Culpabilité, effets post-partum, absence de souvenirs, formalités administratives… Perdre un enfant pendant la grossesse ou quelques jours après son accouchement conduit à un deuil pas comme les autres, dont on parle peu. Comment traverser une telle épreuve ?
Autour de son cou, Anaïs, 34 ans, porte une chaîne en or. Gravée sur sa médaille : « Mathilde, petit renard ». C’est un autre prénom, « Noé », qui trône sur des cubes installés dans le salon d’Amélie, 34 ans également. Pour ces deux mères, ces objets sont empreints d’une même douleur : celle de la perte d’un enfant né sans vie.
En France, le deuil périnatal toucherait environ 7 000 familles chaque année. Pour l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), ce terme renvoie au décès d’un enfant entre la 22e semaine de grossesse et le 7e jour de vie.
Cette définition écarte donc les interruptions involontaires de grossesse avant ce terme – communément appelées fausses couches – qui n’excluent pourtant pas toujours un travail de deuil, comme le note la gynécologue-obstétricienne Manon Ravel-Chapuis :
« Avec les applications, les tests d’ovulation, les tests de grossesses ultra précoces, les patientes sont au courant de leur grossesse au bout d’à peine une semaine, et sont déjà dans l’ultra projection. La fausse couche […] vient se heurter à cette vie future idéalisée. »
Fausse couche, mort fœtale – décès spontané du bébé dans le ventre –, interruption médicale de grossesse, décès néonatal ; quelle qu’en soit la raison et le moment, la perte d’un enfant durant la grossesse ou quelques jours après l’accouchement reste un sujet tabou.
Les législateurs se sont saisi tardivement de la question, tout comme les médias. Aujourd’hui, le sujet est un peu plus abordé qu’auparavant à travers des associations, des articles de presse, des livres, des podcasts, des formations du personnel de santé… ce qui n’empêche pas les « paranges » de peiner à traverser ce deuil.
Se créer des souvenirs
« Le deuil périnatal est différent d’un deuil « classique » dans le sens où c’est celui d’une personne que l’on n’a pas connue », commence Karine Mayer, psychologue spécialisée en périnatalité.
Dans son livre Dans ces moments-là, Hélène Gérin, ancienne accompagnante à la naissance, parle d’un « deuil de l’avenir, pas du passé », « un deuil des possibles, un deuil de projections, un deuil de rêves ». « Quelle vie il aurait eu avec nous ? Comment il aurait été avec sa petite sœur ? », se demande ainsi Amélie.
« Les parents, la famille, les amis ne pourront pas s’appuyer sur les souvenirs accumulés au fil des années pour évoquer avec tendresse ce bébé, comme on peut le faire avec n’importe quel défunt », développe Hélène Gérin dans son guide sur le deuil périnatal. « Tu n’as pas de vrais souvenirs, alors tu essaies d’en créer », confirme Amélie.
Selon Karine Mayer, « il faut faire exister cet enfant ». Dans cette optique, le personnel médical propose toujours aux parents de voir leur bébé. Raphaëlle Gordinot, sage-femme, nous explique :
« On les incite à le rencontrer pour qu’ils se rendent compte qu’il n’est plus dans le ventre, qu’il n’est plus vivant, mais aussi pour leur montrer qu’il est beau, que ces mères n’ont pas enfanté un « monstre » […] Systématiquement, nous prenons aussi les empreintes des pieds et des mains. »
Généralement, au moins une photo est prise afin d’être intégrée au dossier médical. « Mais elle n’a pas vocation à créer un souvenir », remarque Cillia. Cette photographe est bénévole pour l’association Souvenange, qui propose de retoucher ces photos médicales, afin de les « adoucir ».
