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Le sexisme ordinaire dans la cour de récré — Témoignage

À tous ces gens qui osent dire que l’on ne conditionne pas les gamins, et que leurs « stéréotypes de genre » ne sont pas la porte ouverte au sexisme ordinaire dès la petite école, ni ne blessent personne : petite histoire d’un vieux trauma.

Publié initialement le 10 février 2014

Je dois avoir 10 ans. Peut-être 11, à la limite. Le collège est dans tous les cas un monde lointain, et j’occupe mes récréations à jouer aux billes avec Valentine et Florent, ou à monter des petites pièces de théâtres avec Jonathan, Cécile et Bastien, qui nous permettront de gratter quelques heures de cours, parce que le prof ne saura pas dire non.

Mais la vie des gamin-e-s étant rythmée de « passades », cette période touche à sa fin. D’une manière qui m’échappe, la classe entière a décidé qu’on jouerait tous ensemble pendant les récréations. À un jeu de « trappe-trappe », où un camp doit faire prisonniers tous les membres de l’autre camp pour gagner. Les chasseurs, et les fugitifs, qui doivent s’organiser pour ne pas se faire attraper et/ou libérer les prisonniers.

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Au départ, ça ne me plaît pas plus que ça (surtout parce que je le voulais, moi, mon gros pactole de billes). Mais ensuite, ça ne me plaît plus du tout pour une autre raison : il a été décidé que les équipes seraient constituées simplement sur une division filles et garçons. L’idée me hérisse — on le fait déjà bien assez en sport ! — d’autant qu’il y a plus de filles que de garçons, mais comme je ne parviens pas à expliquer pourquoi, mon manque d’argumentation me fait défaut et on passe outre mes protestations faiblardes.

Alors, bon, si tout le monde est d’accord, je suis le mouvement. Même lorsque chacun des camps en rajoute, en décidant que les garçons seraient les chasseurs, même s’ils sont moins nombreux, parce qu’ils courent plus vite. Les filles font les victimes. Bah… Au moins, je serai avec ma pote Val’ qui veut absolument jouer. On joue. Une fois… Deux fois… Puis tous les jours, à chaque récré.

Les semaines passent où le jeu règne en maître dans notre coin de la cour de récréation. Il se termine systématiquement avec le même score : les garçons : 1 / les filles : 0. Je vis ma première vraie humiliation, que je ne parviens même pas à expliquer.

Et pourtant, à chaque sonnerie, je me précipite avec les autres vers les arbres qui marquent le territoire protégé des filles, avant que les garçons n’encerclent le périmètre et nous offrent leurs plus beaux sourires de prédateurs. Chaque fois, avec la volonté de renverser la situation bien ancrée dans mon coeur. Mais rien n’y fait : les filles se font toutes attraper en un temps record, et nous retournons en cours en constatant que les garçons sont les plus forts. Ce que je qualifie bêtement de « défaitisme » sur le moment m’enrage.

Je deviens peut-être un peu obsédée. Je propose des stratégies, que même Val’ rejette sans même les écouter jusqu’au bout, parce que les deux « chefs » des filles, ces chipies de Mina et Myriam, ont décrété que ça ne servait à rien, et qu’elles les suivent toutes. Ah, et puis qui suis-je face à la majorité ? Si c’est la majorité, c’est qu’elles ont raison.

Je commence à me dire que sortir du but en trottinant bêtement pour se faire attraper est peut-être effectivement la meilleure façon de jouer pour s’amuser. Après tout, ce n’est pas comme si moi, je courais vite ! Ahaha, surtout pas moi, non. Alors qui suis-je, pour prétendre que l’on peut gagner contre les garçons ? Il a été décidé, un jour, qu’il y avait d’un côté les garçons, et de l’autre, les filles. Je n’ai pas le droit d’aller à l’encontre d’une telle règle, même si j’aspire à mieux. Aspirer à quoi, d’ailleurs ?

Et un beau jour, pourtant, le beau jour que voilà ! Je finis par faire une sortie « triomphale » du but. Les garçons ne s’attendaient pas à ma sortie, et ils abandonnent vite la poursuite pour surveiller les autres. Ils m’auront bien à un moment ou un autre.

