Les lieux, les prénoms et les nationalités ont été modifiés.
C’était il y a huit ans, autant dire une éternité.
Certains souvenirs de cette histoire sont pourtant vifs comme si c’était hier. Mais certains passages sont flous. D’autres sont des trous noirs.
Je rencontre Emre dans une immense friperie d’Istanbul.
Fan de fringues vintage, j’avais hâte de visiter cette caverne d’Ali Baba, cachée en sous-sol d’un pasaj, une galerie typique de la capitale turque.
L’atmosphère de cette brocanterie labyrinthique est aussi chaleureuse que poussiéreuse. Les enceintes crachent des rengaines américaines rétro.
On trouve des portants débordants de vêtements bariolés bien sûr, mais aussi des affiches géantes de films pornos turcs des années 70, des vinyles, un vieux piano couvert d’accessoires.
Je déambule à la recherche d’une veste en daim quand Emre me salue. Il travaille comme coiffeur dans son minuscule salon au style rétro, niché au fond de la friperie.
Emre est grand, brun et ses yeux sont très noirs. Un peu plus âgé que moi, qui ai alors 20 ans.
Il porte un col roulé sombre, une veste bien coupée et des chaussures élégantes. Il me sourit en me proposant de boire un café, et m’invite à m’asseoir sur un fauteuil crapeau.
Je suis en voyage, et je suis très sociable. J’accepte cette occasion de bavarder avec un Stambouliote et de boire mon premier café turc. Il le prépare dans un petit pot en cuivre, verse le mélange mousseux, chargé de marc, dans deux petites tasses et vient s’assoir près de moi.
Nous discutons dans nos anglais approximatifs, mais suffisants pour échanger des plaisanteries.
J’ai soif d’aventures et je veux découvrir Istanbul la nuit
Emre me montre son salon et les photos des dernières coupes de cheveux qu’il a faites. Ses clients sont de jeunes turcs aux looks underground et quelques occidentaux pointus. Il prend son métier très au sérieux et se considère comme un artiste.
Je crois que j’y suis retournée le lendemain. Je voulais une frange courte, au dessus des sourcils. Pendant qu’il me coupe les cheveux, nous recevons la visite de Sarah, une amie allemande venue lui dire bonjour.
Il me semble que nous nous sommes retrouvés le soir-même. Il m’a proposé de le rejoindre sur une terrasse de bar, avec Sarah et d’autres amis à lui. Je suis toute excitée en quittant les amis qui m’hébergent : « Je vais voir le coiffeur ! ». J’ai soif d’aventures et je veux découvrir Istanbul la nuit.
Je sens que je lui plais mais je suis en couple exclusif et je tiens à rester fidèle. Je mesure mes comportements et mes paroles pour envoyer les bons signaux.
Après une soirée arrosée, nous nous retrouvons dans un appartement qui n’est pas le sien. Je crois qu’il a demandé les clés à un ami pour avoir un lieu tranquille. Il essaie plusieurs fois de m’embrasser malgré mes refus argumentés.
À la fin de mes vacances rien ne s’est passé entre nous, mais je suis tombée amoureuse d’Istanbul. Je décide d’y retourner quelques mois plus tard, pour le réveillon.
Beau et intriguant, comme sa ville natale
Cette fois, je suis célibataire. Je surprends Emre en me rendant à la friperie sans le prévenir. Nous sommes restés en contact sur Facebook et il est heureux de me voir.
Je suis en Turquie pour une semaine pendant laquelle nous nous rapprochons très vite. Je ne sais plus à quel moment nous avons commencé à flirter.
Il a du goût. J’aime ses tatouages, sa manière de s’habiller et de se comporter en société. Il m’emmène partout.
Nous passons un après-midi dans un appartement cosy, à la déco vintage, où dansent de jeunes turcs branchés et passionnés de swing.
