Ce programme n’est pas du stand-up. C’est peut-être pour illustrer cela que Netflix a accolé à cette mention les catégories « Insolite » et « Comédie dramatique », dans une tentative désespérée de faire rentrer dans une case un artiste qui ne brille jamais aussi fort que lorsqu’il en sort : Bo Burnham, qui nous emmène dans son poignant, son absurde, son fragile Inside.
1 guy 1 room 1 pandémie mondiale…
Inside, d’abord parce qu’on y est : à l’intérieur. Et parce que comme nous tous et toutes, pendant un an, Bo Burnham y est resté, confiné par la pandémie de Covid-19. Sauf que là où vous avez peut-être fait du pain, appris à tricoter ou recommencé votre ferme sur Stardew Valley, l’artiste a décidé d’écrire, de tourner, de monter, bref : de produire tout seul un… eh bien. On y revient.
Un spectacle de stand-up ? Non. Un documentaire ? Non plus. Une œuvre atypique, plurielle, charnelle, viscérale, tragi-comique avec plus de tragique que de comique. Oui. Disons ça.
Le petit génie de YouTube dont je vous avais déjà recommandé chaudement l’excellent spectacle Make Happy (également sur Netflix, et bien plus « conventionnel » — même si déjà sacrément barré) est tellement partout dans Inside que c’est nous qui finissons par entrer en lui. Via des effets visuels impressionnants, surtout pour une seule personne, via une science du montage qui force le respect, via son écriture si piquante, Bo Burnham nous enferme dans une petite pièce qu’il modifie, par des projections et des jeux de lumière, jusqu’à nous la faire oublier.
Car ce n’est pas la pièce qui compte. Inside, c’est l’intérieur du cerveau de Bo Burnham.
Et c’est le bordel.
…and 1 santé mentale déclinante
La thématique de la santé mentale est présente, en filigrane, dans toutes les œuvres de Bo Burnham ou presque ; biberonné à l’Internet, ce millennial n’a jamais dressé les barrières traditionnelles séparant artiste et public. Le final de Make Happy, une performance inoubliable, était déjà limpide à ce sujet : Bo Burnham ne va… pas très bien.
Sans cesse tiraillé entre son besoin de créer, d’être admiré, et sa honte d’avoir, justement, besoin de cela, le jeune Américain est un vortex d’anxiété, qui emplit sa pièce de son mètre quatre-vingt-seize dans Inside
comme il emplit notre esprit de ses divagations égarées face à une dépression qu’il ne parvient plus à contrôler.
Même lorsqu’il tente de désamorcer ses propos sur son envie de mettre fin à ses jours, Bo Burnham n’y arrive pas. Et comme toujours devant ses productions, on ne sait plus où mettre le curseur : sincérité ou comédie ? Vraie spontanéité ou moment répété ? Peu importe, au final. Le sens est là.
Bo Burnham ne va vraiment pas bien.
Inside nous met dans une position ambivalente. Celle de spectatrice voyeuriste qui contemple la descente aux enfers d’un jeune homme, mais aussi celle d’un public aussi paumé que lui trouvant dans l’œuvre un reflet de nos propres angoisses, sans oublier celle d’humaine empathique qui s’intéresse à ce que ressent autrui.
Cette ambivalence n’est pas étonnante lorsqu’on sait que Bo Burnham lui-même est perclus de contradictions — c’est bien ça qui le ronge. Et qui le rend humain.
Dénoncer la société, oui, mais sur Netflix
Enfant des Internets, Bo Burnham fait partie — comme moi, comme vous peut-être — de ces premières générations qui ont grandi avec, sans pour autant avoir manié un smartphone avant de savoir parler, et ont vu la « nouveauté » se démocratiser. Il est l’un des créateurs emblématiques de l’une des premières gardes d’artistes et de stars numériques qui ont connecté avec leur public depuis leur chambre.
Comment ne pas imaginer, donc, que son rapport au Web, si indispensable à sa vie, si toxique à sa santé mentale, soit complexe ?
Plus encore que le confinement (mais moins que la santé mentale), Internet est le sujet principal d’Inside. Et comme à son habitude, Bo Burnham l’explore dans toutes ses nuances : lorsqu’il imite — avec un talent fou — les posts d’une « white woman on Instagram », il ne tombe pas dans l’humour misogyne facile, mais interrompt sans prévenir son sketch pour offrir de la profondeur à ce personnage de femme « superficielle » si souvent moqué.
Plus loin dans Inside, un Bo Burnham au bout de ses forces, allongé par terre, enroulé dans une couverture, réfléchit à voix haute :
« Peut-être que permettre à de gigantesques entreprises du numérique d’exploiter les agitations neurochimiques des enfants pour faire du profit, vous savez — peut-être que c’était pas notre meilleure idée. Peut-être que de réduire l’entièreté de l’expérience humaine subjective à un échange de valeurs dénué de vie, qui ne bénéficie à personne à part à quelques reptiles aux yeux exorbités de la Silicon Valley, peut-être que… peut-être que c’est pas top comme façon de vivre notre vie. »
« Donc le mec dénonce les dérives d’Internet… sur Netflix ? », me demanderez-vous. Eh bien oui. C’est paradoxal, je vous l’accorde : utiliser une énorme plateforme du Web pour dénoncer l’addiction aux écrans, les liens entre réseaux sociaux et dépression ou l’hégémonie des grands acteurs de l’industrie, ça pourrait même paraître hypocrite.
Sauf que… c’est ce que nous faisons un peu tous et toutes, non ? Mises à part les personnes qui s’extirpent radicalement du système, nous sommes tous et toutes actrices des outils que nous utilisons, et parfois subissons. Critiquer Internet sur Netflix ou critiquer le capitalisme dans un post Instagram, après tout, ce n’est pas si différent.
C’est en cela que Bo Burnham touche juste. Comme à chaque fois. C’est pour cela que j’ai regardé Inside pleinement, tardivement, en choisissant mon moment. Un soir de précanicule, seule devant mon écran. Et sans téléphone à la main, pour une fois.
Parce qu’il parle de lui, mais aussi de moi ; il parle de nous tous, nous toutes, de cette foutue génération Y face à un monde en surchauffe, à une pandémie, à des stimuli constants d’applications conçues pour que nous ayons besoin de les ouvrir encore et encore, à une économie qui s’effondre, à des tensions, à de la haine, à des guerres, et qui parfois a envie de se rouler en boule dans une pièce, de ne plus en sortir, et d’y devenir libre.
Car si le tout-juste-trentenaire critique les aspects néfastes d’Internet, il est le mieux placé pour en saluer le plus formidable avantage : Internet connecte les gens. Et Bo Burnham, avec sa vulnérabilité folle, nous connecte à lui, mais aussi à nous-mêmes. Comme le font, finalement, tous les grands artistes.
Inside de Bo Burnham est disponible sur Netflix.
À lire aussi : Vous DEVEZ regarder ce spectacle sur Netflix, mais je préfère ne pas vous dire pourquoi
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Les Commentaires
Ayant fait une dépression il y a peu et ayant toujours des états dépressifs je suis partagée entre éventuellement trouver des mots mis bout à bout de manière brillante et dans lesquels je peux me retrouver et le fait que ça me plonge dans une torpeur limite.
Mais je suis très intriguée par le fait de lire tant de personnes s'y retrouvant, ayant été chamboulées par ce film et ça donne très envie.