Faire mordre la poussière à l’adversaire, s’emparer de la pôle position, conduire une civilisation au zénith… quelle que soit l’expérience proposée, le jeu vidéo est envisagé comme un échappatoire, un outil de compensation grâce auquel le joueur s’imagine plus puissant. Il repose sur des codes déjà rodés et a imposé ses propres conventions : checkpoints, bonus, barre de vie… Ses genres répondent chacun à des règles précises.
Et puis il y a Tale of Tales, fier représentant des développeurs indépendants dont les créations font figure d’OVNI. Prenant le contrepied des titres les plus populaires, Tale of Tales met à mal ces fameux codes.
C’est avec THE GRAVEYARD que le studio a commencé à faire parler de lui. Le joueur incarne une vieille femme et parcourt les allées d’un cimetière avec une lenteur tout à fait inédite dans l’histoire du jeu vidéo. On peut quitter la partie en bâillant après 15 secondes… ou rester et s’émouvoir. Aucun but dans THE GRAVEYARD. Faire assoir le personnage sur le banc à l’autre bout du cimetière déclenche toutefois une chanson dont les paroles évoquent le décès des proches de la vieille. Plus culotté encore, l’achat de la version complète n’offre qu’une seule nouveauté par rapport à la version gratuite : il peut arriver que la grand-mère expire à la fin de la chanson.
Tale of Tales s’est attelé à un projet plus ambitieux avec THE PATH, réinterprétation moderne et cauchemardesque du petit chaperon rouge. Assez paradoxalement, l’objectif du jeu est de désobéir à l’unique règle qui s’affiche à l’écran en début de partie : « STAY ON THE PATH
». Si vous choisissez en effet de rester sur le chemin et de conduire le personnage sain et sauf à mère-grand, vous n’obtiendrez qu’un cinglant GAME OVER.
Pour « gagner », il faut au contraire se perdre dans les bois et amener tour à tour six sœurs à se confronter au loup, lequel prend une forme différente pour chacune d’elles. La cinématique de fin illustre de façon plus ou moins explicite la mort de la fillette ou de la jeune fille. Elle s’enrichit de nouvelles scènes si l’on a collecté des items spécifiques au cours de nos explorations.
Le joueur est partagé entre la curiosité de découvrir le sort du chaperon, et la culpabilité de le conduire délibérément à sa perte, au point de devenir bourreau autant que victime.
Énigmatique à souhait, THE PATH suggère plus qu’il ne montre. Libre à chacun d’interpréter les symboles dont il regorge. Malgré ses nombreux défauts (lenteur, gameplay ultra-répétitif, pauvreté des graphismes), THE PATH a de fait remporté un certain succès d’estime.
Le premier niveau de FATALE, le petit dernier du studio, ébranle une nouvelle fois les fondements du jeu vidéo. Dans la peau de Saint Jean le Baptiste, dont Salomé a réclamé la tête, le joueur est réduit à une totale passivité. Confiné à son cachot, il doit attendre la venue de son bourreau avant d’être décapité. Tale of Tales compose ainsi une mise en scène minimaliste mais terrifiante de l’impuissance.
Le niveau suivant, vague tableau d’ambiance, déçoit pourtant : intégrant ce que l’on présume être l’esprit de la victime, le joueur erre librement aux côtés de Salomé dans la nuit suivant son exécution. Il est également possible de débloquer un troisième acte caché purement contemplatif. À l’instar des deux précédents titres, FATALE garde l’avantage de rester à la portée à tous, alors qu’un néophyte ne peut survivre plus de cinq minutes à la faune impitoyable d’un Battlefield !
La vieille femme du cimetière, le petit chaperon rouge et Saint Jean le Baptiste ont cette vulnérabilité qui dépouille le joueur de tout pouvoir. Les trois jeux ont la mort pour leitmotiv, comme si Tales of Tales cherchait à moderniser l’art du memento mori (productions artistiques rappelant à l’homme qu’il est mortel).
Tout n’est pas bon à prendre dans ces créations. On regrette surtout la réalisation approximative et ce côté furieusement prétentieux du studio quand il prétend réinventer la roue.
Ses ambitions suffisent toutefois seules à le distinguer. À l’heure où les licences à suite se multiplient, Tale of Tales explore les pistes de l’interactivité pour inventer de nouvelles expériences d’immersion. Le propos des jeux est à l’image de cette démarche créative : THE GRAVEYARD, THE PATH et FATALE brisent les normes et nous invitent à la transgression.
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