[Article initialement publié le 11 décembre 2022]
Il pourrait constituer un beau cadeau de Noël à offrir à votre vieil oncle un peu réac, qui jure chaque année que les femmes n’ont jamais compté dans l’Histoire au sens large. Une Place, écrit par Eva Kirilof (autrice de la newsletter La Superbe) et richement illustré par Mathilde Lemiesle est un essai important qui tente d’expliquer très simplement comment les femmes artistes ont si longtemps été ostracisées de l’histoire de l’art, et comment, pendant des décennies, les institutions culturelles et les cours de fac ont bien tenté de nous faire croire qu’elles n’avaient tout simplement jamais existé. C’est pourtant tout le contraire, et ce livre, qui est aussi un bel objet, nous le prouve, s’il était encore nécessaire de le faire.
Il faut faire de ces femmes des artistes familières et non des exceptions.
Eva Kirilof
Interview de Eva Kirilof
Madmoizelle. Comment est née l’envie d’écrire Une Place ?
Eva Kirilof. Une Place est né de ma rencontre avec Mathilde Lemiesle, qui a illustré l’ouvrage. Elle suivait mon travail depuis un moment via ma newsletter La Superbe et Instagram, et m’a proposé que l’on collabore ensemble. Le livre était en gestation dans un coin de ma tête depuis un moment, mais j’attendais d’avoir l’opportunité de proposer quelque chose de différent avant d’oser me lancer. Le format illustré m’a séduit, car je n’avais jamais vu d’essais graphiques sur ce sujet.
Une fois que l’on commence à gratter, on se rend très rapidement compte qu’il y a eu énormément de femmes artistes.
Eva Kirilof
À quel moment vous êtes-vous aperçu que l’histoire de l’art avait quasi ostracisé les femmes ?
Très tard. Trop tard. Je ne me suis pas du tout posé la question de la non-présence des femmes dans l’histoire de l’art pendant mes études. Si des professeurs d’université, autorités ultimes pour moi à l’époque, n’en parlaient pas ou très très peu, c’est que la question ne se posait pas. Pareil pour les musées. Si des institutions scientifiques spécialisées dans ces sujets n’en montraient pas ou peu, c’était qu’il y en avait sûrement très peu finalement. Ma confiance dans les institutions, c’est finalement ce qui a retardé cette prise de conscience. L’arrivée de la maternité dans ma vie a clairement éveillé mon féminisme et avec, la volonté de me replonger dans l’histoire de l’art à travers le prisme du genre. Car évidemment, une fois que l’on commence à gratter, on se rend très rapidement compte qu’il y a eu énormément de femmes artistes.
En résumé, comment expliquer que les femmes artistes ont si longtemps été mises de côté ?
Il y a cette idée très tenace que les femmes appartiennent avant toute chose à la sphère privée et domestique. Que c’est à cet endroit-là que leurs destins se jouent. C’est bien évidemment une façon de les dominer, et pour ce faire, la société patriarcale capitaliste dans laquelle on évolue les a gardées en périphérie de nombreux domaines comme celui de l’histoire de l’art. Notre iconographie, notre histoire culturelle, et plus largement nos imaginaires collectifs devaient être le fait des hommes pour continuer à maintenir leur hégémonie. Malgré les très nombreuses embûches (comme le non-accès à une éducation artistique exactement au même titre que les hommes avant le tout début du 20e siècle, des cours privés payants, le non-accès aux concours, aux modèles nus, sans compter le sexisme ambiant) de nombreuses femmes, cependant souvent blanches et de milieux privilégiés ont été des artistes reconnues qui vivaient de leur art, et ce, depuis des siècles. Il faudra attendre les mouvements sociaux pour les droits des femmes, mais aussi la seconde vague de féminisme états-unienne pour que l’on en parle. Depuis les années 1970, des historiennes de l’art féministes tentent de les réhabiliter, de les réintroduire dans la grande histoire. Mais comme souvent, cela prend du temps et beaucoup de patience, car notre société a encore du mal à penser l’histoire de l’art en dehors des « génies » qu’elle a créé.
