Madmoizelle. Lou Eve, tu tiens depuis plusieurs années un compte Instagram où tu partages tes réflexions sur les sujets décoloniaux, anticapitalistes et féministes. En 2021, tu as participé à l’essai collectif “Nos amours radicales” (Édition Les Insolentes). Comment en es-tu venue à te lancer dans l’écriture d’un roman ?
Lou Eve. Avec mon compte Instagram, j’étais plutôt habituée à effectuer un travail de vulgarisation et à produire ma pensée sous forme d’essai. J’avais envie de m’exprimer différemment sur ces sujets et de sortir de l’essai argumenté, forme à laquelle j’étais super habituée, depuis mes études (en Sciences Politiques, NDLR). Et la forme fictionnelle me permettait d’aborder plus de sujets que dans un essai.
Je voulais évoquer le très joli titre de ton roman, “Sous les Strates”. Est-ce qu’il s’agissait de ta première idée et que signifie-t-il ?
Ce n’était pas le premier choix. A l’origine, on était parti avec les éditrices sur “La renaissance du monstre”. On voulait axer sur la transformation, la mutation de Linh (le personnage principal du roman, ndlr). On a finalement changé car le titre était trop proche de celui du livre de Tal Madesta, sorti cette année (“La fin des monstres”, ndlr).
J’avais pensé depuis le début à l’idée des strates et à la thématique des interstices, de ce qui se trouve entre plusieurs espaces. Les strates reflétaient bien l’idée de toutes ces couches consécutives qui font partie de Linh. Je voulais inviter les lecteur·ices à aller les appréhender, à découvrir qui est Linh et tout ce qui gravite autour d’elle. Il y a vraiment cette idée d’aller chercher là-dessous et d’accepter l’imperfection de son histoire.
Le roman se penche sur la trajectoire de Linh, une adoptée transraciale qui reconstitue son histoire après avoir pris contact avec sa génitrice. Trois voix se superposent : Linh, sa mère adoptante Françoise et sa mère biologique, Minh. Ce choix d’une narration à troix voix, non-linéaire, s’est-il rapidement imposé à toi ?
Oui, cette structure est venue assez naturellement. C’était évident pour moi que Linh devait se trouver au centre de la narration. Elle est la seule à parler à la première personne. Mais j’avais aussi envie de faire entendre d’autres voix, notamment celle de Minh. Parce que c’est un roman qui parle d’adoption transraciale et de tout ce que ça implique. Et c’est un système dans lequel on n’entend jamais les voix des personnes qui laissent leurs enfants à l’adoption. Je voulais que la voix de Linh se fasse entendre autant que celle de Françoise. Même si c’est un personnage d’adoptante, issue d’un pays du Nord et de facto plus entendue, il fallait ces deux points de vue pour comprendre la construction de Linh.
Comment as-tu trouvé un équilibre entre ces trois voix ?
Ça n’a pas été facile. Comme Linh est une personne adoptée, elle a toute une partie de son histoire qui est manquante. Il manque beaucoup de pièces à son puzzle. Linh est mon alter-ego fictif. En tant qu’autrice, reconstituer toute cette histoire a été dur pour moi. J’ai grandi dans le Sud de la France, très éloignée de ma culture d’origine. C’était compliqué d’imaginer à quoi pouvait ressembler la vie du personnage de Minh, sans tomber dans le misérabilisme et sans donner dans le fantasme, en ayant une exigence de justesse. J’ai dû accepter à un moment que ça relèverait toujours un petit peu du fantasme. Ça a été plus simple de retranscrire les émotions de Linh.
Tu es une femme adoptée transraciale, d’origine vietnamienne. La question de la part d’autobiographie se pose. Peut-on dire que votre livre est une autofiction ?
Oui, c’est une autofiction. J’ai effectué des recherches pour ce livre, notamment sur l’histoire du Viêt-Nam. Et à la fois, il y a énormément de choses dans cette histoire qui sont basées sur des faits réels. La forme de l’autofiction est venue à moi naturellement. Ça permet une forme de protection vis-à-vis des gens qui vont me lire, dont mes proches. Et à la fois, je ne me distancie pas complètement de l’objet, de ce que j’ai à raconter. J’ai pu rentrer dans l’intime, les émotions, le “je” et une trajectoire personnelle.
Le sujet central de ton roman, c’est la quête de soi. Est-ce que tu as l’impression d’avoir pu faire ressentir des choses à travers la fiction que tu n’aurais pas pu faire passer dans un essai politique ?
