– Article initalement publié le 4 avril 2013.
Cette semaine, mes hirondelles, nous allons causer cerveaux et perceptions – plus précisément, nous allons aborder une « condition » particulière : la synesthésie. Wuuut ?
Qué, la synesthésie ?
Comme disait ma maîtresse de 5ème B en 1999 (excusez-moi, mais putain de merde, 1999), lorsqu’un mot vous semble incompréhensible, décortiquez ses origines. Allons-y gaiment : notre mot du jour viendrait du grec « syn », « ensemble », et « aisthesis », « perception ». Ensemble perception ?
C’est presque ça : la synesthésie, c’est une condition spécifique dans laquelle la stimulation d’un sens est perçue simultanément par un autre sens, sans que ce dernier sens n’ait été stimulé.
Oké, essayons de le dire autrement : selon Jean-Michel Hupé, il y aurait synesthésie lorsqu’une stimulation perceptive, émotionnelle ou imaginaire évoque une expérience sensorielle, représentationnelles, cognitive ou affective.
En d’autres termes, pour un synesthète, des expériences « sensorielles » s’additionnent – l’individu perçoit un stimulus, ce qui va entraîner l’expérience d’une autre caractéristique. Vous avez donc des stimuli (graphèmes, unités temporelles, formes visuelles, sons…) qui induisent des propriétés (couleurs, sons, goûts, températures…).
Rendons tout ça un peu plus concret : un synesthète pourrait par exemple associer un chiffre à une couleur. Pour lui, le chiffre « 5 » pourrait évoquer une couleur rouge pétillante, et la lettre « I » pourrait avoir une personnalité particulière…
En somme, la synesthésie est une particularité de la perception, ou en tout cas une particularité du traitement de ce que l’on perçoit.
Combien d’entre nous sont synesthètes ?
La synesthésie concernerait entre 1 et 15% de la population. Oui, c’est une fourchette drôlement large mais l’estimation est complexe : selon Hupé, les synesthètes peuvent ne pas réaliser qu’ils perçoivent les choses autrement… Puisqu’ils ont toujours perçu de la même manière !
Quelles formes peut prendre la synesthésie ?
Il existe plusieurs types de synesthésie – pour l’heure, on en compterait une cinquantaine. L’un des types de synesthésie le plus « connu » serait la synesthésie graphème-couleur, dans laquelle des nombres ou des lettres évoqueraient une couleur. La lettre « A », ou le chiffre « 4 », seraient par exemple liés à un « vert foncé »… Dans ces situations, les individus synesthètes ne voient pas forcément la couleur, mais ils « savent » qu’elle est associée.
Mais les synesthésies ne s’arrêtent pas là : les synesthètes « synoptiques » verront des couleurs en écoutant de la musique, d’autres associeront un toucher à un son, des mots à un goût, des images à des odeurs…
Ces types de synesthésies pourraient également prendre des formes différentes : il y aurait ainsi des synesthésies bimodales (deux sens se croisent – généralement de façon unidirectionnelle), multimodales (trois sens ou plus se croisent) et bidirectionnelles (lorsque les choses s’évoquent les unes les autres – par exemple lorsque la musique évoque une couleur et qu’une couleur évoque la musique).
Tout ça, toutes ces perceptions peuvent varier selon les individus, il n’y a pas de « règles » sur la forme de la synesthésie. En revanche, la synesthésie est consistante dans le temps et l’espace
; c’est-à-dire qu’elle est vécue quel que soit l’âge, quel que soit l’environnement. Elle serait involontaire, arbitraire, automatique.
Comment sait-on que la synesthésie est une expérience réelle ?
Pour nous, non synesthètes, tout ça peut paraître un peu farfelu, un peu abstrait. Mais la synesthésie n’est pas une illusion, c’est bien une expérience réelle. Le synesthète « voit » quelque chose en plus.
Si à nous, non synesthète, on montre une rangée de chiffres « 2 », tous écrits en noir, à l’exception d’un « 2 » écrit en rouge, il est fort probable que nous repérions très rapidement ce « 2 » rouge (Palmeri et al, 2002).
En revanche, si vous regardez une rangée de chiffres « 5 », dans laquelle est notée un chiffre « 2 », et que tous ces chiffres sont inscrits en noir, vous risquez d’avoir des difficultés à repérer rapidement le chiffre « 2 ». L’exercice sera vécu différemment par les synesthètes : pour eux, le « 2 » sera d’une couleur sensiblement différente à celle des 5 (en tout cas de façon « virtuelle » : l’œil d’un synesthète perçoit la même chose que nous, mais quelque chose se passerait lors du traitement des signaux perceptifs, à l’intérieur du cerveau).
Vous voyez ? Ces différences entre nos temps de réaction contribuent à prouver la réalité de la synesthésie.
D’où vient la synesthésie ?
On ne va pas se raconter des craques : si la découverte de la synesthésie ne date pas d’hier (mais plutôt de la fin du XIXème siècle), les recherches restent tâtonnantes et le phénomène est encore une énigme – je propose d’ailleurs qu’on finisse tous les papiers scientifiques par « enfin, peut-être » (« et donc la Terre tourne autour du Soleil. Enfin, peut-être »).
Parmi les différentes hypothèses explicatives, on suggère par exemple que la synesthésie pourrait provenir d’un terrain génétique favorable (il y a souvent plusieurs synesthètes au sein d’une même famille). On explique également le phénomène en termes neurologiques – on suppose par exemple que les synesthètes auraient des connexions surnuméraires entre certaines aires du cerveau, ou encore qu’ils auraient plus d’association entre les circuits de la mémoire, des émotions, du langage, de l’attention et de la perception (et que tout ça convergerait dans le cortex rétrosplénial, pour tout vous dire – si vous souhaitez mettre les mains dans le cambouis scientifique, allez du côté du « pour aller plus loin »).
Jean-Michel Hupé se démarque de ces suggestions et pense quant à lui que la synesthésie aurait quelque chose à voir avec des vestiges de l’imaginaire enfantin : lors de l’apprentissage de la lecture, les enfants associeraient des lettres et des couleurs pour faciliter la tâche. Dans ce processus, des neurones dédiés à acquérir une expertise visuelle seraient mobilisés. Pour les synesthètes, des neurones dédiés à la perception des couleurs pourraient avoir été utilisés pour apprendre la lecture – du coup, les couleurs synesthésiques pourraient être des réminescences de la fonction antérieure des neurones (enfin, peut-être).
La synesthésie c’est grave, docteur ?
La synesthésie est-elle un trouble, une pathologie ? On considère qu’il s’agit d’un fonctionnement « anormal » – puisqu’il se différencie du fonctionnement de la plupart des gens. Pour autant, la synesthésie pourrait avoir des inconvénients… et des avantages : par exemple, les synesthètes auraient plus de difficultés en mathématiques (Rich et al., 2005), mais auraient de meilleurs résultats dans les tâches de mémoire et une plus grande créativité. En d’autres termes… la synesthésie est juste une autre manière de percevoir !
Pour aller plus loin :
- Un article de Vilayanur Ramachandran et Edward Hubbard pour Cerveau & Psycho
- Un autre de Jean-Michel Hupé pour le même magazine
- Un entretien avec Jean-Michel Hupé, sur France Culture
- Les mains dans le cambouis scientifique avec Rosenthal ou Hupé
- Une recherche récente
- Un récap de liens qui vont bien, par psychopium
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