Ainsi, dans le Valhalla, les héros de la fin des temps attendent…
En alternant, pour s’occuper, entre se foutre sur la trogne pour rire (puisqu’on ne se blesse pas dans le Hall d’Odin) et passer son temps dans un perpétuel banquet, abreuvés d’hydromel par les Valkyries et nourris de la chair du sanglier Saehrimnir qui ne s’amenuise jamais.
Pratique.
Je reviendrai sur les symboliques possibles derrière le rôle des Valkyries et la « fin des temps » de la mythologie nordique. Dans l’immédiat, prenons un peu le temps de nous conforter dans l’idée de la Blonde Guerrière dont la guerre n’est qu’un instrument !
En effet, bien des poèmes par la suite font intervenir ces dames, et le Grímnismál, poème tiré cette fois de l’Edda Poétique, nous donne les noms de certaines. (Attention, gros copié/collé sentant la lassitude vis-à-vis des accents bizarres.)
- Hrist (« celle qui secoue ou bouleverse »)
- Mist (« Brume »)
- Skeggjöld (« temps des haches » : combat)
- Sköguld (« qui se porte en avant »)
- Hildr (« combat »)
- Drudr (« vigueur »)
- Hlökk (« éclat »)
- Herfjötur (« qui paralyse l’armée ou le guerrier »)
- Göll (« vacarme »)
- Geirölul (« lance pointée vers l’avant »)
- Randgrid (« ravage des boucliers »)
- Radgrid (« avide de commander »)
- Reginleif (« héritière des dieux »).
- Gunn (« combat »)
- Róta (« bataille »)
- Skuld (« futur »)
Normalement, si vous êtes bien le lectorat attentif et chaleureux que je connais, vous avez dû remarquer quelque chose. À part le fait que vous n’arrivez pas à prononcer les noms.
Oui, voilà, bravo : ils évoquent tous avec une certaine dureté le champ lexical de la guerrière… sauf la petite dernière.
Les bonnes élèves dans l’assistance me diront même « madame ! » (braves petites), « mais Skuld, c’est pas une Norne plutôt qu’une Valkyrie ? ». Si. Prends un bonbon.
Les Nornes, similaires aux Parques dans la mythologie gréco-romaine, sont les trois divinités du Destin : Urd, le passé, Verdandi, le présent, et Skuld, le futur.
Leur rôle en tant que personnification du Destin peut être bien vaste, et on s’accorde généralement pour dire qu’elles sont responsables de la fatalité, heureuse ou malheureuse, que connaît tout mortel.
Que vient faire une Norne (« et en plus ça ressemble à nonne, uhuhu ») chez les terribles Valkyries ?
Si je serais bien incapable de vous répondre, j’aimerais mettre en avant deux détails : le premier, c’est que selon les descriptions — un peu vagues, certes — les Valkyries auraient une sorte de pouvoir de vie ou de mort sur les guerriers qu’elles choisissent.
Le second, c’est que sans les noms donnés dans le Grímnismál, les Valkyries n’auraient aucun autre attribut guerrier.
La Valkyrie, une figure liée à la Mort
Il s’agit là des Valkyries telles qu’on peut les deviner à travers les textes les plus récents et les mieux conservés. Mais il y a toujours moyen de remonter un peu dans le temps, même si les sources sont plus obscures, plus difficiles à interpréter.
Or, plus on fouille, plus on se rend compte que l’on s’éloigne de l’image wagnérienne post-romantique qui fait dans l’épique (et le popopopooopo).
Et si on reste sur la question de la relation entre les Valkyries et le Destin, figurez-vous qu’on trouve de la matière. Prenons par exemple le Chant de Völund, tiré toujours de l’Edda poétique, et que raconte Régis Boyer (oui, encore lui) lors d’une fascinante conférence aux Imaginales 2012.
Une partie de ce poème raconte comment un beau soir, le héros a vu arriver douze femmes ailées à cheval.
Des Valkyries ? Peut-être.
