Tous ces voyages se ressemblent. Les mêmes wagons, les mêmes couleurs, la même place, et le même temps pour arriver à destination. Même si l’on pourrait douter de la ponctualité des trains, de manière générale, tout est toujours exactement identique à la fois dernière. Il y a ce contrôleur qui ne sait pas vers quel passager se diriger. Il y a ces parents débordés, ces étudiants qui encombrent les sièges de leurs affaires universitaires. Il y a ce même agencement, ces mêmes vitres par-delà lesquelles se sont perdus des milliers de regards, et autant de pensées. La petite voix qui grésille, quelques mots qui ne franchissent pas le micro, c’est toujours la même chose. On passe les portes coulissantes avec une indolence feinte, toi derrière et moi devant, moi devant et toi derrière. La valise qui ne possède qu’une seule roulette chemine le long du quai. La marche du wagon est vite franchie, le train s’ébranle alors.
Et pourtant, à chaque voyage, en voyant le train prendre de la vitesse, et s’éloigner du quai, petit à petit, quand je vois les poteaux ne devenir plus qu’un résidu gris dans le paysage en mouvement, c’est inévitable, je me pose cette même question. Que ressent un père lorsqu’il voit le train s’éloigner, embarquant à son bord, son enfant ? Et tandis que le paysage commence à perdre de sa netteté, et que les proches sont restés le long du béton, cette interrogation est montée à bord. À mesure que les kilomètres s’accumulent, les deux jours passés s’étiolent dans la mémoire. Chacun, dans deux directions opposés, reprend petit à petit le court de sa vie, les végétaux défilant au travers des vitres. Pourtant entourée de voyageurs, en couple ou solitaires d’une heure, je me sens seule, isolée avec ma question.
Deux traits plongent vers le sol sur le siège d’en face. Un passager se saisit de son téléphone, et patiente, le combiné collé à l’oreille. Une femme enceinte caresse son ventre rond, sans y prêter attention, toute attentive qu’elle est au futur qui s’en dégage. Et le train continue d’avancer.
Le verre en plexiglas abrite mes songes, écran blanc d’une pensée vagabonde, le temps de quelques instants. Hier soir, tu étais allongé sur le béton, avec ce même regard perdu que je t’ai emprunté aujourd’hui. J’ai regardé tes bras brunis par le soleil. Tu avais absorbé ses rayons, et je n’étais pas là quand la mélanine a fait son effet. Tu remontais un genou, laissais l’autre profiter de la chaleur du sol. Sur ta tête, quelques cheveux blancs étaient apparus. Le temps continue de laisser ces traces, et en emportant les secondes au loin, il avait pris avec lui les cheveux sur ton crâne désormais reluisant. Tu ne m’avais pas encore remarquée, mon ombre coincée dans l’embrasure de la porte. Et les kilomètres continuent de s’amasser sur le compteur.
Les voyageurs ont disparu en un éclair. Peut-être que je me suis à mon tour perdue dans la masse de mes souvenirs. Le contrôleur se racle la gorge, quelques billets se tendent, des négociations commencent. Je n’y prête pas attention. J’attends patiemment, le dos moulé dans la doublure du siège, que ce quinquagénaire en bleu remplisse ses formalités et finisse d’exercer son métier dans un autre compartiment. Lui aussi semble ne pas voir les billets qu’il tient. Il les prend, il les rend, il y jette un coup d’œil discret, un regard de bonne mesure. J’essaye d’agripper ces œillades furtives. Difficile pourtant, de saisir une ombre qui ne projette déjà plus le reflet d’elle-même.
Et toi, quelles étaient ces choses qui te tourmentaient sous le soleil couchant ? Entendais-tu la mer s’échapper des coquillages de l’été dernier ? Les fourmis escaladaient la marche avec vigueur, et tu les chassais sans ménagement. Ton verre se remplissait, tu le descendais. Ta main gauche quittait ta cuisse à la préférence de tes joues, et tu grattais les traces des moustiques. Machinalement, tu exécutais ces gestes du quotidien, ces mouvements du soir sans y penser vraiment, comme la femme enceinte en proie au futur, tu t’égarais dans le passé. Je le voyais à ton regard, tantôt nostalgique, tantôt fermé. Tu voyageais à bord d’un train rempli des étapes de ta vie, tu rendais visite aux voyageurs de ta jeunesse, tu t’attardais vers ceux de la première voiture, les premiers à partir. Tu n’es jamais réellement descendu de ce convoi. Et je continue d’attendre sur le quai ton arrivée annoncée comme imminente.
