Jusqu’à la dernière minute, les journalistes n’étaient pas certain•e•s que la table ronde annoncée avec les Pussy Riot aurait bien lieu. Je vous avoue que cela aurait été fort contrariant, après avoir cavalé dans Budapest sous 37°C à midi pour être à l’heure dite au Magic Mirror. Mais le fait est que c’est compliqué, de faire venir les deux militantes les plus emblématiques de l’un des collectifs les plus polémiques du moment.
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Nadja et Masha, de leurs noms complets Nadejda Tolokonnikova et Masha Alyokhina, n’étaient même pas prévues au programme du Sziget Festival 2015. Leur arrivée était une nouvelle de dernière minute, envoyée discrètement dans les boîtes mail des journalistes. Car si le Sziget s’est officiellement dit fier de recevoir ces demoiselles sur « l’île de la Liberté », cette invitation demeurait une prise de position politique.
Et pour cause : condamnées en 2012 à deux ans de détention en camp de travail suite à une démonstration dans la Cathédrale du Christ-Sauveur à Moscou, Nadja et Masha comptent parmi les opposantes de Poutine les plus virulentes et les plus médiatisées. Malgré l’amnistie qu’il leur a accordée un an et demi plus tard, je doute que le président russe les porte dans son coeur.
Des militantes féministes et anti-poutinistes au Sziget
Bon, le dernier obstacle à leur venue était surtout un problème de visa… Mais il n’empêche que pour régler ce petit souci, les organisateurs du Sziget ont dû se démener dans une certaine discrétion. Certes, la Hongrie, ce n’est pas la Russie. Le Sziget, malgré son petit côté contestataire, ne subit pas de censure de la part du gouvernement. En revanche, certaines affinités dans le climat politique hongrois avec le gouvernement russe font que lorsqu’on soutient certains artistes polémiques, si on ne veut pas se faire inopinément couper les vivres subventions au pire moment, on reste discret.
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Pour le fondateur du Sziget, Karoly Gerendai, soutenir les Pussy Riots était une évidence. Le festival est né dans le but d’offrir un espace de liberté aux artistes indépendants et de célébrer l’ouverture d’esprit. Interrogé sur la présence des deux militantes, il répond que cette décision n’est pas une prise de position politique : le Sziget est une prise de position en lui-même.
« Les Pussy Riot sont le visage emblématique de la lutte pour les droits humains. Et notre festival essaie justement de parler de liberté, au moins pendant une semaine. On aimerait transmettre aux jeunes ce que signifie la liberté, la tolérance, l’ouverture aux autres. Le témoignage des Pussy Riot peut les éclairer sur ce qui se passe dans le monde et leur montrer comment s’opposer à certaines choses. »
D’ailleurs, c’est au Magic Mirror, la scène LGBT du festival, que Nadja et Masha ont été accueillies pour tenir leur table-ronde. Il fait plus de 40°C sous l’énorme tente, et tout le monde sue littéralement du slip. Mais on comprend la symbolique.
Ah, mais j’oublie de préciser que Nadja et Masha n’étaient pas seules sur scène à représenter le mouvement des Pussy Riot — pauvre Peter Verzilov. Il était là, lui aussi, porte-parole et membre de sexe masculin des Pussy Riot. Car comme il le précise lui-même, il y a aussi des hommes impliqués dans le collectif féministe et anti-Poutine :
« Les gens pensent que qu’il n’y a que des femmes, chez les Pussy Riot, mais ce n’est pas vrai. Par exemple, certain•e•s d’entre vous ont probablement vu la vidéo où des membres affrontent une milice cosaque aux Jeux Olympiques de Sotchi, l’an dernier. Il y avait un homme, il portait une robe, et il a pris autant de coups des cosaques, si ce n’est plus. […] Alors, vous savez, que vous soyez un homme ou une femme, ça ne change rien. »
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Car non, masculinité et féminisme ne sont pas incompatibles. De la même manière que pour les Pussy Riots, féminisme et anti-poutinisme, les deux concepts auxquels on les associe, marchent ensemble dans leur « Pussy Revolution ». Poutine n’est pas exactement « le plus grand féministe de la planète », c’est même un sacré gros sexiste de base, et ça se répercute dans son gouvernement, et sur la population russe.
