« Nous défendons une liberté d’importuner, indispensable à la liberté sexuelle »
Le titre de cette tribune a retenu l’attention de la rédaction de madmoiZelle, ce mardi 9 janvier. Clémence et Mymy ont croisé la plume, pour rendre compte du débat que ce texte a soulevé.
« Le viol est un crime. Mais la drague insistante ou maladroite n’est pas un délit, ni la galanterie une agression machiste. »
C’est ainsi que commence une tribune publiée sur Le Monde, et intitulée « Nous défendons une liberté d’importuner, indispensable à la liberté sexuelle ».
Elle est signée ou soutenue par des femmes comme Catherine Deneuve, Brigitte Lahaie, Marie Sellier, mais aussi des intellectuelles, des actrices, des réalisatrices, des autrices…
Des femmes dont le parcours et la carrière forcent souvent le respect, surtout qu’elles ont pour la plupart pas mal de décennies de plus que moi, et qu’elles ont donc grandi dans un monde encore moins égalitaire que le mien.
De la surprise à la compréhension
Surprise par ce titre, j’ai immédiatement lu, puis relu, puis re-relu cette tribune. Qu’est-ce donc que cette « liberté d’importuner », quand est-ce que la drague « insistante » devient un délit, que veut-on me dire ici ?
Certaines phrases m’ont fait faire environ cette tête-là :
Mais après réflexion, je me suis rendu compte qu’un message de fond parcourt cette tribune en filigrane, et qu’il résonne en moi.
« J’ai été victime, mais je ne suis pas une victime »
Voici pour vous un extrait de réunion de rédaction datant d’il y a quelques mois.
J’ai (Mymy) exprimé à Clémence, rédactrice en chef, l’envie de parler d’un sujet sensible : le fait que oui, j’ai été victime de violences sexuelles… et que je refuse de me considérer uniquement comme « une victime ».
Aux yeux de la loi, je suis victime. Mais pour mes tripes, mon cœur, mon corps, je ne suis pas « une victime ». Je suis plein de choses. Il m’est arrivé plein de choses. Dont des violences sexuelles.
Mais être victime n’est jamais devenu un point d’ancrage dans ma personnalité, un traumatisme, une identité.
Pourtant, à force de lire des dénonciations (bienvenues !) de la culture du viol, j’avais l’impression qu’il fallait forcément être traumatisée, être blessée dans sa chair et son âme, qu’il s’agissait là du pire des crimes.
La vérité, c’est que j’ai plus été traumatisée par ma fracture de la cheville que par les violences qu’on m’a infligées.
J’avais donc cette idée, pas tout à fait définie, d’un texte que j’aurais aimé moi-même lire dans ma construction féministe, d’un genre de « je vais bien, merci » sur le sujet.
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Mais il y a eu l’actualité. Il y a eu Weinstein, #MeToo, et le monde dans sa globalité découvrait à peine l’omniprésence des violences sexuelles.
Ce n’était pas le moment ; il faut un peu de temps, selon moi, pour passer de « Moi aussi » à « et je vais bien, merci ». Le projet est donc resté en attente, au chaud.
Cette tribune du Monde a créé ce fameux moment, puisqu’un de ses messages principaux, c’est clairement : « J’ai été victime, je ne suis pas UNE victime ».
« la personne humaine n’est pas monolithe ; une femme peut […] ne pas se sentir traumatisée à jamais par un frotteur dans le métro, […] l’envisager […] comme un non-évènement »
La tribune exprime deux craintes :
- Qu’on réduise les femmes au rôle de proies, de victimes, sans leur laisser le choix d’être autre chose
- Qu’on aille vers une société pudibonde, censurée, où la liberté sexuelle serait bridée au nom de la protection des femmes.
Entre avoir du désir et l’imposer à autrui, il y a un fossé
Pour les signataires, les agressions sexuelles sont à distinguer de simples « torts », tels que :
« avoir touché un genou, tenté de voler un baiser, parlé de choses « intimes » lors d’un dîner professionnel ou avoir envoyé des messages à connotation sexuelle à une femme chez qui l’attirance n’était pas réciproque »
Et je comprends cela ; n’ayant moi-même pas un rapport intime au sexe, je m’en fiche si un collègue me parle de son dernier resto ou de sa dernière levrette.
Quant au genou, au baiser, au message, le tort n’est pas, n’a jamais été d’essayer. Le tort est de ne pas écouter le refus, de ne pas le respecter, de ne pas, même, lui laisser la possibilité d’exister.
Quand le « non » peut signifier « perdre son emploi », « voir sa carrière s’interrompre », quelle valeur le « oui » a-t-il, au fond ?
