Algorithmes biaisés, violence numérique, exclusion des femmes de l’histoire du numérique : dans son ouvrage « Techno Féminisme », paru le 15 février 2023 aux Éditions Grasset, la journaliste Mathilde Saliou revient sur les mécanismes discriminants qui structurent le monde virtuel… jusqu’à infiltrer notre quotidien.
Interview de Mathilde Saliou, autrice de « Techno Féminisme »
Madmoizelle. Les femmes ont longtemps été occultées de l’histoire de l’informatique et des nouvelles technologies. Comment l’expliquer ?
Mathilde Saliou. C’est un processus que l’on observe fréquemment dans la manière dont on (ré)écrit l’histoire. On se concentre sur certains profils qui captent davantage la lumière, et ce sont souvent des profils masculins. Dans la tech, un des mythes les plus tenaces est celui du génie, comme en art. Par exemple, on présente souvent Steve Jobs comme un génie de la technologie et du marketing. Mais cet attrait pour la figure du génie jette dans l’ombre toutes les petites mains qui ont permis d’arriver à la découverte. C’est assez parlant quand on regarde la programmation : c’est le travail invisible de l’informatique. On ne voit pas toutes les personnes qui ont travaillé dans l’ombre, donc on les oublie.
Pourtant, vous montrez dans votre ouvrage le rôle essentiel qu’ont joué les programmatrices et ordinatrices…
En effet. Au début de la Seconde Guerre mondiale, et dans les 20-30 ans qui ont suivi, la tech et l’informatique n’étaient pas des industries aussi formalisées qu’aujourd’hui. Il y avait un certain « flou artistique » qui a permis d’aller à l’encontre de certains schémas récurrents, et donc de garder des femmes dans ces secteurs, de leur donner des rôles importants dans le développement de gros outils et langages, devenus essentiels pour l’industrie entière. Mais, dans les années 70-80, de nombreuses entreprises ont commencé à comprendre que les outils informatiques pouvaient les aider à optimiser leurs activités. Pour répondre à un besoin grandissant, on a voulu mieux structurer le secteur numérique, en ouvrant des écoles dédiées, en mettant des hommes à des postes de pouvoir, en recrutant massivement et en développant l’idée que les meilleurs codeurs sont des hommes…
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Vous parlez d’une fracture numérique de genre. De quoi s’agit-il ?
À l’échelle de la planète, les femmes ont moins accès au numérique que les hommes. En 2023, elles sont aussi moins nombreuses à savoir coder, et ne sont à l’origine que d’une part infime des contenus présents en ligne. Un exemple très concret est Wikipédia : l’écrasante majorité des biographies que l’on y retrouve sont celles d’hommes. Et cela s’explique très certainement par le fait que moins de femmes contribuent à enrichir cette encyclopédie. Mais la fracture n’est pas uniquement fondée sur le genre, on retrouve également des disparités économiques, politiques, sociales et ethniques…
Vous montrez que les algorithmes participent aussi à accentuer ces inégalités, ce qui a un impact direct sur l’expérience utilisateur. À quoi est-ce dû ?
Les algorithmes sont entraînés sur du contenu disponible gratuitement en ligne. Donc, si on entraîne un algorithme de reconnaissance du langage sur des morceaux de discussion tels que ceux que l’on retrouve sur certains forums, où les mots sont souvent violents, notamment à l’égard de toutes les minorités, alors l’algorithme ne pourra pas faire la part des choses et pensera que l’on communique ainsi. Si on l’entraîne sur une archive comme Wikipédia, où la part d’hommes est largement supérieure à celle de femmes, alors il pensera qu’il existe une inégalité de base, et il la perpétuera.
À l’échelle de la planète, les femmes ont moins accès au numérique que les hommes.
Mathilde Saliou
Vous abordez également la question du cyberharcèlement et de la misogynie qui règnent en ligne. Comment expliquer ce sentiment d’impunité qui existe dans l’espace numérique ?
De nombreuses études essaient de l’expliquer : être en ligne revient peut-être pour certains à être dans un jeu vidéo. On n’imagine pas que les gens en face sont plus que de simples avatars. On a aussi l’impression d’être anonyme, ce qui en désinhibe certains. C’est un vrai sujet, dont il faut s’emparer, car cela devient une menace démocratique, qui empêche le débat d’idées et alimente des fractures qui n’ont pas besoin de l’être. Il y a un vrai sujet, notamment pour les femmes, sur le droit à se promener librement dans l’espace numérique.
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Comment créer un espace numérique plus inclusif ?
Il y a un tout d’abord un travail de sensibilisation au numérique à mener, pour mieux comprendre le fonctionnement de cet espace et les logiques des réseaux sociaux. Cela passe par comprendre les responsabilités qui incombent aux plus gros comptes et à la visibilité dont ils bénéficient. Les personnes qui ont de grosses audiences devraient être plus consciencieuses. Sur l’aspect purement technique, c’est-à-dire comment on désigne ces espaces numériques, il faut instaurer plus de diversités parmi les gens qui programment les machines, pour créer des produits qui fonctionnent bien pour tous. Souvenez-vous de cette application santé commercialisée par Apple, capable des plus belles prouesses, mais oubliant d’inclure un calendrier menstruel… Il faut aussi plus de diversité dans la réflexion, que ce soit au sein de l’industrie numérique, mais aussi à l’échelle de la société : ces débats ne peuvent pas se cantonner au secteur informatique, on a besoin de faire discuter aussi bien les professionnels que le grand public, qui, à terme sera amené à utiliser ces technologies.
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Les Commentaires
Et c'est comme ça qu'après un mariage, on se retrouve avec des logiciels dont on ne peut renseigner que le nom du mari, parce que "je n'y peux rien, le logiciel il s'est fait comme ça" Et mon nom légal alors? On s'en tape, je n'existe plus.