Que ressent une enfant dont le père ne revient pas ? Chaque week-end, à la même heure, dans ce même train, sur ce même quai, ce même regard déchirant, à la fois accommodé, et pourtant encore déboussolé après toutes ces années d’entraînement. Les premiers temps, c’était difficile, tiraillés entre deux parents, mais on ne nous donnait pas le choix. Désormais, j’aimerais pouvoir me lever de mon siège, et redescendre sur le quai. Et alors que le train continue de rouler, que les paysages continuent de changer, il y a ces mêmes voyageurs, il y a ces mêmes couleurs, il y a cette même langueur, et puis il y a cette envie. Une envie irrépressible qui me saisit à la gorge, une envie de m’excuser et d’implorer. Un besoin de pardon, peut-être, comme on nous en promet tant.
J’aimerais te dire toutes ces choses qui pourraient te réconforter, et pourtant, pendant mon séjour chez toi, je ne trouve pas les mots. C’est au moment du départ que l’envie de se justifier devient irrépressible, s’il te plaît, pardonne-moi, pardonne-moi de te préférer Maman durant ces 10 jours, pardonne-moi de ne pas trouver les mots pendant ces deux jours, pardonne-moi de n’avoir pas su saisir les instants d’un soleil couchant, pardonne-moi d’avoir laissé les mots s’égarer dans le bruit de la vaisselle sale, pardonne-moi de n’avoir pas su, de n’avoir su jamais comment m’y prendre avec les sons, avec les gestes. Pardonne-moi de ne pas partager toutes ces choses de nos vies, excuse-moi pour mon indifférence feinte, tu sais, ces trois mots ne veulent pas sortir, ils me coûtent, et pourtant me brûlent les lèvres à chaque instant de ce maudit départ.
Au moment de se quitter, le feu se fait plus pressant, il faut utiliser ces quelques instants à bon escient. Il faut que je te crie ces sentiments depuis la fenêtre ouverte, dis-moi Papa s’il faut que je me lève de mon siège, si je dois me jeter par la fenêtre. Mais je suis désolée, ces trois mots ouvriraient le barrage, et je ne veux pas pleurer, je ne veux pas te montrer combien le trou est béant de mon côté et combien de pansements seront nécessaires pour le colmater, je ne veux pas te montrer ma fragilité, car la tienne prend trop de place. J’aimerais soigner ces blessures que tu gardes, refermer ces wagons que tu t’obstines à laisser ouverts. J’aimerais te protéger, m’excuser auprès de tous ceux à qui tu as causé du tord, et justifier tes actes. J’aimerais réparer ces années de solitude et d’extrême, j’aimerais panser tes blessures, te montrer à quel point tu comptes, et à quel point je suis incapable de te le montrer. Te montrer combien notre relation est différente, et combien, malgré tout cet amour, elle me blesse, au plus profond de moi, à chaque fois que je te vois feindre la colère et l’indifférence, alors que je sais que tu es empli de regrets.
J’aimerais les retirer un par un, et pourtant, ces regrets font aussi partie de ma vie, autant que de la tienne, et je ne peux pas te soigner sans ouvrir une brèche à l’intérieur, j’aurais peur d’y tomber, et de m’y perdre. Je ne sais pas comment t’expliquer. Je voudrais te protéger, et pourtant certaines fois, des sentiments contraires m’animent. Jamais rien ne sera normal, tout sera dans l’excès, l’amour ou la haine, et je n’ai pas encore réussi à produire de nuance, le gris est inexistant.
Je sais que dans quelques années, je regretterais tous ces doutes, toutes ces remises en question, tous ces moments que j’ai gâchés par ma jeunesse et ma prétention. Malgré tout, maintenant, je ne sais plus comment aborder la relation sans risquer de retomber dans le passé, je voudrais progresser, et je voudrais te protéger, mais les deux ne veulent pas faire maison commune. À bord de ce train rapide, j’aimerais enfin saisir les choses, et perdre mes doutes, cacher les tiens dans une soute à bagages que je fermerais à clef. Mais j’ai peur de ces territoires nouveaux, ça me désole d’être incapable de franchir ces portes pour te rejoindre.
Toutes ces brides de notre passé me hantent, et je ne sais pas comment les chasser. Quand le train s’éloigne, chaque fois, à bout de gris qui défile, à chaque mètre parcouru, tout ça me submerge. Tout est contradictoire, complètement mélangé, sans queue ni tête, sans sens précis. Est-ce que c’est ça qui se passe pour toi, à chaque fois ?
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