La plupart du temps, j’essaye de ne pas trop vous emmerder avec des dates et des recentrages historiques, mais avec le “banana album” du Velvet Underground et de Nico, ça me semble indispensable. Pour comprendre un minimum pourquoi un album a pu avoir un tel impact et devenir si immensément culte, il faut voir dans quel contexte il est apparu, en quoi il a mis sur le cul une génération, en quoi, s’il n’était pas apparu, il n’y aurait eu ni punk, ni new-wave, sans lequel il n’y aurait pas eu ni les Ramones ni Jesus & Mary Chain, etc. Vous l’avez compris, le premier album de la bande de Lou Reed est un monument de cultitude, musicalement, visuellement, dans les paroles, et dans à peu près tout ce qui l’entoure à vrai dire.
Nous sommes en 1963, aux Etats-Unis. Lyndon Johnson est président depuis l’assassinat de JFK. Celui-ci avait amorcé le retrait des troupes américaines au Viêt-Nam. Johnson annule tout ça, et augmente le contingent américain, et vous connaissez la suite.
Depuis 1957, les Américains ont assisté à l’émergence de ce qu’on a appelé la contre-culture, en révolte contre le conservatisme, les normes sociales des années 1950, puis la Guerre Froide… Tout ça va donner la révolution sexuelle, le refus de l’autorité, le féminisme, le combat contre tous les racismes… Bref, ça bouillonne et que ce soit en Californie ou à New York, la scène artistique se développe à une vitesse exponentielle.
Parallèlement à tout ça, vous avez l’apparition du LSD qui va ouvrir les esprits de tout un tas de gens. Le mouvement hippie va grandir, connaissant son point d’orgue en été 1967, le fameux “summer of love”. Les hippies, c’est en Californie.
Mais à New York, c’est une autre affaire. Il ne faut pas confondre avant-garde et psychédélisme. En ce sens, le Velvet Underground fait partie de ce mouvement avant-gardiste dont le chef de file est ce grand taré d’Andy Warhol. Alors que les hippies vagabondaient nus dans les champs et s’extasiant devant des éléphants verts, les avant-gardistes de New York se défonçaient plutôt à l’héroïne et aux amphétamines. Tout de suite, c’est moins drôle. À l’époque, l’art est magnifié, tout est prétexte à l’emphase et la musique n’y échappe pas, à tel point qu’on parle de art music en opposition à la popular music. En gros, ils se prennent au sérieux à un point inimaginable, et évolue dans un monde où toutes les perversités et excès sont autorisées (cf : le rejet des normes d’il y a 2 paragraphes).
Le décor est planté, voyons maintenant comme est né ce disque. Au départ, vous avez Lou Reed, habitué des petits groupes de garage-rock et qui affine sa plume en bossant pour la maison de disques Pickwick Records. Lou est un personnage hors du commun, et il suffit d’écouter les textes de cet album pour s’en rendre compte, j’y reviendrai après. Lou rencontre John Cale, étudiant en musique classique, et les deux s’acoquine rapidement grâce à leur penchant commun pour l’expérimentation. Ils regroupent 2 autres musiciens, et choisissent le nom de leur groupe grâce à un livre du même nom traitant, et cela va sûrement vous surprendre, des pratiques sexuelles underground. Lou avait à l’époque déjà écrit plusieurs des chansons qui se retrouveront sur l’album, dont “Venus in Furs” inspiré du bouquin du même nom traitant, et ça va encore vous surprendre, du masochisme. C’est donc unanimement que le groupe adopte le nom de The Velvet Underground.
Suivront quelques mois de galère pour trouver des endroits où jouer. Ils finissent par obtenir un contrat dans un club new-yorkais où ils sont repérés par Andy Warhol qui leur propose de les produire (en gros de leur filer de l’argent) et leur présent Nico, mannequin, actrice, grand, blonde, froide, et, accessoirement, chanteuse. Warhol a été indispensable, d’une part pour les rendre crédibles, leur donner une certaine notoriété, leur offrir son public et sachant la hype qui l’entourait à l’époque, ce n’était pas négligeable. Le Velvet Underground signa donc chez Verve Records et commença à enregistrer cet album, sans pression aucune puisque leur producteur les laissait faire ce qu’il voulait, tant qu’ils incluaient Nico dans l’affaire. N’allez pas croire qu’elle était une des clauses du contrat, Lou Reed et John Cale n’étaient pas du tout mécontents, même si elle fut une raison de discorde entre les deux (je vous laisse imaginer pourquoi).
