Vendredi dernier, les États-Unis ont connu une nouvelle tuerie : Elliot Rodger, un étudiant de 22 ans, a ouvert le feu sur des étudiants de l’université de Santa Barbara, tuant six d’entre eux et blessant treize autres avant de retourner l’arme sur lui-même.
« Vous, les filles, vous n’avez jamais été attirées par moi »
Comme d’autres avant lui, le tireur a complètement prémédité ses actes : il écumait les forums de fitness et de séduction, déversant sa haine des femmes à l’écrit et en vidéos.
Dans une dernière vidéo postée sur Youtube, il annonçait « le jour du châtiment », son intention de punir les femmes de n’avoir « jamais été attirées par [lui] » :
« Je ne sais pas pourquoi vous les filles, vous n’avez jamais été attirées par moi, mais je vais vous punir pour tout ça. C’est une injustice, un crime, parce que je ne sais pas ce que vous ne voyez pas en moi. Je suis le mec parfait, et pourtant vous vous jetez dans les bras de tous ces hommes odieux, au lieu de moi, le gentleman suprême. »
« Le jour du châtiment, j’entrerai dans la maison des étudiantes les plus sexy du campus, et je massacrerai chaque salope blonde gâtée et coincée que je vois à l’intérieur ».
https://youtu.be/MQUW3Km01BM
Des menaces à glacer le sang, et pourtant, ce discours est loin d’être une exception : on le retrouve assez couramment sur Internet, menaces de violence comprises.
Elliot Rodger, un pur produit du masculinisme
La tentation – sociétale et médiatique – de faire de cette tuerie l’oeuvre d’un fou, d’un dégénéré, d’un malade mental est grande.
C’est confortable, et cela nous évite une remise en question de notre modèle de société et d’éducation. Mais si ses actes ont effectivement dépassé toute rationalité, le discours tenu par Elliot Rodger n’est pas celui d’un fou : c’est un discours extraordinairement courant, familier.
On le retrouve sur les sites et les forums de Pick Up Artists, sur les sites masculinistes, au sein des mouvements qui militent pour « les droits des hommes ».
Mar_Lard parle des MRA « Men Rights’ Activists ».
Selon Gentside, Rodger avait « une personnalité aussi instable qu’inquiétante ». Et pourtant, non, son discours est un pur produit de notre société, exacerbé certes, mais en cohérence avec la dangereuse injonction sociale faite aux garçons : « sois un homme ! »
Il se décrit comme ayant souffert du manque d’attention de la gent féminine : il est puceau à 22 ans, comme si c’était une honte.
Et de fait, s’il faut être viril pour « être un homme, un vrai », cela passe, dans l’idéologie masculiniste largement répandue, par avoir des relations hétérosexuelles.
Pour trouver des éléments probants à cette analyse, il suffit d’aller lire les milliers de commentaires laissés sur les réseaux sociaux, ces condoléances à un meurtrier : les références machistes y sont nombreuses.
Il y a bien sûr des commentaires qui condamnent le tueur, mais également une flopée d’insultes à son endroit qui s’inscrivent dans le même registre que sa complainte : pas assez viril, pas assez « mec » pour « choper de la meuf » :
« Quelle pédale » (parce que l’insulte homophobe incarne la négation de la virilité ), « il voulait de la chatte, il n’avait qu’à se payer une pute ! », « putain de salope » :
Une sélection de commentaires laissés sous sa vidéo Youtube.
Rodger, un « Nice Guy » parmi tant d’autres
Rodger était un « mec bien », un de ces garçons gentils, surtout envers les filles, parce qu’on lui a appris à faire preuve de gentillesse. Jusque-là, rien d’anormal.
Mais Rodger, comme beaucoup d’autres garçons appelés « Nice Guy », entretient un rapport problématique avec les filles : il est persuadé que s’il est gentil avec elles, elles vont vouloir sortir avec lui. Que l’affection et les relations sexuelles sont des contreparties, des récompenses à sa propre affection et à sa gentillesse.
La notion de consentement est complètement étrangère à ce raisonnement, raisonnement qui est pourtant extrêmement répandu dans la société : c’est la même « logique » qui conduit des hommes à aborder des femmes dans la rue d’abord poliment, tentant de séduire, et qui passent à l’insulte en cas de refus.
Les premières fois, ça surprend : on m’aborde de manière très civile, pour me faire un compliment ou me demander un renseignement.
Puis on me propose un café /un verre / d’échanger nos numéros de téléphone – parce que j’ai répondu à de la courtoisie par de la courtoisie, je refuse tout aussi poliment.