Même des années après, les paranges sont en droit de réclamer les photos de leur enfant auprès de la maternité, et de les envoyer à Souvenange. Les photographes de l’association proposent aussi de se déplacer dans les maternités, pour prendre directement des photos du bébé. Pour Cillia :
« On ne photographie pas la mort, on immortalise l’amour. »
En prenant des clichés de l’enfant, de ses mains, de ses oreilles, de ses cheveux, Souvenange « aide les parents à créer un lien avec leur bébé, à repérer d’éventuelles ressemblances », détaille Cillia. « Ils n’auraient pas eu le réflexe de prendre eux-mêmes ces photos », conclut-elle.
Celle de Noé – non retouchée – est rangée dans une boîte. Celle de Mathilde aussi, avec d’autres affaires – pyjamas, bonnet, doudou… Ces boîtes restent souvent fermées.
« Je sais que je l’ai, justifie Amélie, apaisée par cette idée, c’est la seule chose qu’on ait, à part les photos de grossesse ».
Des droits pour le bébé
Même juridiquement, faire exister ces enfants n’a pas toujours été possible. Mais aujourd’hui, à partir de la 15e semaine d’aménorrhée, les parents peuvent leur attribuer un prénom et les inscrire sur le livret de famille. « Ça prouve qu’il existe », salue Amélie, qui regrette toutefois que la vue de ce prénom crée parfois un malaise auprès des autres.
De plus, une proposition de loi visant à donner aux enfants nés sans vie un nom de famille vient d’être adoptée au Parlement. Il est désormais également possible de l’inscrire sur le livret de famille.
Les « paranges » sont également en droit d’organiser des obsèques. Anaïs et Aurélien, qui ont eu une semaine de réflexion entre l’annonce du handicap de leur bébé et l’interruption médicale de grossesse, n’ont pas hésité :
« Dès que j’ai su que je subirais une IMG, j’ai pris les choses en main, se souvient la maman, ça nous paraissait évident de faire une crémation normale ».
Amélie et Jonathan n’ont pas eu ce temps de réflexion, leur bébé étant décédé en quelques heures, après une grossesse sans souci.
« Nous avons eu deux jours pour prendre une décision, explique Amélie, encore choquée d’avoir dû signer une « reconnaissance d’abandon de corps ». J’étais à l’hôpital, je ne voulais pas que mon mari gère ça tout seul. Sur le coup, j’ai un peu regretté, mais s’il y avait eu une tombe, je serais peut-être devenue dingue… »
Un suivi de couche pas encore au point
Cette décision terrible s’inscrit dans une longue liste de détails à régler dans de telles situations. Au choc émotionnel s’ajoutent des démarches administratives : prévenir l’Assurance Maladie, la Caisse d’allocations familiales, l’employeur, la crèche…
À noter que les mères ont droit à leur congé maternité en entier si le bébé est né après 22 semaines d’aménorrhée. Un droit qu’Amélie jugeait « illégitime », mais pourtant bien nécessaire. La douleur psychique est en effet doublée de douleurs physiques de l’après-accouchement… et des effets post-partum. Les deux mères ont dû supporter des montées de lait extrêmement douloureuses.
« À aucun moment je n’avais pensé à ça », s’étonne encore Amélie. « On ne m’avait pas dit quoi faire », s’agace de son côté Anaïs. Dans certaines maternités, la prise en charge évolue : un suivi de couche est parfois proposé à domicile. Une façon aussi d’éviter à ces parents endeuillés de croiser des femmes enceintes ou avec leur bébé dans les couloirs de l’hôpital ou dans les salles d’attente des gynécologues, comme l’ont expérimenté Amélie et Anaïs.
Raphaëlle Gordinot, sage-femme, rapporte :
« Durant ces rendez-vous à domicile, les sages-femmes en profitent aussi pour aider les couples à mieux connaître leurs droits. »
Un soutien psychologique indispensable pour gérer cette culpabilité injustifiée
Des associations proposent aussi un accompagnement, comme Petite Émilie, Une fleur une vie ou Décroche-moi une étoile. Dans les maternités, un soutien psychologique est systématiquement proposé aux deux parents. Amélie comme Anaïs ont préféré consulter ailleurs, un peu plus tard. Amélie nous raconte :
« La première psy me parlait de ‘foetus’, ça m’a mis une barrière. »
Les deux mères, suivies pendant plusieurs mois, estiment ce soutien « indispensable ». « C’était mon moment à moi, où je pouvais parler d’elle », décrit Anaïs.