Et là, miracle. La créativité combinée de Reed et Cale fait merveille. Le violon électrique bizarroïde de Cale, les percussions simples et répétitives de Maureen Tucker et la guitare de Sterling Morrison qui sait se faire bluesy ou country produisent sur ce disque une musique radicalement différente de tout, absolument tout ce qui se faisait à l’époque. C’est de l’originalité pure, une expérimentation réussie. Un peu comme un chimiste verse le contenu d’une fiole dans une autre sans savoir ce qu’il va se passer. Tous les éléments s’ajoutent les uns aux autres avec succès, toutes les méthodes alternatives mises au point en majorité par Cale s’avèrent payantes, et même si Nico semble se faire royalement chier lorsqu’elle chante, il en résulte pourtant quelque chose d’une troublante beauté.
À l’époque, ce sont surtout les thèmes des textes de Lou Reed qui ont défrayé la chronique. Évidemment, ça change des Beatles et des hippies : drogues dures, sado-masochisme et déviances sexuelles de toutes sortes, tout ce qui fait se dresser les cheveux sur la tête des grands conservateurs américains est traité sans retenue, avec un réalisme choquant pour l’époque et surtout un talent qui ne trouve d’égal que chez une autre figure de la contre-culture américaine, Bob Dylan, lui aussi inspiré par les poètes Allen Ginsberg (que vous pouvez voir à gauche dans le clip de “Subterranen Homesick Blues”), William Burroughs (là c’est plus le domaine de Reed, vous saurez pourquoi en lisant le bonhomme) ou encore Hubert Selby Jr et son Last Exit to Brooklyn (1964) (vous avez peut-être vu l’adaptation cinématographique de Requiem for a Dream). Il est sûrement assez difficile de vous imaginer comment ces textes ont été reçus à l’époque.
“Heroin”, quoi.
Heroin, be the death of me
Heroin, its my wife and its my life
Because a mainer to my vein
Leads to a center in my head
And then Im better off than dead
Pour retrouver aujourd’hui une telle violence dans le réalisme, c’est difficile, alors imaginez à l’époque. Imaginez les hippies, persuadés que la drogue va libérer le monde, que c’est la solution à tous les problèmes, découvrant cette chanson, le coup de massue que ça a dû être pour beaucoup d’entre eux.
Ce qui frappe également, c’est l’hétérogénéité des chansons : l’album s’ouvre sur “Sunday Morning”, un morceaux de dream pop, continue avec un pur morceau de garage-rock (”Waiting For My Man”). “Femme Fatale” (écrite pour Edie Sedgwick, à la demande de Andy Warhol dont c’était la muse, et qui joua dans plusieurs de ses films) est très calme par rapport aux agressifs “Run Run Run” et “Venus in Furs”. Il y a même une chanson d’amour (”I’ll Be Your Mirror”) !
La radicalité des paroles, associée à la radicalité de la musique, le tout mis en avant par le pape de la culture de l’époque, tout est réuni pour créer un chef-d’oeuvre intemporel.
Évidemment, à l’époque, ce fut un échec commercial retentissant. La popular culture étant la norme, ainsi que les jolies chansons d’amour, l’album fut banni de nombreux magasins, peu remarqué par les critiques… Ajoutez à cela l’incompétence de la maison de disques… Mais peu importe, le disque était fait, et même si peu de gens l’achetèrent à sa sortie, ces gens-là furent retournés (ce qui amena Brian Eno à dire que tous ceux qui achetèrent les 30 000 premières copies du disques créèrent par la suite un groupe de musique) et la reconnaissance vint au fil des années, ou plutôt des décennies, grâce en particulier à David Bowie, qui fut un des premiers grands noms à citer Lou Reed et le Velvet comme influence majeure. Les expérimentations musicales de John Cale continuent de surprendre ceux et celles qui essayent de faire une musique qui s’éloigne du mainstream, elles sont les graines qui, plantés dans les bonnes cages à miel, donnèrent naissance à des courants musicaux divers et variés. Cet album fut bien plus efficace comme stimulant créatif que n’importe quelle drogue.
Je trouve cet album obsédant, à savoir qu’il m’arrive de l’écouter sans interruption pendant quelques semaines jusqu’à m’en dégoûter totalement, mais je finis toujours par y revenir, et le plaisir est intact. Et toujours, toujours, ça me met sur les fesses. Il est très facile d’expliquer cela. Si vous n’avez pas survolé les premiers paragraphes, vous avez dû remarqué que notre société (je parle de la France là) est toujours gangrénée par un certain conservatisme, que les normes sociales sont toujours aussi contraignantes, que beaucoup de ce qui choquait dans les années 1950 choque toujours aujourd’hui, que la popular music continue de faire ses ravages, qu’on fait toujours des guerres pour rien (là je parle des États-Unis), et que par conséquent on a toujours besoin d’artistes qui nous remettent les idées en place par un bon coup de pied au cul.
Le premier album du Velvet Underground c’est un de ces coups de pied au cul, une claque sonore incomparable, bref, indiscutablement, un chef-d’oeuvre.
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