— Publié pour la première fois le 16 mai 2014
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C’est étrange, je sors de six heures de cinéma d’affilée, et la seule image qui me reste imprimée dans la rétine c’est ce désert qui sert de décor principal à Timbuktu. Car ce film, avant tout le reste, avant la géopolitique dans l’analyse de laquelle je ne me risquerai pas, est un beau film, à l’esthétique marquante : une palette neutre, le désert, les tentes, ponctuée de quelques touches de couleurs vives qui encadrent les visages : un fichu, une tenue traditonnielle ou encore le noir profond d’un voile religieux.
C’est tout le dilemme de Timbuktu : dénoncer l’horreur tout en refusant de céder à la tentation de la laideur, affirmer, envers et contre tout, la beauté du désert et d’une culture. Tout concourt à cette impression de grande beauté : les musiques, traditionnelles à l’arrangement contemporain, les plans larges saturés de soleil, les langues qui se mélangent et traitent avec sérieux du problème de la traduction et du multilinguisme au cinéma (exercice auquel il faut rajouter les sous-titrages).
C’est un aspect d’autant plus important du film qu’il est basé en grande partie sur l’impossibilité qu’il y a à dialoguer avec des cons, dont voici un exemple :
Cette atmosphère rend bien compte du problème dont le réalisateur veut rendre compte : d’un côté une tradition, de l’autre des djihadistes venus du monde entier (France, Libye…) mais certainement pas de cette ville-là, et qui pourtant vont imposer leur loi, leur interprétation de la Charia, au mépris notamment des libertés des femmes.
Alors comment le dénoncer tout en refusant de céder au voyeurisme, surtout quand on sait que le réalisateur a pris pour point de départ la vidéo d’une lapidation diffusée sur Internet ?
« Un couple d’une trentaine d’années qui a eu le bonheur de faire deux enfants a été lapidé jusqu’à la mort. Leur crime : ils n’étaient pas mariés. La scène de leur mise à mort diffusée sur Internet par les commanditaires est horrible. »
En tombant dans le misérabilisme, l’émotionnel ? Là encore, Sissako s’oppose farouchement à cette facilité dans l’écriture :
« Ce que j’écris est insupportable, je le sais. Je ne cherche aucunement à émouvoir pour promettre un film. »
Abderrahmane Sissako
La voie choisie sera celle de l’absurde, parfois jusqu’à l’humour, souvent jusqu’à l’aberration la plus totale. Toutes les scènes sans exception démontrent la stupidité de ces djihadistes d’opérette : ceux-là même qui interdisent aux autres toute musique, toute sortie, qui vont jusqu’à interdire aux femmes de se vêtir comme elles le désirent mais aussi comme elles en ont l’habitude, utilisent des kalachnikov russes, des 4×4 Toyota, des iPhones et parlent anglais. C’est bien la première fois qu’un placement produit aussi voyant est utilisé pour tourner en ridicule une « habitude de consommation » !
Cet maîtrise de l’absurde atteint son apogée dans une scène que vous reconnaîtrez facilement en allant voir le film : une musique d’orchestre occidental (c’est la seule fois où l’on en entendra un) atteint son apogée, avec des instruments à cordes notamment. Cette scène fait littéralement planer dans un autre monde, elle est simple, innocente, sans aucune trace de violence et pourtant c’est là qu’on se dit « mais c’est complètement con, même eux ils vont s’en rendre compte, ça peut pas durer »…
La musique est un des enjeux de Timbuktu : cette femme est punie pour avoir chanté.
Les scènes de dialogues avec le chef religieux de la ville nous délivrent une version du Coran dans un bel arabe, avec poésie ; on se rappelle alors qu’une religion peut être le support de belles choses, alors que face à lui des hommes qui n’osent pas le regarder dans les yeux répètent des phrases à la limite de l’incohérence, et surtout d’une mauvaise foi exemplaire, pour justifier leurs actes par le Coran.
Voilée, de force, et docile, elle n’est pas encore assez « pure »
Dans le camp de la tradition et de ceux qui incarnent l’opposition, symbolique, à cette prise de pouvoir il y a aussi cette famille vivant dans le désert, loin de la ville, qui voit arriver ce qui ressemble à de la modernité mais bien sûr n’en est rien : les hommes libidineux courtisent toujours les femmes dans le dos de leur mari, rien ne change si ce n’est la façon qu’on les hommes de fumer.
Cette famille, qui représente la tradition dans ce qu’elle a de plus ancestral, et qui ne sait pas quoi faire pour s’adapter, est un exemple brillant de mise en scène d’un amour familial, notamment autour de la relation des deux parents qui apparaît comme un havre de paix face à la répression qui s’installe en ville.
Mais ce que j’ai préféré dans ce film, c’est le personnage de la Folle, une Folle authentique, celle qui n’a pas besoin de religion pour l’être, une douce frapadingue qui regarde ces nouveaux venus sans aucune peur : sa folie pathologique l’immunise contre ces fous de pacotille.
Le film en serait resté à l’état de belle photographie du Mali, de « commedia dell arte » du terrorisme, qu’il aurait été déjà très bon, vu la maîtrise du réalisateur de son ton et de son image. Mais bien sûr, vu la réalité des faits dénoncés, ce n’était pas suffisant : la première goutte de sang versé annonce le tournant du film et sa face plus sombre, que j’espère vous prendrez le temps d’aller découvrir en salles…
Une heure et demie de beauté intelligente, ça ne se refuse pas, et je ne serai absolument pas surprise si Timbuktu décroche la Palme. En tout cas, tout le gratin parisien était dans la salle pour sa troisième diffusion, de Gerard Miller à Charles Beigbeder !
Et si le film que vous alliez voir ce soir était une bouse ? Chaque semaine, Kalindi Ramphul vous offre son avis sur LE film à voir (ou pas) dans l’émission Le seul avis qui compte.
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