Cet article révèle des éléments importants de Supernatural, jusqu’à l’épisode final de la 15e et dernière saison.
C’est la fin d’une ère. Après quinze années de bons (ça dépend des saisons) et loyaux (on en reparlera) services, Supernatural, série à l’exceptionnelle longévité, a tiré sa révérence. L’occasion pour les showrunners de donner une réponse définitive à plusieurs questions restées en suspens, et de tracer les destins finaux des personnages.
Parmi ces destins, l’un a beaucoup déçu. Et il ne s’agit pas d’un caprice de fans, mais d’une vraie problématique : celle du queerbaiting.
La longue histoire du queerbaiting dans Supernatural
Arnaud Alessandrin, sociologue du genre, et Mélanie Bourdaa, maîtresse de conférences HDR en sciences de l’information et de la communication à l’université Bordeaux Montaigne, sont à l’origine de Fan & Gender Studies : La Rencontre, un ouvrage qui étudie les groupes de fans par le prisme du genre. Lorsqu’on lui demande de définir le queerbaiting, le premier répond en ces termes :
« Il s’agit de l’usage, par les scénaristes, de fictions homosexuelles et/ou homoérotiques qui sont non-abouties ou dont la durée de vie est excessivement courte. »
Mélanie Bourdaa renchérit :
« C’est un terme qui a été inventé par les fans. Le queerbaiting signifie littéralement « appâter les publics queer ». C’est donc le fait d’attirer les publics LGBTQ en distillant dans les scénarii des allusions, des clins d’œil, des gestes ou dialogues qui pourraient suggérer une relation amoureuse entre deux personnages LGBTQ, pour ensuite nier cette possibilité (par le départ d’un personnage, la mort, la séparation). »
Les scénaristes de Supernatural sont depuis longtemps accusés d’avoir abusé du queerbaiting, notamment dans la relation entre deux personnages principaux : Dean et Castiel. Ces hommes, dont les prénoms ont été associés pour former l’appellation Destiel, semblaient liés par bien plus qu’une amitié, et beaucoup de fans espéraient leur amour voir révélé au grand jour à la fin de la série.
La déception fut amère. Dans l’épisode 18 de la saison 15, Castiel confesse bien son amour à Dean juste avant de mourir ; il utilise les mots « I love you », lui dit que son monde entier a changé au moment où il l’a rencontré… Mais son interlocuteur ne répond pas comme on l’espérait.
Dean se contente de lui demander « Pourquoi est-ce que tu as l’air de me dire adieu ? », avant que Castiel ne disparaisse à jamais.
Et voilà. On ne revoit jamais Castiel, à peine mentionné malgré onze (!) saisons passées aux côtés des héros du show, Dean et son frère Sam.
Les conséquences bien réelles du queerbaiting sur la communauté LGBTQ
Comme le note Buzzfeed News, les réactions des fans ne se sont pas fait attendre. Leur déception s’exprime parfois avec humour, les mèmes se sont enchaînés, mais ne vous y trompez pas : derrière cette ironie se tapit une réelle douleur.
« Quand les auteurs de Supernatural ont fait de Destiel une réalité : “Je vais créer une scène Destiel qui est si homophobe…” »
Interrogé sur les conséquences, pour des fans LGBTQ, de ce queerbaiting, Arnaud Alessandrin explique à madmoiZelle :
« Cette scène de Supernatural s’inscrit dans une longue histoires de représentations LGBTQ dans le cinéma et les séries, qui sont trop souvent marginales et/ou ont une issue dramatique.
La conséquence immédiate est qu’il existe moins de figures auxquelles s’identifier. Oui, on a plus de personnages LGBTQ qu’avant, mais on en a toujours beaucoup moins que de héros et héroïnes hétéros. Dans nos sociétés où il est important de s’identifier, c’est difficile.
Au-delà de cette question de l’identification, parlons des destins de ces personnages LGBTQ. La vie conjugale homosexuelle n’est que très rarement montrée comme simple et heureuse. On a beaucoup de fictions sur le VIH, sur des personnages bisexuels mais qui finissent avec quelqu’un du genre opposé, etc., et les arcs narratifs autour des identités LGBTQ ont, pour beaucoup, des issues dramatiques. »
La dernière scène de Castiel dans Supernatural
, c’est du queerbaiting puisqu’il est certain que ses sentiments n’étaient pas réciproques et que Dean est bel et bien hétérosexuel. Mais elle s’inscrit aussi dans un autre cliché, comme l’explique Mélanie Bourdaa :
« Le queerbaiting est souvent lié au “trope” Bury Your Gays (ou Dead Lesbian Syndrome) qui postule qu’un personnage homosexuel sera plus souvent destiné à mourir pour faire avancer l’arc narratif d’un personnage hétéro. »
Castiel est loin d’être le premier héros de fiction à mourir juste après avoir fait une sorte de coming-out. C’est une représentation LGBTQ qui n’existe qu’en surface : on « assume » à demi-mot l’orientation sexuelle du personnage, tout en le faisant immédiatement disparaître. Jamais donc les spectateurs et spectatrices ne verront Castiel vivre pleinement son homosexualité, embrasser un homme, explorer une relation amoureuse…
L’association américaine GLAAD étudie les représentations LGBTQ dans les médias. Dans son rapport de 2016, elle recensait 43 personnages LGBTQ visibles dans des programmes de 118 chaînes — en majorité des hommes gay. Mais le chiffre qui fait mal, c’est bel et bien celui-ci : sur la seule année 2016-2017, 25 femmes lesbiennes ou bisexuelles ont été tuées par les scénaristes !