C’est cela, qui a été largement dénoncé par #MeToo, et pas juste le fait d’éprouver du désir, de tenter sa chance.
Je ne me sens personnellement pas heurtée par un désir masculin envers moi ; je peux comprendre que d’autres femmes aient envie de revendiquer le droit à être désirées.
Ce qui me heurte, c’est quand ce désir vise à m’ôter mon humanité, quand j’ai l’impression de ne pas pouvoir y échapper, en tout cas pas sans risques.
Le fameux « frotteur du métro » évoqué plus haut, je m’en fiche qu’il ait une érection en regardant mon short, j’ai un problème avec le fait qu’il me l’impose.
Et non, il ne me traumatisera pas à vie… mais est-ce une raison pour ne pas m’interroger sur le système qui le pousse à faire ça, et lui permet d’agir ainsi sans être inquiété ?
On frôle le « c’est comme ça et pas autrement », une vision singulièrement dénuée d’espoir, l’espoir d’une société en constante évolution, d’un futur plus égalitaire !
L’affaire Weinstein, ou la fracture d’une société inégalitaire
À la lecture de cette tribune, il m’apparaît que les signataires ont peur, en réalité, que la société évolue.
Car on dirait qu’à leurs yeux, elle ne peut aller que vers un puritanisme craintif, mâtiné de censure, dans laquelle on parque les femmes-agneaux dans une cage pour les protéger des hommes-loups.
Elles voient dans la déferlante des témoignages #MeToo un piège prêt à se refermer sur les femmes :
« C’est là le propre du puritanisme que d’emprunter, au nom d’un prétendu bien général, les arguments de la protection des femmes et de leur émancipation pour mieux les enchaîner à un statut d’éternelles victimes, de pauvres petites choses sous l’emprise de phallocrates démons, comme au bon vieux temps de la sorcellerie. »
Les signataires regrettent le tribunal populaire qui s’est tenu sur les réseaux sociaux, et sur ce point, je (Clémence) ne peux que les rejoindre : non, Twitter ne peut pas se substituer à une cour de justice.
Et non, « balancer » le nom de « son porc » en place publique n’est pas une solution aux maux que l’affaire Weinstein a fait émerger à la vue de tous et toutes.
C’est là une expression de la colère et de l’impuissance ressenties par ce nombre impressionnant de femmes, qui décident de ne plus subir en silence, et — nouveauté de ce moment précisément, dans notre histoire contemporaine — qu’on se décide enfin à écouter.
Nous sommes encore dans la réaction à cette affaire Weinstein, à ce qu’elle a fait éclater au grand jour : l’écart, le fossé qui sépare d’un côté celles qui n’ont que trop conscience du sexisme ordinaire et de ses avatars plus ou moins violents, et de l’autre, ceux qui semblent découvrir l’ampleur des violences sexistes et sexuelles.
Et, comble de l’horreur pour eux : leur participation plus ou moins passive à ce fléau.
Il y avait eu tant de déni, tant de « c’est normal », « c’est comme ça », « c’est pas grave ».
Puis, il y a eu le choc de l’affaire Weinstein, et sa déflagration de colère, enflammée comme une traînée de poudre : #MyHarveyWeinstein, #BalanceTonPorc, #MeToo, #MoiAussi et toutes ses traductions.
Il y a eu, et il y aura la dépression, de toutes celles et ceux que cette prise de conscience collective affecte directement dans leur chair : celles et ceux qui se découvrent victimes ou agresseurs, les deux parfois, parce que rien ne nous programme génétiquement à être l’un ou l’autre.
Faisons collectivement le deuil d’un monde que nous ne regretterons pas
Il nous manque, collectivement, l’acceptation de cet état de fait : les hommes et les femmes ne sont pas égaux dans notre société.
Mais il n’est question ni de se résigner, ni de se flageller, ni de prendre les armes pour faire jeu égal avec les hommes, comme s’ils étaient « nos adversaires ».
Et si nous n’en sommes pas encore à cette étape d’acceptation, c’est sans doute en partie parce que nous sommes collectivement arrêté·es par la peur.
La peur d’être victimes d’agressions sexuelles et sexistes, pour celles qui, face à la déferlante des #MeToo, ne peuvent plus se rassurer en se persuadant que ça n’arrive qu’aux autres, que c’est une fatalité statistique.
Les chiffres, justement, et ces milliers de témoignages qui leur donnent corps, attestent du caractère systémique, et pas du tout « accidentel » de telles violences.