Nadja — Il est très conservateur […], il a même mené une campagne de propagande anti-avortement. On attend des femmes russes qu’elles aient beaucoup d’enfants, sous prétexte de problèmes démographiques. Et les femmes n’ont pas vraiment leur mot à dire.
Masha — Et même si vous avez un enfant, vous n’êtes pas soutenue. Si une femme décide d’avoir un bébé, elle va recevoir quelque chose comme 50$ par mois du gouvernement.
Critiquer Poutine, multiplier les revendications et les performances contre son gouvernement, leur a attiré beaucoup de démêlés avec les forces de l’ordre. Vous le savez, c’est de cette manière que le collectif des Pussy Riot s’est fait connaître, après tout. Et lorsque le président russe finit par réussir à les coller un moment en camp de travail, non seulement elle réussissent à créer un remue-ménage international… Mais en prime, Nadja et Masha en sortent plus que jamais engagées contre les injustices sociales.
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Les Pussy Riot, art contemporain et militant…
Lorsque Poutine les a amnistiées en 2013, parmi plusieurs prisonnier•e•s, elles étaient à des kilomètres d’en profiter pour filer dans un coin et se faire oublier. Abattues, les deux membres désormais emblématiques des Pussy Riots ? Que dalle : à peine sorties de prison, elles envisageaient de refuser l’amnistie, et dénonçaient une opération de communication de la part de Poutine.
« Il a fait relâcher les prisonnier•e•s qui faisaient le plus parler d’eux », lâche amèrement Nadja lors de la conférence. Il est vrai que lors de la série d’amnisties, Poutine en a profité pour mettre un autre opposant politique en prison pour trois ans pendant que les médias s’arrachaient les Pussy Riot. Mais s’il s’agissait bien d’une opération de com, le président a peut-être raté son coup, parce que les filles étaient désormais entendues dans le monde entier, et particulièrement remontées contre les atteintes aux droits de l’homme et de la femme perpétrées dans ses prisons :
Nadja — Les conditions étaient très mauvaises, surtout pour les femmes. D’une certaine manière, les femmes ne savent pas comment se battre pour leurs droits. Ça vient peut-être du fait que durant l’époque soviétique, les hommes luttaient déjà, eux, pour leurs droits. […] C’est pourquoi les conditions sont encore plus difficiles dans les prisons pour les femmes. On travaille 16 heures par jour, et 7 jours par semaine. On a peut-être un week-end par mois, que l’on passe à écouter le règlement aberrant de la prison. On ne peut pas dormir, on ne peut pas faire ce qu’on veut, on doit juste s’asseoir dans une pièce, très chaude en été comme ici [NdlR : oui, on crevait dans la salle, mais cette comparaison, c’était un peu le malaise], et écouter le règlement.
Peter — De l’esclavage des temps modernes, en somme.
En réaction, les Pussy Riots se font connaître, et grandissent. S’il est impossible de savoir, pour leur propre sécurité, de combien de membres le mouvement est composé, elles/ils s’expriment tou•te•s à leur manière. À travers l’art, la musique, ou le journalisme indépendant. Et les gens vont et viennent en permanence, imprévisibles.
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L’art contemporain, par exemple, fait partie des modes d’expression favoris du collectif. Et de l’art contemporain au militantisme politique, il n’y a qu’un pas, qu’elles franchissent allègrement dans leurs performances. N’allez surtout pas croire que leurs actions sont de l’impro totale : elles préparent toute sortie dans les moindres détails, plusieurs semaines à l’avance.
