« Ne crois pas que les hommes de la ville sont si différents de ceux du village, ma fille. Ils sont les mêmes partout, à Douala, à Nyokon, et je suis sûre que dans ton pays de Blancs, c’est la même chose. […] Ma fille, tu es un homme. Tu es l’espoir de cette famille », assène la mère de l’héroïne du livre Et, refleurir, écrit par Kiyémis.
On connaissait déjà l’autrice en tant que poétesse, avec son premier recueil À nos humanités révoltées (paru en 2018 aux éditions Métagraphes). Puis comme chroniqueuse dans le podcast Quoi de meuf ? durant deux ans. Mais aussi essayiste avec son premier essai Je suis votre pire cauchemar ! (paru en 2022 chez Albin Michel). Alors qu’elle anime depuis mars 2023 l’émission radicalement optimiste « Rends la joie » chez Mediapart, voilà que Kiyémis a sorti son premier roman Et, refleurir, en février 2024 aux éditions Philippe Rey.
Cette fresque épique et onirique se concentre sur la vraie vie de sa grand-mère Andoun, du village de Nyokon au Cameroun en 1954 jusqu’à Paris aujourd’hui, en passant par Douala. Grossesse involontaire, mariage forcé, parcours migratoire semé d’embûches, jobs alimentaires déconsidérés, mais surtout beaucoup de rêves : c’est une histoire de résilience sans aucune once de misérabilisme face au sexisme, au classisme et au racisme, qu’on trouve rarement en littérature française. Interview de Kiyémis, poétesse et essayiste afroféministe qui vient d’éclore en tant que romancière aussi.
Madmoizelle. Quand et comment est né ce premier roman de Kiyémis ?
Kiyémis. J’avais envie d’écrire sur mon histoire maternelle depuis très longtemps. Depuis que je suis toute petite, ma grand-mère plaisantait avec moi que j’allais finir par écrire ses mémoires. Cela a pris une tournure plus concrète à partir de 2019, où j’ai ouvert un document et que j’ai commencé à écrire l’histoire d’un personnage nommé Andoun, l’héroïne de ce qui allait devenir Et, refleurir.
Avant cela, j’ai écrit plein de manuscrits de romans à l’eau de rose, en parallèle de ma poésie. C’était ma manière de m’occuper plutôt que de m’ennuyer, à une époque où il n’y avait pas de réseaux sociaux. Mais j’ai cessé les formes romanesques à la vingtaine, continuant seulement la poésie. Avant Et, refleurir, j’étais assez intimidée à l’idée de revenir à un format long.
Mais je me suis quand même lancé, notamment à la faveur d’une rencontre en 2020 avec une éditrice, Stephanie Cochet, qui m’a dit avoir beaucoup apprécié À nos humanités révoltées. Ce premier recueil de poésie paru en 2018 n’était alors plus disponible, donc les gens apprenaient à me connaître non plus en tant que poétesse mais en tant que personnalité Twitter et chroniqueuse dans feu le podcast Quoi de meuf. Je venais de boucler le manuscrit mon premier essai, Je suis votre pire cauchemar !, paru en 2022, donc je me sentais prête à me consacrer à ce roman.
Toi qui te définis d’abord comme poétesse, quelles ont été les premières difficultés que tu as rencontrées dans l’écriture de ce roman ?
J’ai rencontré tellement de difficultés sur tant de strates différentes. D’abord, sur la forme de roman, au départ je ne l’avais même pas pensé comme ça. Je voulais plutôt écrire un récit poétique, en vers libres, car cette idée m’intimidait moins que le format « roman », si sacré en France. Mais en lisant mes premiers jets en vers libres, l’éditrice m’a dit : « En fait, Kiyémis, tu es en train d’écrire un roman. » Et elle avait raison, je pense. Pour autant, je n’avais pas envie d’abandonner complètement la poésie, donc elle transparaît dans ma prose, ainsi qu’à travers des poèmes entre chaque chapitre. L’écriture de mon essai m’a aussi décomplexée dans une certaine mesure : je savais pourquoi je l’écrivais, je voulais sortir un texte accessible, grand public, que des gens de 15 à 75 ans puissent lire et comprendre, sans avoir l’habitude des réseaux féministes. Pour le roman, je voulais davantage me laisser aller dans l’écriture.
Écrire sur ta grand-mère encore en vie a-t-il été plutôt compliqué ou facilitant ?
J’écris à la fois sur ma grand-mère, à la fois un personnage, même si la distinction s’avère poreuse. C’est directement inspiré d’elle, mais j’ai choisi de raconter certains épisodes de sa vie plutôt que d’autres. Il aurait été impossible de résumer toute son existence dans un livre. Alors autant percevoir cette impossibilité de l’exhaustivité comme une libération au lieu d’une frustration. Ma grand-mère adore raconter des histoires, son histoire, donc elle était ravie que j’écrive sur elle, même si je lui rappelais régulièrement que je ne faisais pas sa biographie, que j’avais besoin d’espaces de création. Je le lui disais aussi pour me le rappeler à moi-même, pour m’accorder cet espace, me donner du champ libre, me laisser porter par ma plume et cette histoire. Cette dernière a quelque chose d’assez épique, d’ailleurs. Ce que j’écris, c’est aussi ma version d’une partie de l’histoire de ma grand-mère. On rajoute aussi forcément son point de vue, donc de sa propre personne.
Quel a été ton processus créatif d’écriture ? Est-ce que tu t’es entretenue exprès avec ta grand-mère pour le livre, ou tu t’es basée sur tes souvenirs ?