Le soir, nous déambulons dans Istanbul, bras dessus, bras dessous, passant d’un rooftop à l’ambiance électro à un restaurant de quartier désert où l’on mange en jouant au backgammon, LE jeu des Turcs.
Il me propose de dormir chez lui et je découvre un appartement très modeste, au sol en pierre nue. Il me montre sa collection de lunettes vintage, qu’il range pêle-mêle dans une valise tout aussi vieille. Je le prends beaucoup en photo. Je le trouve beau et intriguant, comme sa ville natale.
On est au mois de janvier et l’appartement est perclus de courants d’air. Il faut dormir sous une couverture chauffante. Il met le DVD de Grease, scandalisé que je ne l’ai encore jamais vu. Je crois que je me sens en pleine confiance avec cet homme à la fois doux et très viril. J’adore faire l’amour avec lui.
Un soir, nous rentrons chez lui très alcoolisés. J’ai oublié aujourd’hui pourquoi, mais nous nous disputons.
Je n’aurais pas du le provoquer
Mon seul souvenir de ce retour de soirée agité, c’est une gifle. Je crois que je lui crie un reproche quand, tout à coup, sa main claque sur ma joue.
C’est la première fois qu’un homme lève la main sur moi. Enfin, après mon père et le con qui m’a mis une baffe dans la rue le jour où nos deux bandes se sont croisées un peu trop saoules. C’est en tout cas la première fois qu’un amant porte atteinte à mon intégrité physique.
Je ne sais plus ce qu’il a dit, et je ne sais plus ce que j’ai dit. Mais je suis restée dormir. Je pense avoir pensé que j’avais dépassé les bornes et que je n’aurais pas dû provoquer un homme aussi sanguin. On a peut-être même fait l’amour après ça.
À cette époque et à la différence d’aujourd’hui, j’accepte que la violence fasse partie de ma vie. J’ai l’habitude des relations passionnelles, de la jalousie, des cris, des coups de poings dans les murs et des portes qui claquent.
Quand je suis repartie, l’épisode de la gifle était en tout cas mort et enterré. Il a accepté de me faire mon premier henné avant que je ne rejoigne l’aéroport. Au moment de nous dire au revoir, nous sommes tous les deux émus. Il me met un paquet dans les bras et me dit de l’ouvrir plus tard.
Je le quitte les yeux humides. Dans le bus, j’ouvre son cadeau et découvre cette magnifique robe brodée qui m’avait tapé dans l’œil à la friperie. Je suis touchée.
Le choc d’un acte fou
À mon retour en France, je continue de correspondre avec Emre sur Facebook. Il tient parfois des propos bizarres, m’appelle « ma petite salope » et parle tout à coup de sexe de façon crue, au milieu d’une banale conversation. Je me sens gênée. Au fil des semaines, je ne réponds plus à ses messages.
Six mois après, toujours sur Facebook, je vois passer des photos de lui en costume, accompagné d’une femme en robe blanche. Il s’agit bien de son mariage. J’en déduis qu’il la connaissait au moment où nous sortions ensemble. Je ressens à la fois de la jalousie et de la peine pour cette fille, cocue avant même d’être mariée.
Puis j’oublie Emre.
La suite se passe deux ans plus tard, et encore sur Facebook. Un message de Sarah, cette amie allemande que j’avais rencontré dans son salon de coiffure.
« Je ne sais pas comment t’annoncer ça mais Emre a assassiné sa femme. Est-ce qu’il y aurait quelque chose que tu sais et qui pourrait être dit à son procès ? »
Choc. Et à la fois… pas choc. La sensation étrange de ne pas être surprise par cet acte fou.
J’ai l’impression que ce meurtrier dont on me parle est un fantôme, l’impression que cette nouvelle ne me bouleverse pas assez. On parle pourtant d’un homme que j’ai fréquenté, embrassé, avec qui j’ai couché. Pourtant, tout cela se passe si loin de moi.
