Pedro Almodóvar aime calfeutrer ses héroïnes dans une Espagne colorée qui contraste avec l’obscurité de leurs drames intimes.
Entre des murs pourpres ou céruléens, le septuagénaire né à Calzada de Calatrava, figure de proue de la nouvelle vague espagnole, les fait parler entre elles, souvent sans aucune présence masculine, et souvent sans qu’un homme ne soit le sujet central de leur conversation.
Almodóvar et ses héroïnes
Des mères privées de leur fils, des femmes en transition, des filles privées de leurs mères, des femmes atteintes du SIDA, des femmes torero, des femmes cobayes : Pedro Almodóvar fait un pas de côté pour les écrire et les filmer hors des cadres habituels du cinéma, où elles ne sont souvent que réduites à quelques archétypes, et demeurent surtout l’objet de fantasmes.
Dès le début des années 1980, où l’écriture des rôles féminins laissait sacrément à désirer dans le paysage audiovisuel international, Almodóvar se distinguait déjà par ses héroïnes différentes, entières et surtout grandes maîtresse de ses films.
Qu’il nous les présente dans des comédies très vaudeville comme Femmes au bord de la crise de nerfs et Talons aiguilles ou dans des drames shakespeariens commeTout sur ma mère et Parle avec elle, le réalisateur s’évertue en tout cas à les ériger en héroïnes, tandis que partout ailleurs elles servent de sidekicks.
Entourée d’actrices qui l’inspirent et traversent sa filmographie quasiment de part en part comme Marisa Paredes (Talons Aiguilles, Todo Su Mi Madre, La Piel Que Habito etc), Rossy de Palma (Femmes au bord de la crise de nerfs, Madres Paralelas, Julieta) et évidemment Penélope Cruz (Volver, Tout sur ma mère, Madres Paralelas, Dolor Y Gloria), le cinéaste fédère tout un clan qui œuvre via un cinéma à la fois viscéral et très théâtral pour la pluralité des profils féminins.
La preuve en trois films sensationnels qui répondent à trois figures obsessionnelles du réalisateur (la figure de la mère, celle de la femme mure et celle de la femme endeuillée) et ne laissent aucun doute sur la maestria de ce dernier à savoir les écrire et les filmer.
La figure maternelle dans Tout sur ma mère
Almodóvar concentre son cinéma sur les oubliées du monde. Comme il en avait déjà l’habitude en 1998, année où il a réalisé Tout sur ma mère, il dresse le portrait de femmes faillibles, qui évoluent au-delà des normes sociales.
Se mêlent alors les destins d’une actrice lesbienne, de son amante accro à la cocaïne, d’une mère en deuil, d’une religieuse séropositive enceinte d’une femme trans…
Todo Su Mi Madre, de son titre original, c’est plus précisément l’histoire de Manuela, une infirmière passionnée de littérature vivant seule avec son fils — qu’elle aime plus que tout.
Un soir, ils vont tous les deux au théâtre voir Un Tramway nommé désir, la pièce préférée de Manuela. Mais au sortir de la salle, Esteban se fait renverser par une voiture, sous les yeux de sa mère, alors qu’il essayait de récolter un autographe de l’actrice principale.
Rongée par le chagrin, Manuela part à la recherche du père de son fils, pour lui apporter la terrible nouvelle.
Tout sur ma mère est l’un des premiers films de son créateur à retranscrire son obsession pour la figure de la mère, thème par la suite résolument récurrent, qui ponctue ses longs-métrages d’une manière ou d’une autre — souvent dans la douleur.
Toutefois, que ce soit dans Tout sur ma mère, Volver, Madres Paralelas, Étreintes brisées, Julieta ou Douleur et Gloire, jamais deux personnages de génitrices ne se ressemblent.
Elles sont toutes écrites avec singularité, soulignant qu’il existe autant de mères qu’il existe de femmes. Une myriade, en somme.
Pleurez devant Tout sur ma mère sur Prime Video
La figure de la femme endeuillée dans Madres Paralelas
Attention, ce paragraphe contient des spoilers sur le nouveau film de Pedro Almodóvar, actuellement au cinéma.
Elles sont rares, les femmes auxquelles tout sourit dans le cinéma térébrant du réalisateur espagnol. Dire qu’elles n’ont pas été épargnées par la vie serait même un euphémisme.
Lorsqu’elles ne sont pas plongées dans un profond coma où en tout cas elles-mêmes victimes d’une maladie, elles doivent pleurer l’un de leur proche.
C’est notamment le cas dans Madres Paralelas, dont l’une des deux héroïnes affronte la pire perte qui soit : celle d’un enfant. Comme dans Tout sur ma mère, vous observerez… à la différence près qu’il s’agit ici d’un nourrisson.