Aurélien, son compagnon, a préféré rejoindre un groupe de parole. Mais les hommes semblent franchir plus rarement le pas, comme le constate Karine Mayer, qui n’a jamais reçu un papa :
« La maternité et la paternité ne se vivent pas de la même manière, psychiquement et physiquement. On dit souvent que la paternité commence quand l’enfant naît. »
La psychologue relève beaucoup de culpabilité injustifiée chez ces mères qui ont perdu leur enfant. « Je n’ai pas su la protéger », murmure dans un sanglot Anaïs. Amélie a, elle, appris à gérer peu à peu ce sentiment très fort, le décès de Noé étant lié à une maladie dont elle était atteinte sans le savoir :
« C’était hyper difficile de réaliser que ça venait de moi, je regrette de ne pas avoir su avant qu’un traitement aurait pu éviter cela ».
Lors de ses séances, Karine Mayer veut justement proposer à ces mères :
« un espace où elles peuvent exprimer leur souffrance, car l’entourage ne suffit pas ».
Entre maladresse et déni, les proches peinent souvent à accompagner ces parents. Dans son livre Dans ces moments-là, Hélène Gérin liste des conseils à leur encontre.
Ne pas en faire un tabou
Même avec son mari, Amélie a mis un an à parler de Noé. Aurélien et Anaïs abordent le sujet surtout lors de dates anniversaires, ou à l’approche d’événements particuliers comme Noël.
Les deux couples ont néanmoins réussi à surmonter cette terrible épreuve, ensemble. « Le fait qu’on soit soudés m’a beaucoup aidée », assure Amélie, quand Anaïs est certaine qu’elle et Aurélien peuvent désormais « survivre à tout ». Mais la mère de deux autres petits garçons nés après Mathilde redoute le jour où ils l’interrogeront :
« Pour le moment, je leur dis que maman a eu un autre bébé avant eux, « Petit Renard ». Je l’appelle par son surnom car je ne suis pas prête à les entendre prononcer son prénom devant moi. »
De la même manière, la psychologue a conseillé à Amélie de parler à sa petite fille de son grand frère.
Aucune des deux mères ne veut que ce sujet devienne tabou. Amélie témoigne :
« Mais je ne sais jamais quoi répondre quand on me demande combien j’ai d’enfants, et c’est une question que je ne pose plus. »
Le deuil en général, et encore plus celui d’un bébé né sans vie, demeurent tabous. Toutefois, les langues semblent se délier ces dernières années. En 2019, après la sortie du documentaire Et je choisis de vivre, qui raconte le parcours d’une mère qui a perdu son enfant, la plate-forme Mieux traverser le deuil, consacrée aux différents deuils, est la première du genre à naître sur Internet.
Des livres sortent également sur le sujet. Hélène Gérin, autrice de l’un d’eux, propose même une formation en ligne aux soignants amenés à gérer de telles situations. La docteure Manon Ravel-Chapuis, diplômée depuis peu, reconnaît ne pas vraiment avoir été formée à ces questions, et avoir « certainement été maladroite ». Aujourd’hui, elle tente d’entraîner les nouveaux internes à annoncer ces mauvaises nouvelles.
Les réseaux sociaux ont aussi leur rôle à jouer dans la libération de la parole sur le deuil périnatal. Sur Instagram, de nombreux parents, y compris des personnes célèbres, choisissent depuis peu de publier des photos de leur enfant né sans vie, parfois sous le hashtag #stillborn.
De son côté, depuis septembre 2020, la journaliste Sophie De Chivré consacre tous les épisodes de son podcast Au revoir au deuil périnatal. Ces nouvelles ressources cherchent à aider les paranges à surmonter cette douleur, en libérant la parole. « Ça aide d’entendre des personnes qui ont traversé la même chose », affirme Anaïs.
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Image en une : © Pexels/cottonbro
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