Il y a certaines choses basiques à savoir sur mes parents avant de rentrer dans le vif du sujet. Mon père était le grand amour de ma mère, et elle a tout fait pour avoir un enfant de lui. C’est là que j’entre en scène. Mais un an après ma naissance, il l’a quittée pour une autre.
J’ai donc vécu une enfance plus ou moins classique d’enfant unique dans une famille monoparentale : je vivais avec ma mère et ne voyais mon père que les samedi après-midi.
La découverte
Le château de cartes bâti par mon père s’ébranla pendant un mois d’août, juste avant mes 14 ans. Comme tous les étés, je passais mes vacances chez mon oncle, dans le sud de la France. Celui-ci tenait un centre équestre, et je me réjouissais de partir en randonnée avec mes amis, galopant dans les champs.
Un soir, après l’une de ces fameuses balades, mon père m’appela. C’était assez surprenant : je n’avais pas du tout été habituée à avoir mes parents au téléphone. Ma mère m’envoyait passer l’été chez mon oncle depuis que j’avais deux ans, et je ne me souviens pas avoir eu beaucoup de conversations téléphoniques avec elle pendant les vacances d’été. Elle me savait entre de bonnes mains et en profitait pour se reposer.
C’est dire si mon père, que je ne voyais habituellement que le samedi, appelait encore moins qu’elle. C’est donc avec le plus grand étonnement que j’ai décroché ce soir-là, au beau milieu d’un champ. Et je n’ai rien compris. Mon père pleurait. Cela me semblait bien improbable : mon père n’avait jamais pleuré, à part devant des films. Mais à ce moment-là, j’ai senti qu’il se passait quelque chose.
Tout ce qu’il a su me dire, c’est qu’il était désolé, qu’il m’aimait et que j’étais sa princesse pour toujours. Précisons qu’à cet âge-là, j’étais dans une période gothico-rebelle, et je me contrefichais de mes parents. Je pensais juste qu’il faisait une crise de nerfs, ou quelque chose du genre, et qu’il avait besoin de m’appeler. Même maintenant, cela sonne faux… Mon père n’a jamais eu besoin de m’appeler, et surtout pas parce qu’il était en pleine crise.
Mais j’étais encore jeune et bête, ce genre de pensées ne me venait pas. J’ai juste raccroché en haussant les épaules, et en me disant qu’une fois rentrée je le retrouverais tous les samedis comme d’habitude, pour aller à l’équitation puis au cinéma, avant de manger au Buffalo Grill. Je ne savais pas encore que plus jamais je n’aurais ces habitudes.
J’ai fini l’été chez mon oncle, comme prévu. Ma mère est venue me chercher en voiture et nous sommes rentrées chez nous en une dizaine d’heures insoutenables de voiture. Je la sentais bien tendue ce jour-là, mais je ne m’en inquiétais pas. Nous sommes rentrées chez nous, où j’ai pu retrouver ma vie quotidienne. Mais je fus étonnée quand ma mère me prévint deux samedi de suite que mon père ne pouvait pas venir. C’était tout de même étrange…
Et puis je l’ai vu. Le journal. Posé sur la table, comme s’il m’attendait pour me révéler ses secrets. En première page, j’ai lu le titre : « L’assureur escroc, sa voiture retrouvée au bord du ravin X ». Il faut savoir que ce ravin, c’est l’endroit de la région où beaucoup de gens se suicident. C’est donc avec appréhension que je me suis approchée du journal.
La voiture que je voyais sur la photo ressemblait tellement à celle de mon père, et il était justement assureur. Mais à ma connaissance, il n’était pas un escroc ! Enfin, c’est ce que je croyais… Je me suis approchée et ai lu l’article : j’y ai trouvé le nom de mon père. C’est alors que tout s’est mis en place. Son appel en pleurs, ses excuses, tout.