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La peur d’être soi-même bourreau, d’être passivement dans le camp des menaces, la peur d’avoir mal agi par ignorance, par manque d’empathie, de considération, d’éducation, et mille et une explications rendues inaudibles par l’expression des souffrances engendrées.
La peur d’évoluer demain dans une société rigide, régentée par une prudence hystérique : la peur de voir s’immiscer la censure jusque dans l’expression artistique, qui devrait pourtant être et rester la plus pure expression de la liberté.
L’affaire Weinstein a réveillé en nous la peur de l’autre, tout simplement.
Ce que cette tribune exprime, c’est finalement une volonté d’accepter l’autre y compris dans la menace qu’il peut représenter, au motif qu’on y a survécu, et qu’on y survivra.
C’est vrai. Et pourtant, on peut faire mieux, pour l’avenir. On peut apprendre à vivre ensemble en se respectant, en respectant l’intégrité physique de l’autre, pour commencer.
En respectant l’autre dans son individualité et sa complexité, ensuite.
Oh, comme nous sommes d’accord avec vos lignes disant :
« une femme peut […] diriger une équipe professionnelle et jouir d’être l’objet sexuel d’un homme, sans être une « salope » ni une vile complice du patriarcat »
Oui, cent fois oui ! Nous sommes farouchement pour la défense de la liberté, y compris sexuelle, et toute pratique entre adultes consentants trouve grâce à nos yeux.
L’égalité est indispensable à la liberté
Mais pour avoir la liberté, il faut avoir l’égalité avoir la « liberté d’importuner une femme », comme vous le dites, nécessite que cette femme ait la liberté de refuser.
Jamais nous n’avons voulu nous « enfermer dans le rôle de la proie » ; divers prédateurs ont essayé de nous y faire entrer, sans y parvenir tout à fait.
Mesdames, vous dites vous-même :
« Nous sommes aujourd’hui suffisamment averties pour admettre que la pulsion sexuelle est par nature offensive et sauvage, mais […] suffisamment clairvoyantes pour ne pas confondre drague maladroite et agression sexuelle. »
Cette « pulsion sexuelle », qu’est-ce donc ? Ce qui pousse des hommes à violer des femmes ? Seraient-ils les seuls à la ressentir ? Où sont donc les frotteuSES du métro ?
Le viol, ce n’est pas une pulsion sexuelle, une érection incontrôlée… mais même si ça l’était, quelle tristesse, quel défaitisme dans ce « suffisamment averties » !
Car nous aussi, nous le sommes, suffisamment averties. Au bout de plus de 10 ans à être réifiées, harcelées, agressées sexuellement, simplement parce que nous sommes des femmes.
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Nous aussi, nous réussissons à y survivre ; nous non plus, nous ne nous sentons pas « victimes » dans notre identité… mais nous, nous voulons que les choses changent !
Nous voulons qu’un jour, les femmes de demain, vos filles dont vous parlez d’ailleurs en fin de tribune, n’aient plus à parcourir un terrain miné avant d’être « suffisamment averties ».
Qu’elles n’aient plus à s’inventer une « pulsion sexuelle offensive et sauvage », mais vivent dans un monde où la sexualité est positive, amusante, multiple, nuancée.
Car ces « accidents qui peuvent toucher le corps des femmes », comme vous le dites, ne sont pas des accidents mais des actes, derrière lesquels il y a des hommes, et cela, ce n’est pas une éternelle fatalité. On peut le changer.
Mesdames, un autre monde est possible. Un monde qui n’est pas le nôtre, perclus d’inégalités, ni celui que vous craignez, tremblant sous le joug de Big Sister.
Ce monde auquel nous aspirons comprend l’égalité entre tous et toutes, la liberté d’être un objet sexuel comme celle d’être une prude.
La liberté de dire « oui, oui, OUIII » sans être jugée, et de dire « non » sans rien craindre.
Nous voulons d’une société d’égalité, de liberté, de justice
Il y a comme une incompréhension de fond entre le discours que tiennent les rédactrices de cette tribune, et l’idéal de société défendu par les féministes que ce texte semble critiquer.
Nous revendiquons pourtant exactement la même valeur fondamentale : la liberté.
Non, je (Clémence) ne suis pas favorable à la censure de Bertrand Cantat, ou de Roman Polanski. Qu’on les plaque en une des journaux si vous voulez, qu’on leur concède des rétrospectives afin de célébrer leurs talents d’artistes.
Ma liberté, ce n’est pas de les empêcher d’exercer leur art : c’est celle de ne pas m’y exposer.
