Dites, en ces temps de bons sentiments pré-fêtes de fin d’année, je sais que nous sommes tous chiffonnés par la même préoccupation : comment amener notre entourage à faire en toute liberté ce que l’on veut qu’il fasse ?
Ne nous mentons pas, ce questionnement tout à fait légitime servira principalement à nous faire offrir de vrais bons cadeaux de Noël, fourbes que nous sommes, et non pas à mener nos proches à lutter pour un monde meilleur.
Les pistes de ce pouvoir magique nous sont données par la psychologie sociale, et plus particulièrement par R.V. Joule et J.L Beauvois qui, avec leur « petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens », sont devenus les rock stars de la psychologie sociale – que dis-je, les Lady Gaga de la théorie de l’engagement, les Simon & Garfunkel de la dissonance…
[rightquote]Trois points-clés pour une bonne manipulation : les actes problématiques, le sentiment de liberté et l’engagement[/rightquote]Quoiqu’il en soit de ces délires métaphoriques, les auteurs ont dans l’idée que seuls nos actes nous engagent, et que cet engagement pourrait être plus ou moins intense. De là, trois points clés pour réussir une bonne manipulation : les actes problématiques (ou non problématiques), le sentiment de liberté et l’engagement.
Les actes problématiques (ou non problématiques)
Tout commence avec l’acte que l’on souhaite faire réaliser : il sera soit problématique (convaincre votre mère de vous acheter une taie d’oreiller en fibre de bambou, alors que votre mère est viscéralement contre la destruction des bambous), soit non problématique (convaincre votre mère de vous offrir un cadeau culturel chiant ++).
Un acte problématique irait donc à l’encontre de nos idées, de nos valeurs, de nos convictions, et exigerait un certain effort pour être réalisé, et des motivations fortes. A l’inverse, un acte problématique ira plutôt vers un renforcement de l’acte, ou d’une résistance au changement.
A partir de là, convaincre votre mère de vous acheter une taie d’oreiller en fibre de bambou devrait passer par deux chemins : restreindre les choix possibles (de toute manière, les taies d’oreiller en coton sont en rupture de stock à Trifouilli-les-oies) ou l’amener à prendre cette décision avec l’impression du libre choix.
Le sentiment de liberté
[rightquote]Pour être parfaitement obéissants, il faudrait que nous soyons libres de l’être[/rightquote]Nous y voilà : pour être parfaitement obéissants, il faudrait que nous soyons libres de l’être. C’est-à-dire libre d’utiliser notre libre arbitre, justement. Penser que nous avons le droit de choisir nous rendrait tout à fait dociles à l’égard d’un manipulateur (n’ayons pas peur des mots) : m’man, tu peux m’acheter une taie d’oreiller en fibre de bambou si tu veux, mais c’est comme tu veux, tu es libre de faire ce que tu veux (dites-le avec un petit sourire machiavélique à l’intérieur).
Votre victime, convaincue que son choix est alors le résultat d’une réflexion cognitive librement consentie, adoptera ensuite des stratégies de rationalisation (ajouter des éléments consonants, minimiser l’impact des éléments dissonants… changer de comportement ou d’attitude).
Le sentiment de liberté dans la prise de décision mènerait droit à la rationalisation du choix (exemple : OUI, je viens de dépenser l’équivalent d’un rein sur le marché noir pour des cosmétiques bio, mais 1/ ils étaient bio et franchement je suis trop pine-co avec la planète, 2/ je lutte contre le vieillissement cutané, c’est ma croix et 3/ je suis très prévoyante, et en cas d’ouragan, si je dois me terrer pendant les trente prochaines années au fin fond d’une cave en attendant que ça passe, je serais hydratée).
Vous me direz : pourquoi rationaliser ? Parce que nous n’aimons que modérément les contradictions et que nous cherchons à rationaliser nos actes pour expliquer nos conduites et éviter au maximum l’état de dissonance cognitive*. C’est-à-dire que si je suis farouchement pine-co avec la planète mais que trier mes poubelles me donne envie de me noyer dans du Petit Gervais banane, il va bien falloir que je trouve un arrangement avec ma conscience.
