Le 11 novembre 2021
« C’est marrant, tu gémis comme dans un porno. »
Cette phrase, je ne l’avais pas vue venir. « Marrant », tu l’as dit Jean-Mi : il aura suffi d’une phrase pour remettre toute ma vie sexuelle en question !
Est-ce que je gémis vraiment comme dans un porno ? Est-ce que ma consommation du tag #FemaleOrgasms (réalisés par des professionnelles) a imprégné ma voix et mes expressions ?
Et surtout, est-ce que c’est grave ?
Dans le porno, un plaisir si bruyant
Je n’étais apparemment pas la seule à me poser la question : Noémie, 24 ans, qui a consommé beaucoup de pornographie, confie à Madmoizelle qu’elle a longtemps complexé de ne pas faire de bruit pendant le sexe, et donc qu’elle simulait.
« Et dans l’autre sens, si la personne ne faisait pas de bruit, je me sentais mal, j’attendais un gémissement, un râle, quelque chose. Ma copine actuelle est très silencieuse par exemple, et ça me perturbe beaucoup. »
Pour commencer, il fallait que je comprenne pourquoi l’élément sonore était aussi important dans le porno. J’en ai parlé avec Carmina, actrice et réalisatrice de films pornographiques (Carré Rose Films) et rédactrice en chef du Tag Parfait :
« L’orgasme masculin est assez simple à montrer à l’écran : l’éjaculation d’un pénis sur le visage, les fesses, dans le vagin… On part du principe que cela correspond à un orgasme. Mais la question c’est comment montrer le plaisir féminin ?
Dans le porno mainstream, à part dans une scène de squirt [ou « éjaculation féminine », ndlr], cela passe par le vocal : les cris de plaisir, c’est le moyen le plus simple. »
L’orgasme masculin est montré à travers des litres de sperme, alors que l’orgasme féminin passe par la voix… Et plus c’est exagéré, plus c’est compréhensible, selon Ludivine Demol, qui est chercheuse doctorante en sciences de l’information et de la communication. Elle détaille pour Madmoizelle :
« Le porno qui essaye de reproduire la réalité va prendre tous les artifices pour le faire, mais comme toute production culturelle ! Alors les bruits sont amplifiés, comme au théâtre. »
Le porno vise alors à rester sur le fil entre ce que les spectateurs ou spectatrices se représentent de la réalité… et la réalité. Parce que dans la vraie vie, tout le monde ne joue pas à la Castafiore une fois les sous-vêtements tombés ! Sarah, 28 ans, se souvient :
« Lors de mes premières expériences avec des hommes, plusieurs m’ont dit que j’étais “pas du tout expressive” et ça m’a complexée pendant un moment… Je me suis sincèrement demandée si j’étais frigide. »
Selon Carmina, la pornographie a une fonction de représentation et d’excitation, et reste majoritairement fait par ou pour des hommes cishétéro : dans ce type de contenu, on n’entend pas les hommes, car le spectateur doit pouvoir se mettre à la place de l’acteur.
« C’est un mauvais héritage du patriarcat, qui insiste pour que les hommes ne montrent pas leurs émotions… y compris dans la sexualité. »
Alors même que les hommes font peu de bruit dans le porno hétérosexuel, ils sont pourtant nombreux à pratiquer le dirty talk, ces mots crus parfois composés d’insultes sexistes. Carmina l’explique pour Madmoizelle :
« Cela repose sur une dynamique d’exciter celui qui regarde, et d’imposer une domination — sans être pour autant dans le BDSM, qui est un milieu codifié. »
Une manière de signifier qui est en position de pouvoir… mais quand ça arrive dans la chambre à coucher, ce n’est pas forcément au goût de tout le monde, comme le raconte Sarah.
« Les “t’aimes ça, salope”, ce genre de délires… Je me sentais rabaissée, j’arrivais pas à rentrer dans le jeu, ça me bloquait et me sortait complètement du moment. Et c’est rarement discuté en amont. »
Le porno nous influence-t-il ou influençons-nous le porno ?