Madres Paralelas, actuellement au cinéma et porté par Penélope Cruz ainsi que Milena Smit (la révélation du film), raconte l’histoire de Janis et Ana. La première est enceinte d’un homme qu’elle aime mais avec qui elle ne peut pas s’engager. La seconde, de son côté, ne souhaite pas même parler de la naissance imminente de son enfant au père.
Les deux femmes accouchent le même jour, dans la même chambre d’hôpital, et suite à un cafouillage vont toutes les deux élever le bébé de l’autre.
Sauf que l’enfant d’Ana, qui est en fait celui de Janis (vous suivez ?), décède quelques mois après sa naissance. S’engage alors une relation basée sur le secret entre les deux femmes — qui entretiennent par ailleurs une relation amoureuse et sexuelle.
Comment survivre à la mort d’un enfant qu’on n’a même pas pu tenir dans ses bras ? Telle est la question d’un film dont le pitch pourrait sembler tiré par les cheveux mais qui, grâce à la botte secrète de son cinéaste, parvient à convaincre à grands renforts de naturalisme.
Une œuvre splendide, qui interroge la notion du deuil d’un enfant, comme si souvent dans le cinéma d’Almodóvar, tourmenté par la notion même de finalité.
On en profite d’ailleurs pour vous conseiller le documentaire sur feu Chavela Vargas (l’une des meilleures amies d’Almodóvar), la première chanteuse mexicaine à avoir chanté son amour pour les femmes sur les scènes de Mexico dans les années 60, qui est en partie narré par la voix du cinéaste. Le réalisateur en profite pour se livrer davantage sur son rapport à la mort, et surtout à la mort des femmes qu’il aime.
À voir pour aller plus loin dans votre connaissance des recoins du cœur du cinéaste.
La figure de la femme mûre, dans Volver
Autre incontournable relativement récent (2006) du cinéma d’Almodovar, j’ai nommé bien sûr le turbulent Volver, sorte de drame fiévreux aux allures de thriller dont les coupables sont surtout les victimes.
Dans ce film présenté l’année de sa sortie au festival de Cannes, comme nombre de productions du cinéaste ibérique, trois générations de femmes se rassemblent autour d’un même drame.
Trois ans après que leurs parents ont décédé dans un accident de voiture, Raimunda et Sole, deux sœurs madrilènes, tentent de joindre les deux bouts.
Raimunda a une fille qu’elle élève avec son époux, un homme violent et paresseux. Lorsque son mari essaie de violer sa fille, Raimunda le tue d’un coup de poignard avant de l’enfermer dans un frigo en attendant de trouver une meilleure solution.
Par ailleurs, Sole découvre sa mère dans le coffre de sa voiture. Est-elle vivante ? N’est-elle qu’un fantôme ?
Si l’intrigue de Volver explore plusieurs histoires parallèles, il faut souligner qu’elle fait de la mère âgée un personnage clé du film, sans la résoudre ni au statut de vieille sénile, ni à celui de mégère.
Fragmentée, particulièrement insondable, la mère est écrite comme le sont rarement les personnages féminins ayant passé les 40 ans.
Dans un cinéma qui sacrifie les femmes sitôt qu’elle ne sont plus jeunes, allant jusqu’à les réduire à seulement deux ou trois archétypes quand il ne les invisibilise pas, Almodóvar fait figure d’OVNI.
Outre Volver, il soigne et magnifie ses personnages de femmes « mûres » dans plusieurs autres de ses créations, notamment avec le superbe rôle de Huma Rojo (lumineuse Marisa Paredes, révélation de Talons Aiguilles) dans Tout sur ma mère, qui fascine les salles de théâtre et est érigée au rang d’icône humaniste.
Évidemment, le cinéma d’Almodóvar fonctionnant étrangement sur le principe d’archétypes de personnages qu’il déconstruit au fur et à mesure de son œuvre, il existe un grand nombre d’autres profils féminins qui électrisent les œuvres du réalisateur, comme l’artiste déchue ou l’amante sacrificielle.
Mais aucune de ces figures qui balisent sa cinématographie ne ressemble à une autre. Bien qu’elles répondent parfois à des archétypes, elles sont précisément détaillées et disséquées pour que l’humain agisse comme il agit dans la vraie vie : de manière imprévisible.
Alors voyez Tout sur ma mère, Madres Paralelas, Volver, mais aussi Le labyrinthe des passions, Étreintes brisées, Parle avec elle, Femmes au bord de la crise de nerfs, Julieta, La loi du désir, Matador, Douleur et Gloire… et tous les films du cinéaste, sinon pour leur théâtralité élégamment vieillotte, au moins pour leurs personnages féminins.
À lire aussi : La nouvelle chronologie des médias vous permettra de mater des films plus vite après leur sortie en salles
Vous aimez nos articles ? Vous adorerez nos newsletters ! Abonnez-vous gratuitement sur cette page.
Les Commentaires