Elles posent leurs ailes, et commencent à travailler sur un énorme métier à tisser un peu particulier et peu ragoûtant : les poids de tensions des fils sont des crânes humaines, les fils sont des entrailles, et en usant les os qui composent l’outil à tisser, elles chantent tandis que s’étend leur macabre ouvrage…
Des Nornes ? Il faut dire que ce motif du tissage des fils en comparaison au tissage de la vie est très récurrent dans toute l’Antiquité ; il constitue une métaphore du Destin et ainsi le travail des Nornes, Parques et autres divinités équivalentes.
On comprend facilement, du coup, toute confusion entre Valkyrie et Nornes, même si ça nous éloigne sacrément de la première idée que l’on se fait de la guerrière divine. Mais il faut reconnaître que, dans un cas comme dans l’autre, la Valkyrie est toujours en relation directe avec la mort.
Oui, même dans le cas des envoyées d’Odin sur le champs de bataille. Qui dit que les Valkyries combattent ? Elles ne font que faire leur marché sur « Adopte un guerrier », et surtout… Elles sont envoyées par Odin. Le dieu magicien, le dieu de la ruse, le dieu de la Mort.
D’ici à dire qu’elles vont chercher les morts pour les guider dans l’au-delà, ce qu’on appelle une fonction psychopompe, il n’y a qu’un pas.
Par ailleurs, il est facile de soutenir cette théorie de divinités fatidiques en se penchant sur leurs diverses descriptions et apparitions au fil des âges et des textes.
Les récits qu’on a le plus retenus sont ceux qui les disent à cheval… l’animal psychopompe par excellence dans la plupart des mythologies, parce qu’il conduit les morts. Prenez la charrette de l’Ankou (pour faire plaisir aux Breton·nes) par exemple !
D’autres, plus anciens, en font des femmes ailées, les appelant parfois les femmes cygnes, les femmes-corbeaux… Peut-on apparenter la forme ailée à l’émanation issue du corps physique et mort, c’est-à-dire l’âme ?
Les origines de la Valkyrie
Nous avons vu jusqu’ici deux facettes de la Valkyrie, qui sont tellement complémentaires qu’elles se confondent : la guerrière du Destin, qui élit les héros, et la messagère de l’au-delà. Il est temps, du coup, de parler de l’étymologie de son nom.
« Valkyrie » proviendrait de Valr, un mot désignant les morts tombés au combat, et kyria, signifiant « choisir ». Pour une fois, ce n’est pas très compliqué, la Valkyrie est « la femme qui choisit qui va mourir sur le champ de bataille ».
Ce n’est pas la première fois que l’on voit un tel rôle de médiatrice entre les deux mondes confié à des figures mythologiques féminines. Souvenez-vous des sirènes, par exemple, dont le chant évoquait les promesses et les connaissances de l’Autre Monde.
Un certain nombre de chercheurs, comme Régis Boyer et, pour changer un peu, Mircea Eliade, y voient le rôle premier de la femme, acquis grâce à l’idée que la femme est celle qui donne la vie, et que (selon les termes d’Eliade), « celle qui donne la vie, préside à la mort ». Tu la sens la pression ?
Non, sans rire, c’est un des principes qui définit l’un des plus vieux cultes de l’humanité, celui de la Déesse mère, que j’avais déjà évoquée avec la fée Morgane.
La mythologie nordique en serait imprégnée, comme bien d’autres mythologies — la Grande Déesse, la Terre Mère, une sorte de mère nature, quoi.
« Euh, il sort d’où, ton culte ? S’il est si vieux, comment on sait qu’il existait, hein ? »
Eh bien, on en garde plusieurs traces, même si ce n’est pas évident, dont les plus anciennes sont des gravures et sculptures remontant jusqu’à l’âge de bronze.
Des gravures représentant souvent, et ça va plaire à certain-e-s, des vulves.
« Houlàlà, Valkyrie, Vulve, tout ça va un peu trop loin. »
Bon, bon. Si le frifri dont tu es issue t’inquiète, gardons simplement en tête que la mythologie scandinave, fondée sur ce principe archaïque, ne peut que donner une place cruciale à la femme, complémentaire à celle de l’homme.