Je ne suis pas jurée au procès de Roman Polanski ou de Johnny Depp lorsque je vais au cinéma. C’est à ça que nous sert la justice, la vraie — celle qui est rendue au nom du peuple français, pas celle que le peuple croit rendre « en faisant monter un hashtag en TT », comme on dit sur Twitter.
Je me suis lassée, dans la littérature, des personnages trop stéréotypés, trop caricaturaux, trop simplement machistes ou trop simplement cruches. Regardez à nouveau The Shining, et notez à quel point le personnage féminin est désespérant de vacuité…
Le monde a changé, faut-il brûler toutes les représentations qui nous ramènent au monde d’hier ? Non. Faut-il désespérément s’accrocher à ces représentations caricaturales et stéréotypées du masculin/féminin dans la fiction ? Non plus.
Je suis assez surprise de vous lire en train de défendre une certaine idée du monde d’hier, quand vous, Catherine Deneuve, Brigitte Lahaie, Marie Sellier, vous avez contribué à construire le monde de demain, en ouvrant des voies à celles qui vous ont suivies.
Plus je vous lis, et plus je me dis que nous voulons le même monde, au fond. Pas celui-ci, donc :
« En tant que femmes, nous ne nous reconnaissons pas dans ce féminisme qui, au-delà de la dénonciation des abus de pouvoir, prend le visage d’une haine des hommes et de la sexualité. »
Nous nous rejoignons totalement sur ces deux points : la sexualité n’est pas le problème, et les hommes ne sont pas nos ennemis. Ils sont l’interlocuteur qui manque à la table de cette discussion.
Les hommes ne sont pas nos ennemis
Votre tribune a fait réfléchir et débattre, au sein de la rédaction de madmoiZelle.com. Nous sommes des « jeunes féministes », des vingtenaires aux parcours et aux origines diverses.
Nous avons largement contribué à dénoncer le harcèlement de rue, la culture du viol, la prégnance et la violence des agressions sexistes et sexuelles.
Nous ne les avons pas portés dans une intention d’excuse ou de victimisation, mais bien dans une perspective d’empouvoirement et de prise de conscience.
Nous voulions répondre à votre tribune, et en même temps, ce n’est pas à vous que nous voulions adresser cette réponse : c’est plutôt à tous ceux qu’on n’entend pas assez, ces derniers mois.
Ce n’est pas « entre féministes » que nous voulons échanger, et encore moins pour décider « qui a raison ».
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C’est avec d’autres féministes, et surtout avec toutes celles et ceux qui ne s’y reconnaissent pas, qui ne voient pas l’utilité de ce combat pour l’égalité, qu’il est impératif d’échanger.
Ces mots, en particulier, nous ont fait réagir :
« Pour celles d’entre nous qui ont choisi d’avoir des enfants, nous estimons qu’il est plus judicieux d’élever nos filles de sorte qu’elles soient suffisamment informées et conscientes pour pouvoir vivre pleinement leur vie sans se laisser intimider ni culpabiliser. »
Vos filles et nous, j’espère qu’on réussira à le bâtir, ce monde… en tout cas, on essaie avec beaucoup de conviction ! Mais il y a fort à craindre que nous n’y arriverons pas… sans vos fils.
Quand est-ce qu’on commence, collectivement, à revoir aussi l’éducation de nos fils, nos frères, nos maris, de tous les hommes qui nous entourent ? Ils ne sont pas nos adversaires, mais ils ne sont pas neutres dans cette société.
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Vos fils, et nos fils sont aussi l’avenir de ce monde
L’égalité ne menace pas la liberté, et certainement pas la liberté sexuelle, bien au contraire. Et non, nous ne voulons pas non plus d’une société puritaine à l’américaine, où le moindre téton qui dépasse entraîne une censure.
Nous ne voulons pas non plus d’un futur policé, à la Black Mirror, où le consentement serait froidement acquis par des cases à cocher.
Nous voulons une société de respect mutuel. C’est à la fois complexe et tellement simple, comme concept.
On vous emprunte la conclusion de notre tribune, Mesdames :
« Cette liberté que nous chérissons ne va pas sans risques ni responsabilités. »
Oui, je veux être libre, et je veux bien en payer le prix, si c’est le risque d’être heurtée, blessée, choquée, dérangée dans mes convictions et mes certitudes.
Je veux bien porter la responsabilité qui nous incombe à tous et à toutes, de ne pas nous laisser dominer par nos pulsions animales, de faire prévaloir le respect que l’on doit à l’autre.
Je ne veux pas, en revanche, porter la responsabilité d’être un objet de désir, juste parce que je suis une femme dans une société patriarcale. C’est beaucoup trop lourd à porter.
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— Publié initialement mardi 9 janvier 2018
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