Je ne sais pas si j’aurais pu être aussi pertinente et juste. Par exemple, il y a un moment dans le roman, où une dispute explose entre Linh et Françoise, à propos du racisme de Françoise, sa blanchité, son incompréhension de ce que Linh est en train de traverser. C’est une scène intense, elle est dans le registre de l’émotion. Il y a beaucoup de colère. C’est quelque chose que j’aurais pu mettre en mots dans un essai, le fait que des parents blancs qui adoptent des enfants racisés à l’étranger ne sont pas en maîtrise du sujet, quand leurs enfants traversent des expériences racistes. Mais j’avais envie de raconter ça d’un point de vue plus émotionnel.
Ton roman évoque des thématiques fortes, comme la double-culture, le racisme ou l’orientation sexuelle. Est-ce qu’on peut le qualifier d’intersectionnel ?
Ça va de soi pour moi. Quand j’évoquais les strates de Linh, c’est aussi ça. Toutes ces couches de vie, toutes ces expériences qu’elle accumule et qui font d’elle la personne qu’elle est. Mais au lieu d’intersections, j’y vois plutôt des couches un peu bordéliques, qui se superposent. Et au final, ça rend Linh lisible, enfin j’espère ! Mais effectivement, Linh est une femme lesbienne, racisée, adoptée. A la fin du roman, elle a muté. Ce qu’elle dit aux lecteur·ices, c’est qu’elle est là, elle va vivre, et c’est ok d’avoir toutes ces imperfections. Elle accepte toutes ses parts d’elle. Elle a trouvé sa place.
Tu abordes le sujet des violences conjugales avec une grande justesse, à travers la perspective du personnage qui les subit.
Pour être tout à fait honnête, quand j’ai rencontré ma mère biologique, elle me l’a dit. Ce n’est pas quelque chose que j’ai créé. En tant qu’autrice, j’ai effectué des recherches sur la façon dont les violences conjugales étaient prises en charge au Viêt-Nam. Mais j’ai aussi fait mon mémoire de recherche là-dessus, donc je maîtrise ce sujet. Ce qui a été difficile, c’est de ne pas tomber dans la caricature, de ne pas forcer le trait.
C’est une réalité dans la trajectoire de Linh, d’apprendre que ça a énormément joué dans l’abandon. La pauvreté, le fait d’avoir beaucoup d’enfants avec un seul revenu et l’alcoolisme ont aussi été des critères. C’était super dur de dire, voilà, c’est une réalité, ça s’est passé. Mais ce n’est pas tout le temps comme ça. Je ne voulais pas que les lecteur·ices en tirent des généralités sur les Vietnamien·nes. J’ai jonglé entre le travail de recherches, des paroles recueillies et mon propre ressenti.
“L’adoption transraciale est une espèce de marché, où les femmes du Nord viennent se servir dans les pays du Sud et ce n’est pas juste.”
On sent un message sous-jacent dans ton roman, une critique de l’adoption transraciale ?
J’ai essayé d’apporter de la complexité dans les trajectoires et les histoires des personnages. Il y a toujours de la nuance à apporter. Linh a plein de choses à reprocher à ses parents, mais ça n’empêche pas qu’elle les aime. Ce n’est pas incompatible. C’est ça que j’avais envie de dire. C’est possible d’être adopté·e transracial·e et d’aimer ses parents alors qu’ils sont racistes.
Plus globalement, je pense que l’adoption transraciale est une espèce de marché, où les femmes du Nord viennent se servir dans les pays du Sud et ce n’est pas juste. C’est un système qui se meurt depuis 25 ans. Il y a de moins en moins d’adoptions de ce type. Par contre, c’est important de mettre en avant la voix des personnes adoptées. On dit toujours des “enfants adoptés” mais ce sont aussi des adultes, qui ont plein de choses à dire. Et ce n’est pas eux qu’on entend. En tout cas, je pense que c’est possible d’apporter de la complexité sur ce sujet, tout en portant un message politique.
Est-ce que tu as pu développer comme tu le souhaitais les différentes thématiques qui te tenaient à cœur ?
Pour un premier roman, j’en suis satisfaite. Il y a pas mal de thématiques abordées. Dans le futur, j’aimerais peut-être en approfondir certaines, notamment le parcours lesbien de Linh. C’est quelque chose qui vient vers la fin du roman. J’ai évoqué de façon théorique les parcours lesbiens qui arrivent sur le tard, mais pourquoi ne pas reparler de ce sujet sous forme de fiction, plus en profondeur ? En tout cas, j’aimerais continuer à écrire, peut-être de l’autofiction.
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Merci Marion Olité !