Et là, l’escalade : le degré de violence verbale varie selon les individus, mais ça peut aller du mépris ostensible ( « mais pour qui elle se prend, cette fille ? ») aux insultes explicites (du fameux « Miss Monde » ironique aux salope, pute & co).
Quel est le rapport avec Elliot Rodger ? C’est la même logique, le même raisonnement. Refuser les avances d’un « gentil garçon » est vécu comme une faute par ceux-ci. Si Rodger n’est jamais sorti avec une fille, s’il n’a jamais eu de relation sexuelle, c’est à cause des filles qui le refusent, lui n’y est pour rien, il est victime, le propre du « Nice Guy ».
Les « pro de la séduction » en renfort
Et les « Nice Guys » sont nombreux. Les communautés de PUA (Pick Up Artists), ces « experts de la séduction » revendiquent ouvertement le succès de leurs méthodes, basées sur cette même logique : il faut être gentil avec une fille, pour qu’elle se sente redevable de votre gentillesse, puis « prendre les commandes » pour ne pas rester dans « la friendzone ».
Pourquoi ? Parce que les filles préfèrent toujours au fond les hommes, les vrais, un peu macho – exactement ce que Rodger reproche aux filles dans sa vidéo : d’être attirées par des garçons qui leur parlent mal et les traitent mal. Il le dit très clairement :
« Toutes ces filles que j’ai tellement désirées, elles m’auraient toutes rejeté et m’auraient méprisé en tant qu’homme inférieur si jamais je leur avais fait des avances sexuelles. Alors qu’elles se jettent dans les bras de ces brutes odieuses. Je vais prendre un grand plaisir à toutes vous massacrer. Vous allez enfin voir que c’est en réalité moi qui suis supérieur. Le vrai Mâle Alpha. »
Et la communauté des Pick Up Artists s’est emparée de la tragédie, se targuant d’enseigner aux hommes l’art de la séduction justement dans le but « d’empêcher ça ».
Mais ce n’est pas surprenant, étant donné que toute la stratégie des PUA et les actes de Rodger s’appuient sur la même idéologie masculiniste, selon laquelle les femmes sont des prix, des conquêtes, des récompenses qu’on note en fonction de leur attractivité.
Ce qui distingue Elliot Rodger des nombreux « Nice Guys » et ce discours très répandu empreint de culture du viol, c’est le passage à l’acte, mais il est loin d’être une exception.
Le passage à la violence n’est pas si exceptionnel
Je me rassure en pensant que se procurer une arme n’est pas aussi facile de ce côté-ci de l’Atlantique, mes risques de prendre une balle pour avoir refusé les avances d’un garçon me semblent donc limités.
Mais le passage à la violence est loin d’être exceptionnel, que ce soit en France ou aux États-Unis. Ce sont les insultes du harcèlement de rue. Ce sont les gestes déplacés allant jusqu’à l’agression sexuelle dans les lieux publics.
Souvenez-vous des commentaires laissés sous le récit de Jack Parker, ces hommes qui « comprennent » que d’autres hommes puissent passer à l’acte, sous le coup de la frustration sexuelle :
« Je n’excuse en rien son attitude, mais je la comprends »
Combien de victimes de viol n’ont jamais porté plainte, combien ont pris la parole grâce au Tumblr « je connais un violeur », combien décrivent ce même schéma de pensée, cette même « logique » du sexe « dû » comme un droit au mâle, une rétribution de la gentillesse, de l’aide, ou tout simplement de la civilité ? Tout ce qui s’inscrit dans la culture du viol.
Ce n’est pas un acte isolé
Vous lirez peut-être parmi les quelques médias qui relaient ce fait-divers que le tueur misogyne était un fou, un malade mental, il était d’ailleurs atteint d’Asperger – une forme d’autisme qui peut compliquer votre apprentissage des relations sociales, mais qui ne fait pas de vous un psychopathe, sachez-le — la preuve, cette lectrice qui est en couple avec un garçon atteint d’Asperger.
Vous lirez peut-être qu’il s’agit d’un acte isolé, d’une violence rare. C’est faux.
L’assassinat de ces six jeunes au États-Unis est un acte grave, mais ce n’est pas un acte isolé. Les faits divers de ce genre sont nombreux : poignardée parce qu’elle a refusée d’être sa cavalière au bal de promo, tuée parce qu’elle a refusé une relation sexuelle, menacée de mort pour avoir décliné les avances d’un garçon au lycée – oui, au lycée – les exemples ne manquent pas.