Malgré la grande panique morale que représente la pornographie pour de nombreux conservateurs, il n’y a pas d’études qui prouve l’influence du porno sur nos vies intimes. Carmina insiste :
« Ce que les études montrent, c’est qu’on est influencés par le monde qui nous entoure — le cinéma mainstream, Netflix… par tout ce qu’on regarde ! »
Puisque nous avons été éduquées dans une société patriarcale et hétérocentrée, la plupart de nos représentations culturelles montrent des hommes dominants et des femmes soumises. Cependant, « ce que vous allez reproduire dans vos relations sexuelles, ça peut être inspiré par le porno, mais ça ne vient pas que de ça », rappelle Ludivine Demol. Sarah, pour sa part, analyse :
« Je pense quand même que ça crée une sorte de référentiel pour les hommes. En tant que femme cishétéro, comme on t’a éduquée pour séduire les mecs, tu te sens obligée d’aller voir des pornos pour voir leur références. »
Mais penser que l’éducation sexuelle ne passerait que par la pornographie est un leurre, selon Ludivine Demol.
« Nos pratiques sexuelles et la façon dont on va les exprimer sont tricotées de pleins d’éléments : ce qui nous excite, ce qu’on pense de notre partenaire, nos expériences passées, nos références culturelles… »
Ainsi, l’éducation sexuelle de Noémie s’est faite par « des BD humoristiques utilisant le sexe comme gag — Fluide Glacial, un bouquin obscur de sexologie… et le porno que j’allais voir en cachette sur l’ordinateur familial », se rappelle-t-elle. De fait, chacun et chacune débarque sous la couette avec un pot-pourri d’envies et d’attentes, dont certaines issues du X.
Et comme le rappelle Ludivine Demol, si le porno peut servir d’inspiration, souvent, « on regarde du contenu qui nous excite déjà : nos désirs sont préexistants ».
À ce stade de mes recherches, je me rends compte que la question du porno relève de celle de la poule ou de l’œuf : le porno s’inspire-t-il de la réalité ou la réalité est-elle influencée par le porno ?
« Pour moi c’est un cercle : le porno s’inspire de la société et transforme ses éléments en fantasmes, et les gens qui le regardent les réinjectent dans leur vie », soutient Carmina. Selon Ludivine Demol, qui étudie l’accès à la pornographie chez les jeunes filles, « l’identité de genre est liée à l’accès à la pornographie » — les filles la découvrent souvent par un tiers, ou dans une volonté d’exploration et de découverte.
Noémie, par exemple, explique que la pornographie a été le seul endroit où elle a pu voir une personne trans, avant sa propre transition :
« En un sens, je savais que les personnes trans existaient, ce qui n’était pas le cas de tout le monde dans la campagne d’où je viens. »
Mais le porno hétérosexuel mainstream, fait par et pour les hommes, joue sur certains codes.— « je pense que ça a créé des injonctions sur les “bons bruits” à faire pour montrer son plaisir, comme s’ils “validaient” le bon rapport », analyse Sarah. Depuis plusieurs années, des réalisatrices tentent donc d’imposer une pornographie féministe, queer, indépendante, comme Carmina :
« On essaye de se détacher des injonctions de l’hétérosexualité et du patriarcat, notamment en représentant le plaisir différemment. »
Et cela passe grandement par le son, comme le détaille Sarah, consommatrice de ce type de pornographie :
« C’est plus sensuel je dirais. Moins de cris, plus de chuchotements, de gémissements. Ça a l’air moins faux. »
Au final, est-ce vraiment une mauvaise chose, de crier son plaisir comme dans un porno ? Ou au contraire, de gémir dans un souffle ? Dans les deux cas, et pour toutes les nuances de volume, nos bruits du sexe sont le résultat d’une myriade de références, d’expériences et d’envies.
Et aussi de l’insonorisation (plus ou moins mauvaise) de nos appartements.
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Crédit photo : Tim Samuel / Pexels
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