Ces derniers mois, on nous a répété que Le Consentement était un grand moment de la lutte féministe contre les violences sexuelles faites aux enfants par les moyens du cinéma et de l’art. Fin 2023, on a effectivement vu une petite bombe de cinéma radicale, subversive, gênante, éprouvante et maline. Or, ce n’était pas devant le film de Vanessa Filho et ses scènes de viol détaillées de trente minutes, mais devant The Appointment.
Ce film britannique de 1981 est ressorti dans plusieurs salles de cinéma. On raconte qu’il y a quarante ans, il était passé complètement inaperçu et avait même sonné la fin de la carrière de son réalisateur au cinéma. Et l’on ne peut s’empêcher de penser que s’il a précipité son auteur dans les abysses de l’oubli, devenant à la fois son premier et dernier long-métrage, c’est simplement parce que The Appointment est un lance-flamme au visage des pédocriminels incestueux.
L’histoire du film tient en une phrase : Joanne, une jeune adolescente, s’apprête à donner un récital de violoncelle. Mais quand elle apprend que son père ne peut y assister parce qu’il doit se rendre à Londres pour un voyage d’affaires, la jeune fille est anéantie par le chagrin, la déception et la colère. Une spirale d’évènements étranges et violents commence à se déchaîner…
Un monde gangréné par l’inceste
Dans la toute première séquence de The Appointment, une fille est attirée dans une forêt par des voix enfantines qui l’appellent. Soudain, elle se fait violemment aspirer dans les buissons, le corps complètement disloqué.
Dans le dos, on éprouve un froid glacial. Générique de début.
On se retrouve ensuite dans une école de musique où il n’y a que des jeunes femmes en uniforme, que rien ne distingue de la première fille. Elles auraient toutes pu être la morte. Là, la caméra caresse les murs de l’école avec des travellings, c’est très lancinant. On comprend que ça parle de sexe.
Puis, un dialogue vient définitivement confirmer la piste que le film est une vaste métaphore sur l’inceste. Un homme demande à un autre « Comment faire en sorte qu’elle renonce à son rêve ? – Tu peux lui dire, tu la fascines. – C’est normal que je la fascine, je suis son père et elle est une enfant. – Oui, mais elle ne doit pas comprendre que c’est une enfant. »
Ce dont parle ce dialogue, c’est du trouble dans l’âge des jeunes filles incestées, qui sont sont des enfants que l’on manipule en leur faisant croire qu’elles sont des adultes. On les fait « devenir adulte » tout en les condamnant pour toujours à la dépendance propre à l’enfance.
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Filmer l’enfer de l’inceste en s’intéressant à la victime
The Appointment, c’est l’histoire d’un père incestueux qui ose prendre peur une fois que sa fille entre dans l’adolescence. Désormais, Joanne est en âge de parler. Surtout, elle n’est plus passive mais active. Elle fixe son père quand lui a les yeux systématiquement fuyants ou faussement concentrés sur autre chose. Pour nous faire éprouver le mal-être de cette famille déréglée, le film nous fait subir la lascivité insoutenable d’une fille qui ne baisse jamais les yeux, qui réclame et regarde toujours plus à mesure que son père ne la regarde pas.
On éprouve la nature profondément immonde d’un père incestueux qui se retrouve encombré par ce qu’il a lui-même créé. Ce que Joanne a de menaçant, ce n’est pas de dénoncer, de tout balancer. C’est bien pire que ça : elle ne comprend sincèrement pas ce qui pose problème. Tout ce que sa perception bousillée par la violence sexuelle perçoit, c’est que son père la rejette. Pire : elle est un fardeau maintenant qu’elle est précisément telle qu’il l’a modelée dans son imaginaire malade et transformée à force de violences. C’est l’histoire d’un homme mangé par le monstre qu’il a créé, une enfant-femme qui n’a que l’inceste comme rapport au monde.
Tout le monde voit, mais personne ne parle : une complaisance insupportable envers l’inceste
Si The Appointment est aussi radical et avant-gardiste, c’est aussi parce qu’il montre parfaitement l’inaction de la mère. Alors que Joanne est beaucoup trop tactile avec son père, sa mère assiste à tout mais ne réagit jamais. Elle brode ou regarde la télé. Ça ne l’intéresse pas. Ce personnage est la personnification du silence et de la complaisance de la société envers les violences sexistes et sexuelles sur les mineures. Car écraser les plus faibles arrange les affaires de tout le monde. Plus loin dans le film, elle ira même jusqu’à mettre son mari en garde, parce que, « tu sais, à cet âge-là, avec les hormones, elles deviennent folles », comme si sa fille était une rivale.
En définitive, l’inceste n’a rien d’un secret, tu, caché : c’est grossier. On ne voit que ça. The Appointment ne parle pas d’une famille marginale mais de l’inceste comme système, comme aboutissement naturel du patriarcat.
Inverser radicalement le rapport de domination et punir les coupables
The Appointment est un film très kitsch. Les très gros plans, les séquences de suspens à rallonge, les effets de montage exagérés y sont servis à la pelle. Mais étirer dans tous les sens une trajectoire dont on sait dès le début qu’elle finira très mal n’est pas un défaut : c’est le sujet même du film.
Car le film se situe à l’instant précis où un homme réalise que son impunité s’arrête là. Peu importe qu’il s’agisse de sa fille qui le dénonce, d’un tribunal qui le rattrape ou même de sa conscience qui le torture : la violence qu’il a fait subir, peut-être une nuit, peut-être des années, est en train de lui revenir en pleine tête.
Attention, la suite de la critique analyse la fin du film et la spoile !
Elle culmine dans une fin incroyablement bien faite, drôle, violente et cruelle. Le père a un accident de voiture et est précipité depuis le sommet d’une falaise. Face à la chute du père, aspiré par les entrailles du gouffre nous fait immédiatement penser à la fillette au corps déchiqueté de la toute première séquence. Cette fillette, dont on comprend soudain qu’elle était sans doute une victime d’inceste, comme l’est sans doute Joanne, et des centaines, des milliers d’autres enfants.
Comme si la force maléfique tapie dans les buissons (puis sur la route) était simplement la vie qui s’arrête une fois l’enfance arrachée. Pourquoi ne s’arrêterait-elle qu’aux victimes ? Elle peut engloutir tout le monde, même les coupables.
Quand la voiture tombe, le père au volant, elle ne s’écrase pas tout de suite sur le sol mais rebondit sur un arbre. Le père se retrouve la tête en bas un long instant, juste le temps que le sang noie le cerveau, que les yeux menacent d’exploser et surtout, qu’il observe ce renversement total du rapport de domination sur sa fille. Elle, on la retrouvera plus tard, dans le dernier plan du film, riant, souriant, épanouie.
Et puis, à la fin, le père s’écrase, alourdi par de la ferraille, quelques pommes, fruits défendus roulant sur le tableau de bord et une tonne de culpabilité. Il meurt de son propre poids.
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