Mon père avait laissé sa voiture près de ce ravin pour en sauter, même si aucun corps n’avait encore été retrouvé. Je n’en ai même pas parlé à ma mère au début. Je ne savais pas quoi en penser, ni que faire de cette situation. Même si mes parents étaient séparés depuis ma naissance, même si je voyais très peu mon père, j’avais tout de même la chance de les avoir l’un et l’autre à mes côtés. Mais ça, j’ai commencé à le réaliser trop tard…
C’est à cette période, après cet appel et la découverte de l’article, que tout a basculé. Ma vie, certes, mais aussi celle de ma mère. Car ma mère cachait bien des choses. Des choses qu’elle seule savait, et c’est ce secret trop lourd à porter qui a causé sa perte, j’en reste persuadée…
Mes parents, ces hors-la-loi
C’est ainsi qu’à partir de mes 14 ans, ma vie a changé radicalement. La première année, je pensais simplement que mon père était mort. J’ai appris qu’il avait escroqué énormément d’argent parce qu’il était accro aux jeux, que ses clients et donc la police avaient fini par le découvrir et qu’il était activement recherché. Tellement recherché que la police est venue m’interroger directement chez moi.
Pensant qu’il était mort, je ne voyais pas pourquoi ils me posaient des questions telles que « T’a-t-il téléphoné récemment ?
». Je me disais qu’ils étaient idiots, mais que je ne pouvais rien dire — dire ça à la police, c’est tout de même délicat. Voilà donc comment s’est passée ma première année sans mon père.
Ma mère ne m’a rien dit de plus que ce que j’avais lu ; nous ne communiquions presque pas depuis quelques années. Notre relation avait été brisée après qu’elle ne m’a pas crue, et même ignorée, quand à 9 ans je lui avais expliqué ce que mon « grand copain » m’avait fait. Je ne voulais donc pas avoir trop affaire à elle.
L’hiver de mes 15 ans, ma mère m’a proposé de partir en week-end ensemble — assez étonnant de sa part. Alors que depuis quelques années je refusais de faire des choses avec elles, cette fois j’ai décidé d’y aller. Lorsque nous sommes arrivées à destination, il faisait nuit. Elle s’est garée face à un petit hôtel qui ne payait pas de mine, et m’a dit d’attendre dans la voiture.
Quelques minutes plus tard, je l’ai vue ressortir avec un homme. Un homme dont la silhouette me disait quelque chose. Il a relevé la tête et je l’ai vu. Mon père.
Je ne saurais expliquer le sentiment qui vous envahit lorsque vous revoyez après un long moment une personne que vous croyez morte. Surtout lorsqu’il s’agit de votre propre père. Je n’ai pas pleuré. J’attendais des explications.
Mon père est entré dans la voiture, côté passager. Ma mère est restée dehors pour nous laisser le temps de discuter. Je n’ai pas parlé, j’attendais. Il hésitait. Comment commencer un récit pareil après tout ?
Il avait donc un problème d’addiction aux jeux, et il avait utilisé de l’argent, beaucoup d’argent… mais pas le sien. Il a utilisé celui de ses clients, pensant qu’il arriverait à les rembourser parce que oui, il gagnerait un jour le pactole, c’était sûr.
Seulement ça n’est jamais arrivé, et la situation n’a fait qu’empirer. La somme est devenue astronomique, à un point tel que ses mensonges n’avaient plus donné le change. Mon père était un grand manipulateur. Quand quelqu’un remarquait un problème dans la comptabilité, il arrivait toujours à l’embobiner. Mais quand la somme est devenue trop importante, on n’a plus cru à ses histoires et il a été dénoncé à la police.
Il avait besoin d’aide pour s’enfuir, et il ne demanda ni à sa famille ni à sa compagne de l’aider. Il demanda à ma mère, elle qui lui en avait tellement voulu de la quitter, parce qu’il savait qu’elle l’aimait encore. Et il a mis en scène son suicide. Après cette explication, il repartit aussi vite qu’il était venu. Je n’avais rien à dire. Pas à lui.
Lorsque je fus de nouveau seule avec ma mère, je lui demandai pourquoi elle ne m’avait jamais rien dit. Elle eut le culot de me dire : « Je ne voulais pas que tu m’en veuilles de ne pas l’avoir aidé ». Certes je n’avais que 14 ans lorsque tout ça a commencé, mais j’étais loin d’être idiote, et je pouvais comprendre ! Je lui en voulais de l’avoir aidé et surtout de ne m’avoir rien dit, de me prendre pour excuse alors que c’était elle qui avait été faible.
Des années de mascarade
Ce petit manège dura trois ans. Trois années pendant lesquelles ma mère cachait mon père et lui donnait de l’argent. Il a été à l’étranger, puis est revenu en France. Et ma mère a osé le cacher chez ma pauvre grand-mère, âgée de plus de 90 ans. Il dormait le jour et volait des voitures la nuit pour les revendre.
