Regard caméra langoureux, torse nu et huilé, on en oublierait presque la tarte à l’abricot posée sur le plan de travail. Dans ses vidéos, Cédrik Lorenzen cuisine des desserts élaborés pour ses quelque 4,7 millions d’abonné·es. Les actes sexuels mimés, tel que des fessées ou encore des stimulis doigtés, dans ces mises en scène ont de quoi choquer, si ce n’est interpeller. Les vidéos « thirst eating trap » sont une sous-catégorie des « thirst trap » (« piège à soif »). Souvent quasi-exclusivement réalisées par des hommes, et au contenu sexuellement explicite, destinées à exciter leur public.
Ces vidéos s’inspirent des codes pornographiques, de manière plus subtile, notamment pour passer sous les radars de la modération de la plateforme. Mais aussi car cela reprend un code de séduction populaire de la suggestion. On sous-entend simplement quelque chose de sexuel pour ne pas le rendre vulgaire. Ici, les hommes influenceurs qui usent de ces nouvelles tendances suscitent l’imagination en pratiquant des actes clairement sexuels avec la nourriture qu’ils préparent. Entre des étranges coulis blanc dégoulinant sur des bananes ou les coups reins donnés à des robots cuisine de TheDonutDaddy, autre influenceur « thirst eating trap » et ses 480 000 abonnés, la tendance interroge.
L’illustration du double standard
Pour Nora Bouazzouni, journaliste et autrice de Faiminisme. Quand le sexisme passe à table (éd. Nouriturfu, 2017), « comme ce sont des hommes qui le font, c’est sexy, car on vit dans une société patriarcale évidemment ». Selon elle, ce genre de vidéos illustre parfaitement ce qu’est le double standard :
« Un homme s’approprie la cuisine du foyer, il la sexualise, c’est sympa. Il ne sera jamais insulté pour ça, au contraire. Si c’était une femme, on l’insulterait et on se dirait qu’elle est stupide. »
Nora Bouazzouni
Les hommes useraient ici d’un privilège : celui de pouvoir, d’une part, se dénuder sur internet sans se faire harceler pour autant (ni voir leur vidéo directement supprimée par la plateforme). Et d’autre part, de se faire rémunérer via cette publicité. Cédrik Lorenzen, rejoint cet avis : “
« Il n’est pas difficile d’imaginer que si une femme cuisinait avec le même style audacieux et affirmé que moi, souvent associé à des qualités telles que le sexe et la masculinité, elle se heurterait probablement à un barrage de remarques misogynes et sexistes. »
Cédrick Lorenzen
Peut-être est-ce la raison pour laquelle sur le réseau, aucun contenu à la Cédrik Lorenzen au féminin n’apparaît.
Si quelques rares vidéos sexualisées de femmes en rapport avec de la nourriture sont disponibles sur TikTok, elles ne sont pas centrées autour de cet objectif et elles ne pratiquent pas l’acte de cuisiner. Elles consomment directement un aliment de manière explicite et ne sont pas dénudées. Comme les torses des femmes sont largement sexualisés en comparaison de ceux des hommes, la politique de TikTok en matière de nudité féminine est plus stricte. En 2021, 14 % des vidéos par la plateforme ont été supprimées pour cause de « nudité, contenu sexuellement explicite et pornographie ». Tandis que le torse nu de Cédrik Lorenzen bat des records de vues, allant parfois jusqu’à 10 millions de vues. Des millions qui payent, et surtout servent de parfaite vitrine commerciale.
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Une stratégie commerciale réservée aux hommes ?
Josiane Jouët, professeure émérite de sociologie à l’Institut Français de Presse l’analyse en deux temps. « Ces images sont intéressantes, à la fois car elles continuent à bousculer les codes, la cuisine peut être pratiquée par un homme chez lui, il peut séduire une femme par le goût. Mais en même temps, la façon dont ils se mettent en scène, cela reste celle des grands cuisiniers. » Un grand cuisinier, c’est notamment ce que rêve de devenir Cédrik. Ses mises en scène sensuelles sur TikTok et Instagram lui ont permis depuis, d’obtenir une large audience pour son travail. L’homme, en plus d’avoir le privilège de pouvoir se dénuder sans se faire insulter, sans se faire supprimer ses vidéos, obtient la possibilité de monnayer son contenu TikTok. Ici, le torse nu et le contenu sexuellement explicite ne sont pas synonymes d’impudeur, mais de vitrine commerciale, de succès social et professionnel.
Ces hommes (de plus en plus nombreux), transforment cette tâche domestique en quelque chose de plus élevé socialement, notamment en concoctant des plats élaborés. Une manière d’anoblir une tâche qui est loin d’être autant félicitée lorsqu’elle est accomplie par une femme. Nora Bouazzouni réagit :
« Ce sont des phénomènes où l’on voit des hommes qui s’approprient une tâche domestique non rémunérée, qui traditionnellement est adressée aux femmes et on les valorise pour ça ! »
Nora Bouazzouni
Tellement noble qu’elle aurait besoin d’un nouveau nom: thirst eating trap. « Je me demande pourquoi on doit toujours renommer une activité très banale dès lors que c’est un homme qui la pratique ? », se demande-t-elle. C’est une tendance qui s’inscrit dans une stratégie collective et sociale, qui n’est pourtant pas aussi récente qu’on pourrait le penser. Dès les années 90 et au début 2000, des publicités mettaient en scène la cuisine pratiquée par les hommes et ce, de manière déjà sexualisée. Josiane Jouët le rappelle : « La publicité d’abord à la télé puis sur les réseaux sociaux est très intéressante car elle évolue avec le temps. On voit les hommes cuisiner de plus en plus et ça fait vendre de plus en plus. »
La tendance « thirst eating trap » illustre le privilège masculin. Celui de pouvoir se déshabiller sur internet sans risquer de se faire harceler, insulter voire agresser mais aussi celui de capitaliser grâce à une tâche considérée comme non monétaire voire ingrate si c’est une femme qui la pratique.
Les Commentaires
Je ne consomme pas de pornographie. Non par puritanisme (visionner ou non du porno ne revêt à mes yeux aucune valeur morale, si tant est, bien sûr, que sa production respecte les exécutants), mais parce que le sexe demeure pour moi trop... Intime. J'ai l'impression de m'immiscer dans une scène ne concernant que les partenaires...