Ce n’est pas un oubli si les femmes sont sous représentées dans les musées, galeries, salles de ventes, mais le résultat d’un système pensé pour ne pas les inclure. C’est ce que j’essaye de démontrer dans Une Place.
Eva Kirilof
Il semble que l’on vive une période de « redécouverte » de nombreuses femmes artistes, que l’on met en lumière à coups de grandes expositions, d’ouvrages… Que penser de ce mea culpa des institutions ? Vient-il à point ou est-ce surtout un enjeu marketing ?
Je pense que depuis le mouvement #MeToo, il y a un désormais un intérêt pour plus de parité dans le champ artistiques. Les lignes bougent depuis plus longtemps dans le monde anglo-saxon qui fait un travail d’introduction d’œuvres de femmes dans les collections permanentes des musées (les cas de la Tate Modern et de la Tate Britain sont assez incroyables) proposent de nombreuses expositions monographiques d’artistes femmes ce qui est primordial pour créer du savoir autour d’elles. Du côté francophone, je constate que les choses bougent plus lentement, on reste sur un format « catalogue » d’artistes femmes que ça soit autant au niveau des expositions que des livres. C’est un format qui était nécessaire il y a 50 ans, je pense notamment à l’exposition « Women Artists: 1550-1950 » de 1976 dirigée par les historiennes Linda Nochlin et Ann Sutherland Harris, mais selon moi, aujourd’hui, on peut aller plus loin en proposant des expositions monographiques et surtout en incluant les femmes dans les expositions permanentes. C’est ça qui instaurera leur présence au sein des musées durablement. Je ne pense pas que ça soit un mea culpa des institutions, il va falloir aller plus loin pour ça, car évidemment le public n’est pas dupe, c’est du changement sur du long terme que l’on aimerait. Mais pour le moment, elles répondent à un intérêt du public, à un changement qui s’opère et auquel ces institutions veulent s’associer. Il faudra voir comment elles vont transformer l’essai. Pour le phénomène de mode et le coup marketing, moi je dis tant mieux si ça sert in fine à faire connaître ces artistes, mais clairement à un moment, il faudra se positionner et comprendre les limites de ce modèle qui participe aussi à leur ostracisation. Personnellement, je ne pense pas que continuer à faire dialoguer les femmes artistes entre elles exclusivement, comme si elles n’avaient pas évolué dans un monde d’hommes, va nous emmener là où l’on aimerait être.
Que reste-t-il concrètement et réellement à faire pour donner la lumière qu’elles méritent aux femmes artistes de l’histoire de l’art ?
La directrice de la Tate Modern de Londres, Frances Morris, a dit une phrase qui me semble essentielle : « la familiarité engendre l’autorité. Les gens aiment ce qu’ils connaissent. » Il faut faire de ces femmes des artistes familières et non des exceptions. Il faut repenser les pratiques curatoriales, dites féministes qui comportent de nombreux biais souvent essentialisant, il faut pérenniser leurs présences dans les cursus scolaires et universitaires, dans les collections permanentes des musées, débloquer de l’argent pour la recherche, métier souvent précaire et essentiel pour que l’on puisse créer du savoir autour de ces artistes, pour la restauration et la conservation de leurs œuvres. Puis, aussi, se remettre globalement en question, comprendre que ce n’est pas un oubli si les femmes sont sous représentées dans les musées, galeries, salles de ventes (même si j’ai vu que ça bougeait aussi pas mal dernièrement de ce côté-là) mais le résultat d’un système pensé pour ne pas les inclure. C’est ce que j’essaye de démontrer dans Une Place.
Dans votre livre, vous parlez de nombreuses femmes. Lesquelles choisiriez-vous si vous deviez seulement nous inviter à découvrir quelques-unes ?
Il est vrai que mon but n’était pas de faire découvrir de nouvelles artistes grâce au livre, mais j’étais très contente d’y faire figurer l’artiste portugaise Paula Rego qui est peut-être l’une des artistes qui me fascine le plus. Janet Sobel aussi, car je pense être toujours plus attirée par les autodidactes, et enfin peut-être Mierle Laderman Ukeles, car elle participe à politiser la maternité.
« Une Place », Eva Kirilof et Mathilde Lemiesle (illustration), 29,95€
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