J’en veux pour exemple les trois plus grandes déesses scandinaves : Freya, déesse de l’amour et de la fertilité (celle qui crée la vie), Frigg, déesse de la maternité (celle qui entretient la vie), et Skadi, déesse de l’ombre (celle qui met fin à la vie).
Tout cela n’est que spéculations. Mais encore une fois, est-il seulement possible de faire autre chose que des spéculations avec les mythes fondateurs et archaïques ?
Ce rôle crucial accordé à la femme correspond cependant à la perception de la femme dans les anciennes civilisations nordiques, qui agit comme la fondation solide, gardienne en sa maison… et gardienne de la vie ?
Le Héros et la Valkyrie
En fin de compte, pourquoi avoir gardé l’image de la guerrière, si elle ne combat pas ? Mmh, mais faut-il saigner sur le champ de bataille pour être une guerrière ?
Ce ne sont pas les déesses-guerrières qui manquent dans les mythologies en général : prenez la déesse romaine Bellone, ou la Morrigan, toutes deux impitoyables et destructrices.
Elles ne combattent pas mais influent sur les mortels, ayant le pouvoir de vie ou de mort sur eux. Elles demeurent des symboles guerriers.
La guerre étant ce qui rapproche le plus de la mort (les accidents cons mis à part), il n’est pas étonnant alors que ces créatures mythiques soient en étroite relation avec celle-ci. Les Valkyries peuvent très bien être des « guerrières de la mort ».
Paradoxalement, elles sont aussi des gardiennes de la vie. Ai-je mentionné que Freya, celle qui crée la vie, est considérée comme la première des Valkyries, qui sert l’hydromel aux guerriers exemplaires dans le Vallhala ?
Et non, ce n’est pas incompatible, si on accepte le fait que le concept de la mort et de la fin des temps chez les scandinaves était alors un peu différent de notre tradition judéo-chrétienne.
La mort n’est pas une fin linéaire comme dans la mentalité chrétienne, mais un changement, voire un renouveau, et la vie est perpétuellement en relation avec la mort.
Ce que font les Valkyries en choisissant les guerriers qui combattront les forces du chaos (attention, du chaos, pas du mal) lors du Ragnarok paraît absurde, puisqu’il est prédit que le Ragnarok sera « la consommation du Destin des Puissances Suprêmes ».
Ou, plus modestement, une apocalypse.
Sauf que c’est la fin d’un cycle, pas du monde. La tradition chrétienne fonctionne sur un schéma linéaire, mais la plupart des mythologies antiques fonctionnaient sur un schéma cyclique, impliquant l’idée de renouveau.
C’est ce que seraient les évènements des Ragnarok, et les « guerriers exemplaires » ne combattent pas pour rien : ils combattent contre le chaos, pour la forme que (re)prendra le monde.
La légende raconte qu’à la fin des Ragnarok, il ne restera que Yggdrasil, le grand arbre des mondes, et à son pied, un homme et une femme : Lífþrasir, « désireux de vivre », et Líf, « la vie ».
J’ai peut-être déjà trop spéculé, alors je vous laisse avec juste cette dernière idée de dualité entre la Valkyrie et le héros qu’elle a élu. Ou plutôt ce concept ancestral de complémentarité entre l’homme et la femme, la vie et la mort… chacun à tour rôle.
Bibliographie pour aller plus loin
- Dictionnaire de mythologie et de symbolique nordique et germanique, Robert-Jacques Thibaud
- Mythes et religions scandinaves, Régis Boyer
- Dictionary of Northern Mythology, Simek Rudolf
- La Valkyrie, Régis Boyer
- Dieux et mythes nordiques, Patrick Guelpa
- Les religions de l’Europe du nord, textes traduits et présentés par Régis Boyer et Évelyne Lot-Falck
- Aspects du mythe, Mircea Eliade
À lire aussi : Apprends à lire les runes, l’art divinatoire venu des Vikings
Ajoutez Madmoizelle à vos favoris sur Google News pour ne rater aucun de nos articles !
Les Commentaires