Je ne savais rien de tout ça. Il m’appelait juste une fois par an. Je savais seulement que mes parents n’étaient plus ce qu’ils avaient été. Et je savais également que ça ne pourrait pas durer éternellement.
En revanche, je connaissais des victimes. Comment expliquer à une adolescente que ce n’était pas de ma faute si son père s’était suicidé parce qu’il avait perdu tout son argent ? Je me rappellerai toujours de ce moment où elle est venue me trouver dans les couloirs du lycée. J’ai lu en elle toute sa détresse. La même que la mienne. « À cause de TON père ! » : oui, je sais. Et je ne savais malheureusement pas comment t’aider car je ne savais pas comment m’aider moi-même.
Lorsque j’ai eu 16 ans, mon oncle et moi avons compris que quelque chose n’allait pas chez ma mère. Ensemble, nous l’avons donc forcée à aller passer des examens. Le verdict n’a pas tardé à tomber : Alzheimer. À 53 ans. Tout s’est ensuite accéléré à une vitesse folle.
Au bout de six mois, elle ne pouvait plus vivre en dehors d’un centre spécialisé et commençait à oublier tout et tout le monde. Je fus la première personne qu’elle oublia, moi, sa fille. Brandissant une photo de moi à 7 ans, elle m’a dit les yeux dans les yeux que je n’étais pas sa fille puisque sa fille était morte depuis longtemps.
Nous savions qu’elle n’en avait plus pour longtemps. Quelques mois après cet incident, elle ne communiquait plus, ne parlait plus. Puis son corps a dépéri, petit à petit. Mon père, lui, avait disparu depuis que nous avions appris sa maladie. Je n’avais plus droit à mon coup de fil annuel…
Ce qu’il restait de ma mère est parti quand j’avais 20 ans. Si j’utilise cette formule, c’est parce que pendant plusieurs années, il ne restait d’elle qu’une coquille vide. Son esprit était parti depuis longtemps. Je l’avais vu à la dernière visite que je lui avais faite, un an avant sa mort. On dit que les yeux sont le reflet de l’âme et j’y crois, car il n’y avait plus rien dans son regard. Rien à part le vide. Cette dernière visite m’a d’ailleurs provoqué une année de dépression doublée d’une hypocondrie très violente dont je ne suis pas encore tout à fait sortie.
L’ironie de la chose est que mon père, qui avait pourtant disparu de la circulation, a fait sa réapparition dans le journal local peu après la mort de ma mère. Il allait enfin être jugé. Justice pouvait être rendue. Cependant il n’a pas pu être incarcéré, pour cause de maladie grave. C’est tout ce que j’en sais.
Je n’ai pas voulu en savoir plus, et je n’ai pas été en contact avec la police. Aujourd’hui, j’ai 22 ans, et je ne sais pas si mon père est mort ou vivant.
Je m’estime orpheline depuis mes 16 ans, à cause de mon père mais aussi de ma mère. Je leur en veux, mais plus à l’un qu’à l’autre…
Avant qu’il ne soit trop tard
Malgré tout cela, les plus beaux souvenirs que je garde sont ceux que j’ai avec mon père. Peut-être parce que lui m’avait crue quand je lui avait dit ce qu’on m’avait fait à 9 ans…
Aujourd’hui papa, je voudrais pouvoir te dire au revoir, comme je n’ai pas pu le faire avec maman, parce qu’elle était déjà trop loin. Je regrette déjà tellement de choses. Je n’arrive pas encore à tourner la page correctement.
Laisse-moi t’appeler papa une dernière fois et enfin te laisser partir. Pour que ces années où je me suis battue ne soient pas vaines et que je prenne un nouveau départ. Et malgré tout, sache je ne peux m’empêcher de t’aimer.
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Les Commentaires
Je me sens en colère contre les adultes qui t'ont entourée. Je n'arrive même pas à les qualifier de parents (père, mère, oncle, …) parce que, pour moi, ils n'ont pas accompli toute la part de cette fonction (arf, je ne sais pas si je m'exprime correctement). Ils t'ont juste éduquée et puis c'est tout.
Je suis en colère et triste, et très touchée par ton histoire (je suis une sentimentale qui a la larme facile, forcément, ça n'aide pas).
Je te souhaite de te (re)construire et qu'enfin, tu puisses vivre convenablement.
Voire même de faire un deuil sur ce pénible passé .