Je suis néanmoins fière de mon nouveau rôle improvisé d’héroïne ; j’ai 10 ans, hein, je joue à être Luke Skywalker avec un rouleau de Sopalin. Je me planque, et lorsqu’ils s’y attendront le moins, je sortirai de ma cachette et j’irai toutes les délivrer. Juste avant la sonnerie. Et alors, les filles auront gagné.

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Et figurez-vous que tout se passe comme prévu.

Excepté une chose.

30 secondes avant la sonnerie, je suis partie, je cours, je cours, un peu trop en évidence et pas assez vite, mais sous l’effet de la surprise je parviens à éviter les obstacles — et enfin ! J’arrive au camp des prisonnières, et je touche leurs mains pour les libérer, les unes après les autres. L’excitation me vrille les tympans. Le retour à la réalité n’en est que plus difficile à appréhender.

Elles ne bougent pas.

Je ne comprends pas.

Pourquoi ne bougent-elles pas ? Pourquoi me regardent-elles avec une telle perplexité ? Toute ma confiance s’en est allée d’un coup, et même en les ayant libérées selon les règles, les garçons attrapent la brindille tétanisée que je suis devenue, me poussent avec les autres dans le camp des prisonniers, la sonnerie retentit, et nous avons perdu. Pourquoi ?

Ce n’était pas du jeu.

Triche.

On ne peut pas faire ça.

De toute façon, ça sonne.

Les filles ont perdu.

Nous avons perdu.

Encore ?

Encore.

Je leur dis. Non. Je les ai libérées avant la fin du jeu. Les filles ont gagné, ce coup-ci, que vous le vouliez ou non !

Tous, filles comme garçons, font soudain preuve d’une magnifique cohésion dans le regard qu’ils me lancent. Une sorte de gêne, d’incrédulité. Je suis une hystérique, il faut que je me calme. Personne ne viendra appuyer ma version des faits. Pas même Val’, pas même Jonathan, et mon petit prétendant de primaire, Florent, ne m’a jamais regardée aussi méchamment. Ils passent enfin tous leur chemin, et ils rient : décidément, une fille, ça sait pas courir, hein !

J’apostrophe les filles, qui finissent par en avoir marre. Mina et Myriam s’occupent de mon cas, et prennent un ton plus sérieux pour m’expliquer, comme si j’étais stupide, et me sortir la phrase qui me fera « pleurer comme une fille » toute l’après-midi et qui marquera ma petite vie tranquille jusqu’à mon entrée dans le monde en tant que femme adulte :

« Écoute, on est des filles. On ne peut pas gagner contre des garçons. »

Ils sont tous partis en cours, et je n’ai pas daigné bouger. C’est jamais qu’un jeu. Un jeu stupide, un jeu. Mais quelque chose dans mon petit et insignifiant moi me souffle que je n’ai pas fini.

J’ignore si cette tournure inhabituelle des évènements a tout de même touché mes petits camarades d’une manière ou d’une autre, ou si c’est une simple coïncidence, mais la classe se lasse, et la phase « jouons tous ensemble » se termine. Nous retournons chacun à nos billes, nos élastiques ou nos parties de foot. Plus personne n’a évoqué l’incident, et surtout pas moi. Pas même à mes parents. Surtout pas à mes amis.

Les années passent, je n’en parle toujours pas, avant de lâcher l’histoire, un jour, lors d’une conversation avec une amie. J’ai 22 ans. Je me mets à pleurer en parlant, devant mon amie, sidérée, parce que personne ne m’a vue pleurer en public depuis… pff, quoi, une dizaine d’année ? Cette grosse boule de honte et de sentiments mélangés, je l’ai gardée en moi, parce que c’est ridicule, parce qu’il n’y a pas de quoi en faire tout un plat.

Et pourtant, je raconte une petite histoire de cour de récréation, et je pleure.

« Comme une fille ».

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Les Commentaires

61
Avatar de Luchsi
1 juin 2016 à 17h06
Luchsi
C'est intéressant de faire remonter cet article.
Souvenir lointain... À la maternelle, on jouait aussi à "trap' trap'". Quand les filles perdaient, les garçons leur mettaient du sable dans la culotte. Je n'ai pas souvenir que l'inverse ait eu lieu...
Je ne me souviens plus si les parents avaient fait remonter l'info, mais avec le recul... j'espère !
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Voir les 61 commentaires

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