Nadja — On en débat longuement avant. Nos actions et nos performances ont l’air très simples, mais en réalité on passe quelque chose comme trois ou quatre semaines à les préparer. Les gens disent parfois « oh elles étaient bourrées », mais non. La règle, c’est que tout ce que tu fais doit être très clair. […] C’est pourquoi on en discute avant, et on s’entraîne. On demande à des hommes de jouer le rôle des policiers. Il faut être préparées. En cinq ou dix secondes, on sait que les policiers peuvent nous attraper. On n’a pas beaucoup de temps pour délivrer notre message, comme ici.
Dans ces cas-là, une minute pour parler, sans se faire mettre le grappin dessus, c’est énorme. Nadja déplore le fait que l’art contemporain ne soit pas accessible à tou•te•s — pas parce que les gens sont bêtes, mais parce qu’il y a peu de place pour le sujet dans le système éducatif en Russie. Ceci dit, face à la censure que subissent les médias, la voie artistique est encore pour elle la plus simple.
…et de l’influence à travers le journalisme
Notez que la censure ne les a pas empêchées longtemps de s’y mettre. À défaut d’avoir une tribune au gouvernement, ou une plateforme d’art contemporain, en 2014, les Pussy Riots lancent MediaZona, leur propre plateforme de journalisme indépendant. Bien décidées à donner la parole à celles et ceux qui ne savent pas comment la prendre.
Masha — […] Si notre structure est encore petite, au moins elle est indépendante, et c’est une contribution contre la censure.
Nadja — En prison, nous avons rencontré beaucoup de gens qui étaient réellement opposés à Poutine. Mais s’ils ont beaucoup de problèmes avec le régime, ils ne savent pas quoi faire. Alors pour nous, la meilleure stratégie pour l’instant, c’est cette petite organisation. […] En quelques années, on peut constituer un réseau d’organisations indépendantes.
Et pour l’instant, ça l’air de fonctionner : MediaZona existe depuis presque un an, et compte environ un million de lecteurs par mois. Voilà qui peut éventuellement commencer à expliquer le financement du collectif, car lorsqu’elles sont interrogées sur le sujet, Nadja, Masha et Peter restent très évasives. On nous parle d’opposants au régime au sein du gouvernement, mais dont l’identité doit rester secrète. Bon.
Le journaliste ne les pousse pas trop, d’autant que Nadja revient à la charge avec sa question au public, qui met tout le monde un peu mal à l’aise :
« J’ai une question pour vous moi aussi. Je peux comprendre que des hommes gobent les idées des partis d’extrême droite, mais je n’arrive pas à comprendre que des femmes puissent voter pour eux. Vous avez une idée ? Comment des femmes peuvent-elles voter pour des partis d’extrême droite ? [silence] »
La conférence se clôt lentement sur ce malaise inexprimé, sur quelques dernières questions, mais la première impression est là. Nadja et Masha des Pussy Riot. Des femmes impressionnantes, qui ont traversé de très lourdes épreuves, et dont le courage ne peut laisser indifférent, que l’on approuve ou non leurs méthodes. Mais beaucoup d’entres nous, au sortir de cette rencontre, se demandent encore ce qu’ils ont pensé d’elles. Épatantes. Distantes. Des modèles. Un brin moralisatrices. Arrogantes.
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Il faut dire que depuis leurs premières années au sein d’un collectif polémique mais peu connu, Masha et Nadja ont acquis une certaine renommée. Tout en critiquant les médias, elles en usent beaucoup aujourd’hui, et enchaînent les interviews dans les plus grands journaux.
Ceci explique probablement en partie ce sentiment de distance, mais ne dévalue pas pour autant le fond de leur message : aujourd’hui encore, il y a une lutte à mener pour les droits de l’homme et de la femme. C’est peut-être simplement bizarre de se rendre compte que ce sont des personnes comme vous et moi qui s’y collent.
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— Photos par Marine Stieber, notre photographe au Sziget Festival
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