Ce qui revient, tout de suite, c’est la nuit de la gifle. Je raconte à Sarah, en quelques phrases. Elle ne me répondra jamais et je ne saurais pas ce qu’il est advenu d’Emre après son procès.
Le récit glaçant d’une dispute qui tourne mal
Je le cherche sur Facebook. Son profil a disparu. Je tape son nom dans Google.
Les articles de presse turcs et anglo-saxons s’étalent sous mes yeux incrédules. Ils sont illustrés par son portrait et celui de sa femme.
Parfois, c’est une photo où il rit, de ce drôle de sourire de diablotin. Parfois, il est encadré de policiers, menotté, une veste sur la tête. Cette revue de presse morbide me rend la tragédie un peu plus réelle.
Certains articles citent son récit du meurtre.
« Elle m’a insulté et provoqué en me disant qu’elle avait un amant. Je l’ai giflée et elle m’a attaqué avec une bouteille de bière cassée. »
Aouch. Une provocation, une gifle. Ce parallèle entre mon histoire et le drame fait monter en moi un lourd sentiment de culpabilité mêlée de rancune.
« J’ai pris un couteau dans ma main. Je ne me rappelle pas clairement. Mais j’ai vu les intestins de ma femme surgir de son corps. »
Après, il raconte qu’il a remis leur fils de deux ans au lit, qu’il a déplacé le corps dans une autre pièce et nettoyé le sang. Puis, il a passé toute la nuit près du cadavre. C’est son frère qui l’a trouvé au matin et a appelé les gendarmes.
Le récit est glaçant parce que c’est celui d’une simple dispute qui tourne mal. Le basculement dans la violence est soudain.
Est-ce que ç’aurait pu être moi ? Refaire l’histoire ne me sert à rien mais j’ai un regret : celui de ne pas avoir réagi quand cet homme s’est montré violent. Cet homme drôle, cultivé, élégant, cet homme normal.
N’importe qui peut basculer dans la violence
En France, une femme meurt tous les trois jours, tuée par son compagnon. L’homicide involontaire représente moins de 10% des cas. En janvier dernier, une enquête de Titiou Lecoq dans Libé mettait en lumière la glaçante banalité des féminicides au sein du couple. La journaliste y recense les 220 femmes tuées en 2017 par leur conjoint ou leur ex.
Cette histoire m’a fait comprendre à quel point nous pouvons relativiser l’inacceptable. Violences conjugales ? Il ne s’agit que d’une gifle, et nous ne sommes même pas vraiment ensemble…
Et puis les vrais hommes qui battent leur femme (88% des cas de violences conjugales) sont des monstres, des anormaux. C’est rassurant car, ceux-là, on ne les croise pas tous les jours.
Mais la réalité, c’est que n’importe qui peut basculer dans la violence. Même un homme drôle, cultivé, élégant, un homme normal.
C’est pour cela qu’il faut rester vigilant, pour soi-même et pour les autres, et ne jamais prendre à la légère une atteinte à son intégrité physique. Une manifestation de violence est toujours le signe qu’une relation n’est pas saine.
Une simple gifle, ce n’est pas un dérapage ou la réponse maladroite à une provocation. C’est un signal d’alarme et je ne pourrai plus jamais l’ignorer.
À lire aussi : Mon copain m’a frappée : comment réagir, que faire quand on est victime de violences dans son couple ?
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Les Commentaires
Les violences conjugales sont encore beaucoup trop minimisées je trouve, beaucoup de gens ont encore du mal à y "croire" : parmi les remarques que j'ai entendu à ce sujet "Bah non je pense pas que X tape Y, sinon pourquoi est ce qu'ils seraient encore ensemble ? Beh oui c'est du mytho" "roh ça va c'est pas taper taper ça, c'est juste comme ça quoi c'est bon' "non il est gentil on le connait il ferait jamais ça" "boh c'est sous le coup de l'énervement va ça arrive à tout le monde" et j'en passe.