Et enfin… l’engagement
Laisse pas trainer ton chat
Mais le sentiment de liberté n’est pas le seul facteur qui pourrait nous permettre de devenir des manipulateurs en puissance, et nous pourrions parfaitement dominer le monde (ou devenir Calife à la place du Calife, au choix), grâce :
- au caractère public ou privé de l’acte : tu comprends bien que si tu te lèves en pleine classe en affirmant, main sur le cœur et trémolos dans la voix que oui, tu seras la responsable du cahier de texte de classe, c’est un peu plus engageant que de le dire solennellement toute seule à ton miroir. D’ailleurs, c’est plus ou moins sur ce postulat que s’appuient les réunions Weight Watchers : la pression sociale, le regard d’autrui nous engagerait plus dans nos démarches,
- à la répétition de l’acte : plus tu le répètes, plus tu es engagé… exemple : tu fais du pilates une fois par semaine, en détestant cordialement ça, MAIS en sentant les bénéf’ corporels. Eh bien, je vais te dire : plus les semaines avanceront, plus la pilule passera… Un jour, tu te retrouveras même à balancer « non mais attends, le pilates c’est HYPER relaxant, quoi (QUI pourrait trouver relaxant de tordre ses jambes sur un fond de bruit de mouettes, QUI ?),
- au caractère irréversible de l’acte : plus on perçoit qu’on ne peut plus reculer, plus nous sommes engagés. Par exemple, si vous avez accepté de partir en vacances à Palavas-les-Flots avec le boulet de votre groupe de copains, plus l’on se rapproche de l’échéance, plus vous vous sentirez obligé d’y aller,
- le caractère coûteux ou non coûteux de l’acte : un acte est d’autant plus engageant qu’il est coûteux, en termes de temps, d’argent, d’énergie….
Ces petites astuces sont affublées de noms (pied-dans-la-porte, porte-au-nez, amorçage, pied-dans-la-bouche), et ont connu moult moult expériences…
Un exemple d’expérience parmi tant d’autres
L’une des plus notables, et qui allait par la suite ouvrir la voie aux psychologues sociaux, fut réalisée par Kurt Lewin dans les années 40.
Les États-Unis sont en guerre, les denrées alimentaires se raréfient et deviennent de plus en plus chères. Les responsables, pour prévenir la malnutrition, souhaitent modifier les pratiques de consommation alimentaire des américains, notamment en remplaçant les pièces « nobles » de boucherie par des abats… A la demande des responsables de santé publique américains, Kurt Lewin est amené à se pencher sur la question du changement des pratiques, des comportements. Comment faire pour que les américains adaptent leurs comportements à la situation de guerre ?
- La première stratégie entreprise par Lewin, basée sur l’information et la persuasion (conférence, démonstration, arguments…), fut un échec, et seul 3% des ménages changèrent leurs habitudes alimentaires et se mirent à consommer des abats, alors même que les personnes présentes dans la salle de conférence étaient sorties absolument convaincues du bien-fondé de la demande, et connaissaient les valeurs nutritives des abats…
- A la suite de l’inefficacité de cette première tentative, Lewin élabora une seconde stratégie, plus concluante. Le principe était exactement le même, si ce n’est qu’à la fin de la conférence, l’intervenant incitait les personnes présentes à prendre publiquement la décision de cuisiner des abats, par un simple lever de main. 32% des ménagères servirent ensuite des abats à leurs familles, soit dix fois plus, par un simple lever de main.
- Lewin explique ce phénomène par un « effet de gel » : l’acte de décision serait là pour lier nos idées à nos comportements. Une fois que nous avons décidé, nous sommes liés à notre décision et mettons en œuvre les comportements adéquats… Autrement dit, « le processus psychologique qui conduit au changement comportemental repose sur une décision et sur l’effet de gel qui en découle » (Joule, 2006).
Pour plus d’infos
Comment vous dire ? Les expérimentations sont nombreuses, et si tu veux en avoir la primeur, tu peux par exemple lire ce petit article très Garfunkel, celui-ci ou encore aller écouter consciencieusement toutes les paroles de l’une de nos rock stars ici.
La sortie de l’ouvrage de Joule et Beauvois ne s’est pas fait sans heurts, et le petit traité a parfois été taxé de dangereux, voire criminel… Vulgariser des concepts de psychologie sociale n’a pas fait plaisir à tout le monde. Ce à quoi les auteurs répondent très justement qu’il serait plus citoyen que criminel d’informer les individus des tentatives de manipulations dont ils peuvent faire l’objet.
Tout ça pour vous dire que :
1 – le mot bambou fait partie de mon top 10 personnel des mots les plus chouettes,
2 – Maman, je souhaite très fort le coffret Blockbuster d’Estée Lauder suggérée par madmoiZelle, oui, oui, même si ce n’est pas un cadeau culturel, mais tu es LIBRE (comme Max)(il y en a qui l’ont vu voler, quoi).
* selon Festinger, la dissonance se définit par « un état de tension désagréable dû à la présence simultanée de deux cognitions psychologiquement inconsistantes ».
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Écoutez Laisse-moi kiffer, le podcast de recommandations culturelles de Madmoizelle.
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