Le problème avec les parents, aujourd’hui, c’est qu’ils ne meurent jamais. Ou qu’on les aime trop.
Big a une petite trentaine d’année, oscille entre les 29 et les 33, on ne sait trop, elle le sait assez. Coquetterie. 29 ans, c’est juste ce qu’il faut pour ne ressentir aucune gêne en l’énonçant, 33 ans c’est élégant, entre deux, rien qui n’existe vraiment. Elle porte l’uniforme des adolescents attardés qui ne veulent ou ne peuvent grandir : jeans, basket, t-shirt, les cheveux coiffés comme ils tombent. Le minimum syndical auquel on ajoute un sourire en bandoulière à défaut d’y accrocher le cœur. Plus grandir, pour pas mourir, chantait Mylène Farmer.
J’usurpe un poste. Je ne suis plus une enfant. Et c’est comme si un gigantesque trou noir s’ouvrait sous mes pas. Il n’y a personne, personne pour me prolonger.
Son père, lui, s’apprête à fêter ses 55 ans. En « amoureux », avec sa fille. Rituel annuel bien rôdé, fusionnel, tant exécré qu’indispensable. Parce que Big n’a jamais tué le père. Et on la comprend, comment parvenir à supprimer un être si charmant ? Séduisant, un humour fin, une culture agréable, un goût inné pour la provocation douce. Tant pis, il suffit alors de se la jouer transparente, d’oublier de vivre pendant qu’un autre n’en finit plus de se découvrir une nouvelle jeunesse.
Voilà le problème. Les gens ne veulent plus mourir. Alors, ils volent la vie de leurs enfants. Ce sont des ogres.
Aux contradictions de s’enchaîner les unes après les autres, pointant les travers de ces nouveaux vieillissants qui n’abdiqueront pas, osant à peine imaginer ce que nos enfants auront à subir à leur tour, le moment de nos frasques venu. Les relations s’imbriquent, les limites se font floues. Ce qui nous retient nous insupporte. La simplicité n’a pas sa place.
C’est l’autre problème, le père. J’ai préféré le Prince chauve au Prince charmant. Je suis condamnée à n’aimer que des hommes au moins aussi vieux que mon père, si je veux vieillir enfant.
Qui des jeunettes se jetant aux bras d’expérimentés dont la peau a depuis longtemps déjà perdu en élasticité, cherchant la connaissance, la bienveillance tout en rêvant à une vie sexuelle des plus débridées et à se reproduire ; ou des vieux beaufs enlaçant des lycéennes à peine pubères, s’égarant d’une boîte à partouze à l’autre, s’accrochant de ci, de là aux lèvres charnues des serveuses en tous genres s’y méprend le plus ? Où la perversion commence t elle, où le pitoyable n’a-t-il plus sa place ? Et si tout n’était qu’amusement innocent?
De la fillette apprenant trop tôt ce qu’un homme peut apprécier dans l’étroitesse d’une femme, de la fille suppliant, silencieusement le père de ne jamais plus partager avec elle les affres de sa sexualité, de la presque femme s’échinant à retrouver chez un autre ce qu’elle refuse chez son père, qui prendra le dessus, qui pourra seulement exister dans l’ombre d’une exubérance qui ne s’excuse plus ?
Une tranche de vie cruelle et tendre, sur ce temps curieux qui brouille les codes, mélange les âges, trouble les sens. Un court instant d’une vie qui n’en finit plus de s’allonger et d’une adolescence semblant se prolonger à jamais.
D’un cynisme mordant, d’une drôlerie amère, ce roman est une réussite.
Pas ce soir, je dîne avec mon père a obtenu le prix Montalembert, en 2008.
> Référence livre : Pas ce soir, je dîne avec mon père, Marion Ruggieri
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Les Commentaires
Alors je dois dire que la critique correspond parfaitement au livre.On y trouve un humour qui fait grincer les dents mais criant de vérité. L'auteure met le doigt sur la complexité des vies actuelles. Des thèmes vieux comme le monde comme l' adolescence revisité à notre époque. Comme la trentenaire qui ne parvient pas ou ne veut pas grandir et d'ailleurs pourquoi se considérer, se positionner en tant que femme alors que son père est un grand gamin ?! Où se situer dans tout ça !
Et puis cette phrase qui nous laisse un goût légèrement amère, qui dérange..."Voilà le problème. Les gens ne veulent plus mourir. Alors, ils volent la vie de leurs enfants. Ce sont des ogres."
Eh oui nous vivons plus longtemps c'est une réalité sociale, les gens sont avides d'expériences, de nouveaux plaisirs, ils cultivent l'épicurisme. L?ode à l'épicurisme voilà comme je qualifierai notre époque.[/SIZE]