Arnaud Alessandrin s’appuie sur ces chiffres pour tisser la comparaison suivante :
« On a quand même, en moyenne, 10% de personnages de séries qui sont LGBTQ aux États-Unis, mais le taux de mortalité de ces personnages est supérieur à 25%.
Autrement dit, un personnage LGBTQ sur quatre… meurt. Imaginez si un personnage hétéro et cisgenre sur quatre mourait ! Les séries ne dureraient pas bien longtemps. »
Il y a donc un réel besoin de récits, de représentations, d’histoires d’amour LGBTQ qui ne finissent pas en queue de poisson — soit parce que les personnages sont en fait hétéro, soit parce que l’un d’entre eux meurt ou est exclu de la série.
Face au queerbaiting, les fans se mobilisent
Du côté des fans de Supernatural, il y a une réelle déception — amplement partagée sur les réseaux sociaux — mais aussi une volonté d’action.
Nerds and Beyond relaie une initiative spontanément organisée par des spectateurs et spectatrices de la série, qui ont décidé de lancer The Castiel Project, une levée de fonds au succès impressionnant : 47 000$ (environ 39 000€) ont déjà été réunis ! Cet argent ira au Trevor Project, une association fondée en 1998 pour combattre le suicide chez les jeunes LGBTQ.
Et ce n’est pas la première fois que des fans victimes de queerbaiting répondent par la solidarité, comme le rappelle Mélanie Bourdaa :
« Dans la série The 100, il y a déjà eu du queerbaiting : un personnage LGBTQ est mort, ce qui a provoqué un sentiment de trahison de colère chez des fans ayant appelé au boycott de la série et insulté son showrunner.
Mais il y a eu aussi un engagement activiste. Ces émotions négatives ont été redirigées vers un acte militant positif : des fans ont levé des fonds pour The Trevor Project, et ont rédigé un document à destination de l’industrie télévisuelle pour demander des représentations plus positives des personnages lesbiens, qui a été signé par des producteurs et des scénaristes de séries télévisées ! »
Le queerbaiting, la preuve que les publics LGBTQ comptent
Vous vous dites peut-être que ce sont les fans qui imaginent des intrigues là où il n’y en a pas, et crient au queerbaiting ensuite. Mais on est loin de divagations individuelles : s’il y a queerbaiting, c’est parce qu’il y a une volonté consciente d’attirer le public LGBTQ, comme l’affirme Mélanie Bourdaa :
« Les producteurs et les scénaristes savent que les publics LGBTQ sont particulièrement actifs sur les réseaux sociaux et se servent de ces plateformes comme de tribunes pour leur activisme.
Afin de faire connaître leurs séries, ou pour avoir une promotion « gratuite » de la part des fans, les producteurs et scénaristes vont mettre en avant des relations LGBTQ qui ne sont pas forcément abouties, voire pas forcément réelles !
Par exemple, dans le teaser de lancement de la série Riverdale, on pouvait voir Veronica et Betty s’embrasser alors qu’aucune relation amoureuse entre les deux personnages n’existe dans l’intrigue. Mais les publics LGBTQ ont relayé et fait circuler le teaser… »
Arnaud Alessandrin va plus loin encore :
« Parler de queerbaiting aujourd’hui, c’est assumer que ce qu’on voyait comme un communautarisme spécifique aux États-Unis est en fait une problématique pertinente en France aussi.
Trop longtemps, beaucoup ont eu en tête que l’universalisme à la française était imperméable à la logique américaine, plus communautariste. Mais Internet a mondialisé l’humanité et brouillé ces spécificités culturelles ; les fans ne se retrouvent plus par région géographique, et leur vision du monde n’est plus déterminée par leur pays d’origine.
Si M6 promet une romance homosexuelle dans L’Amour est dans le Pré mais qu’en fait c’est un couple hétéro, beaucoup de gens seront déçus et crieront au queerbaiting. Comme quoi, cette problématique est capable de traverser l’Atlantique !
Ce qui se passe dans Supernatural et ailleurs, ce n’est pas propre aux États-Unis. En France aussi, les communautés LGBTQ veulent être visibles, veulent être respectées, et ne veulent pas être traitées comme de simples arguments marketing. »
En France, justement, vient de débuter une nouvelle série, Ici tout commence, qui met en scène le premier personnage non-binaire et pansexuel du paysage audiovisuel français : Eliott Prevost, incarné par Nicolas Anselmo. Une belle avancée dans la représentation LGBTQ à la télé, signée TF1 !
Espérons que le queerbaiting soit bientôt relégué au grenier, avec les souvenirs d’un monde qui refusait la diversité. En attendant, dévorez Pose, Betty ou encore Little Fires Everywhere, des séries avec une réelle représentation LGBTQ !
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Les Commentaires
Grey's Anatomy : Hold my beer !
(Bon, ok, en vrai, peut-être pas 1 sur 4 mais y en a quand même tellement que c'est à se demander si cet hôpital n'est pas maudit)