Sur Tumblr, cette étudiante en droit pénal raconte une scène assez surréaliste, dans laquelle ses camarades de classe sont convaincus que les rétributions violentes sont « de la légitime défense » : si la fille n’avait pas refusé de sortir avec le garçon, celui-ci ne l’aurait pas menacée d’une arme à feu. Franchement, qu’est-ce que ça lui coûtait de dire « oui », si ça se trouve, elle l’aurait apprécié, en plus !
Des milliers de femmes ont témoigné de leur expérience sur les réseaux sociaux suite à la tuerie, sous le hashtag #YesAllWomen : preuve s’il en fallait encore que la violence misogyne qui a animé Elliot Rodger est loin d’être l’oeuvre d’un fou, ni d’être un acte isolé.
Pour les anglophones, Laci Green a fait une vidéo spéciale pour appuyer cette analyse : la misogynie tue.
En France aussi, la violence sexiste et misogyne tue
Nous ne sommes pas exempts de féminicides en Europe, loin de là, comme le démontre Pauline Arrighi sur Le Plus :
« le Conseil de l’Europe a publié des chiffres selon lesquels la première cause de mortalité pour les femmes âgées de 16 à 44 ans est d’être tuée par son conjoint, compagnon ou ex.
Parfois, ce massacre généralisé prend une tournure plus spectaculaire. On se souvient du massacre de Marc Lépine, en 1989, contre les élèves ingénieures qui voulaient « exercer un métier d’homme ».
Ou du massacre commis par un élève du collège de Winnenden, en Allemagne, en mars 2009, qui a assassiné 11 élèves féminines et une professeure.
Il est temps de regarder la réalité en face : tous les jours, des jeunes filles et des femmes sont les victimes de la haine misogyne. Elles sont humiliées, violées, torturées. Tuées. »
Voilà, vous ne pouvez plus l’ignorer : ces petites phrases du quotidien sur la réification du corps féminin, ces invectives proférées à la volée par un pote ou un inconnu à une passante en jupe (ou juste marchant seule), tous ces mots et ces gestes qui participent de la culture du viol, tous ces éléments sont le terreau d’une violence meurtrière.
Traduction de gauche à droite et de haut en bas :
Je ne comprends pas comment les femmes peuvent encore sortir avec des hommes, si l’on tient compte du fait qu’il n’existe pas de plus grande menace pour les femmes que les hommes.
Nous sommes la principale menace pour les femmes ! Mondialement, et historiquement, nous sommes la principale cause de préjudices et de chaos pour les femmes, nous sommes la pire chose qu’il leur soit jamais arrivée !
Vous savez ce que c’est, notre principale menace ? Les maladies du coeur. Voilà. Juste notre coeur qui part en mode « Mec, je ne peux pas continuer comme ça. Ça fait trois attaques cardiaques que je te dis que ce n’est pas malin. »
Mais les femmes continuent à sortir avec les hommes ! « Oui, oui, je vais sortir avec toi, seule, en pleine nuit. » Est-ce que vous êtes tarées ? « Hey, on va où ? » Tout droit vers ta mort, statistiquement parlant.
Si tu es un mec, imagine que tu ne puisses sortir qu’avec une créature mi-ours, mi-lion, en mode « erf, j’espère que celle-ci est sympa ».
(Comme d’hab, c’est Louis CK qui a raison.)
Il n’y a pas « des violeurs » et « des meurtriers » comme s’ils étaient une espèce à part. Ils grandissent parmi nous, au sein de notre société, et nous ne pouvons pas nous affranchir de la responsabilité collective que nous portons lorsque des individus exacerbent les discriminations sexistes, racistes, homophobes de notre société jusqu’à tuer l’autre.
Parents et futurs parents, apprenez à vos enfants le consentement, l’écoute du leur et le respect de celui de l’autre, et ne reproduisez pas les schémas patriarcaux qui limitent leurs possibilités d’épanouissement de soi, en plus d’en faire de futur•e•s potentiel•le•s victimes ou bourreaux.
Pour aller plus loin :
- L’analyse de Ça fait genre : « C’est l’histoire d’un tueur misogyne qui n’intéressait personne… »
- Carnage de Isla Vista : quand la misogynie tue, sur Slate
- Le dossier du Mouv’
- Messieurs, l’égalité hommes-femmes ne se fera pas sans vous
- Les stéréotypes de genre sont dangereux pour la santé
- Barbie vs Musclor : le poids des stéréotypes de genre illustré par Mirion Malle
- « Sois un homme ! », la dangereuse injonction sociale masculine
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Les Commentaires
Petite précision, bien que l'article date de 2014 : nous ne sommes pas atteints d'Asperger, nous sommes autistes Asperger. Il ne s'agit pas d'une "chose" qui nous touche, mais de notre identité propre.