Depuis que je sais écrire, j’écris des histoires sur la moindre feuille volante que je trouve. Donc ma grand-mère m’a toujours vu griffonner et c’est de là que vient cette blague entre nous que j’allais finir par écrire ses mémoires. Cela me faisait aussi plein de matière de laquelle partir. Mais je me suis rendu compte en commençant à écrire des trous dans certains épisodes. Une fois ce projet de roman devenu concret, je suis revenue plusieurs fois vers ma grand-mère pour combler ces trous nécessaires à mon arc narratif, en l’enregistrant. Mais je n’ai pas cherché à retranscrire avec exactitude, je me suis laissé beaucoup de liberté. Dans la vraie vie, plein de choses qui nous arrivent n’ont pas de sens, sont dues au hasard, mais on peut choisir d’en relier certaines avec un regard rétrospectif qui nous donnerait presque envie de croire au destin.
En tant qu’afroféministe, je vois en surbrillance les rapports de domination, de classe, de race, et de genre dans ce que me raconte ma grand-mère. Et je voulais que cela infuse dans ce roman, de manière politique mais aussi émotionnel. Et ce, sans que cela entrave la dimension mythique de cette histoire, au contraire. Comment ce personnage est parvenu à survivre, et même à briller, à travers sa trajectoire, marquée notamment par la migration du Cameroun à la France ?
Pourquoi la littérature française a-t-elle si rarement des romans sur des femmes noires comme ta grand-mère qui a pu être aussi bien esthéticienne que femme de ménage ?
Je pense que c’est important qu’on ait aussi ce genre de roman, d’en montrer l’importance poétique et politique. Et tout le monde devrait pouvoir en voir l’humanité, s’y identifier, plutôt que de laisser ces vies être invisibilisées. Les vies des femmes noires peuvent aussi avoir une portée universelle. J’en suis intimement convaincue. Ce qui doit être révoltant, c’est que ce n’est pas évident pour tout le monde : plein de gens ne voient pas notre humanité, ou la considèrent comme uniquement périphérique. Ma grand-mère a eu une vie tellement romanesque, comme plein d’autres femmes qui lui ressemblent mais qu’on écoute rarement en France.
Comment ce personnage a aussi su faire de sa beauté un superpouvoir ?
Trop d’hommes ont l’habitude de parler de la beauté des femmes comme étant tantôt la seule chose intéressante chez elles, tantôt un outil de manipulation, pour ne pas dire de michtonnerie. Ma grand-mère fait partie de ces femmes qui, empêchées de s’épanouir personnellement et professionnellement comme elle le voulait et le pouvait, a pris avantage du seul espace qu’on voulait bien lui céder : celui de la beauté. Non seulement parce qu’elle est belle, mais aussi parce qu’elle est claire de peau, ce qui est un relatif avantage social dans beaucoup d’espaces. Pour survivre, elle a fait avec les moyens à sa disposition, dont sa beauté.
Ça met aussi en évidence une double injonction contradictoire : on ne pardonne pas aux femmes de ne pas être belles, et en même temps on peut le leur reprocher quand elles le sont trop ou s’en servent, ou c’est mobilisé comme un argument contre leur intelligence. On devrait être belle sans en avoir conscience, sans agentivité dessus. La beauté comme valeur, ça va, mais la beauté comme outil, c’est jugé négativement. Au Cameroun comme en France, la société patriarcale est même capable de reprocher aux femmes belles d’être hautaines si elles ont le malheur d’en être conscientes.
Ton roman est aussi parcouru de rêves qui peuvent paraître prémonitoires : quelle place occupe la magie dans ton imaginaire littéraire ?
Parfois, c’est perçu comme du simple onirisme, parfois de la magie, parfois du réalisme magique. Mais je dirais que ce rapport à la spiritualité dans mon écriture constitue une langue de plus. En Europe, le grand public a une vision assez arrêtée de ce qui tient de la réalité ou non. Mais je pense que les astrophysicien·ne·s ont une plus grande conscience de l’étendue de leur ignorance, de notre méconnaissance de l’univers. Or, il y a tant de choses qu’on ne sait pas, qu’on ne maîtrise pas, et qui composent pourtant aussi notre réalité. Cette part de mystère fait partie de ma langue. C’est ma manière d’exprimer ce que je ne comprends pas.
Pourquoi entrecoupes-tu chaque chapitre de poèmes ?
La poésie est une autre de mes langues. Cela me permet d’exprimer autrement ce qu’il se passe dans l’histoire, à la manière des chœurs dans les tragédies antiques, ou des griot·te·s (conteu·se·s d’histoire traditionnel·le·s). Ce qui est beau avec la spiritualité ou la magie, tout comme avec la poésie, c’est de parvenir à exprimer et accepter, accueillir, des choses qu’on ne comprend pas. Des choses qui semblent hors de notre portée, en dehors des limites de notre savoir.
Qu’est-ce que l’écriture de ce roman t’a appris ?
Tout en gardant en tête l’importance de la réception, je l’ai d’abord écrit pour moi, sans chercher de validation, pas même celle de ma grand-mère et ma mère. C’était particulièrement dur de tenter d’oublier leur regard sur mon travail en cours. C’était un peu plus facile sur les poèmes, d’ailleurs.
Ce roman m’a aussi confortée dans l’idée qu’il était radicale de refuser de souffrir en tant que femme, comme le fait le personnage de ma grand-mère dans ce livre qui se déroule des années 1950 à aujourd’hui. On voit bien comment les dynamiques sexistes et racistes évoluent (peu), et combien il a pu être difficile pour elle de s’affranchir de l’autorité parentale, familiale et maritale. Combien il n’y pas de route pré-tracée et linéaire vers l’autonomie, et que les retours en arrière peuvent être fréquents. Elle avait, chevillée au corps, l’idée qu’elle avait le droit de s’épanouir, de suivre ses rêves, de fleurir.
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