Oui oui, je sais bien : on est en 1967, et depuis 1954 aujourd’hui, les chiffres de la délinquance juvénile ne font qu’augmenter. Nos pères en ont parlé à table toute la semaine : les pouvoirs publics sont inquiets.
Mais que voulez-vous, oui j’ai craqué. J’ai accepté de laisser le côté le plus sombre de ma personne s’emparer de mon coeur : j’ai passé une soirée avec un blouson noir. Oh, je vous vois venir avec vos « si ton père était au courant, tu te prendrais bien des roustes » et autres « si ta mère savait, elle te rallongerait toutes tes jupes » !
Mais que tout de go l’on se rassure : oui, j’étais bien consciente du danger. Je sais ce qu’est un « blouson noir » : la presse s’est emparée du sujet et les familles bien pensantes du lotissement en ont fait leur phobie citadine numéro 1. J’ai donc appris à les reconnaître : le rock n’roll et le port de vestes en peau d’animal tannée sont leurs signes de ralliement premiers. « Ces jeunes désoeuvrés » (c’est grand père et France Soir qui le disent) évoluent par gang, mourraient pour être James Dean ou Dick Rivers, mais en attendant et pour tuer le temps, se livrent à des luttes inter-groupes où il est question de se battre avec des chaînes de vélo.
Mais hé, quoi ? M’accuserez-vous d’être une jeune fille de petite vertu si je vous avouais que ce sont précisément ces points qui ont attisé ma curiosité, titillé ma fascination pour les petits délinquants, lustré mon envie d’aventures et pénétré mes désirs les plus enfouis ? Que celles qui n’ont jamais caressé l’espoir de s’encanailler aux bras de grandes épaules de cuir me jettent la première pierre !
Mon père veut me présenter le fils d’un vieil ami et ma mère s’est entiché du fils du voisin, qu’elle me vend comme un « très bon parti ». Je ne me vois ni avec le premier, du genre à mâcher du chewing-gum la bouche toujours timidement fermée, ni avec le second, que j’ai surpris pas plus tard qu’hier en train de s’entraîner à fumer derrière les buissons. Excédée par tant de ridicule et de psychorigidité, je me suis mise en tête de rencarder plus poltron. Eh oui, j’ai beau avoir les meilleures notes en Histoire et la frange lissée, il y a quand même un poster de Marlon Brando au dessus de mon lit :
C’est dans la salle du réfectoire qu’il m’a abordée. J’étais en train de méticuleusement laver mon plateau-repas quand une silhouette sombre s’est approchée de moi. C’était Chris, cheveux gominés, sourire ravageur, pantalon en cuir et blouson noir. « Y’a autant de miettes de pain sur ta jupe plissée que d’étoiles dans tes yeux » , il m’a lancé. J’ai souri, avec délicatesse, parcimonie, mystère et intelligence. Bon OK les filles, je ne vais pas réécrire l’histoire : j’ai probablement plutôt caqueté et rougi en même temps. C’est, plus tard, dans un couloir qu’il m’a lancé « samedi soir, derrière la supérette, devant la sandwicherie ! » Évidemment, j’ai acquiescé. Baudelaire’ 1967 me faisait clairement de l’effet.
La réaction des copines : « Pourquoi tu ne sors pas plutôt avec ton binome d’anglais ? Sortir avec Chris, ça va te coller une de ces réputations auprès des profs ! » En fait, la seule qui m’ait soutenue dans ma décision, c’est Virginie. Mais Virginie ne compte pas : elle porte des jeans, fume des cigarettes qui font rire avant la philo (parce que ça l’ « apaise ») et vit à la DASS depuis qu’elle a claqué la porte de chez ses « collabos de parents ».
Bien sûr, Virginie m’a filé un préservatif. Quand je lui ai répondu qu’il n’y avait « aucun risque que » parce qu’on sera au ciné, elle a littéralement éclaté de rire. Décidément : plus tard, je vois bien Virginie jouer dans un film pornographique où il serait question de missionnaire, de pop corn et de fauteuils rouges.
L’excuse : J’ai prétexté auprès de mes parents la préparation d’un devoir de sciences naturelles (je n’ai menti qu’à moitié) et je suis sortie. Au coin de la rue, j’ai détaché mes cheveux, mis de la laque Elnet, fait un noeud avec le bas de mon t-shirt, enfilé un jean et poudré mes joues. En attendant le bus, j’ai observé mon reflet sur les vitres de l’abri. Je mentirais si je ne vous avouais pas que je me suis trouvée extrêmement attirante. Enfin, pour me mettre dans l’ambiance de la soirée qui m’attendait : pour la première fois de ma vie, j’ai pris les transports en commun sans composter.
Le rendez-vous : Il est arrivé avec 10 minutes de retard, moi avec 15 d’avance. Un peu honteuse, je me suis cachée derrière un conteneur la Croix Rouge – il fallait qu’il arrive avant moi. Idiote que j’étais : je n’avais pas vu que la route des véhicules pour entrer dans le parking passait juste derrière mon dos, si bien que c’est Chris qui m’a vue le premier. Il était juché sur sa vombrissante mobylette, tout sourire. Je suis restée 3 secondes à le regarder, plus ou moins bouche bée, me demander qui des jantes de sa moto ou de ses dents brillaient le plus. Et puis il m’a extirpé de mon songe en me sommant de « vite monter » et de « bien m’accrocher ».
Le film : On a été voir Le Samouraï, avec Alain Delon. Pendant la première partie du film, je l’ai trouvé plus intéressé par les pop-corns que par moi (apparemment, il est parti de chez lui sans dîner – les épinards en croûte préparés par « sa conne de mère » n’ont pas su le retenir). Mais vers le milieu de la séance, il s’est étiré de tout son long et en a profité pour m’attraper une épaule. Un séisme de frissons a pris mon corps d’assaut à ce moment-là.
En sortant du ciné : On est retournés sur le parking de la supérette, pour discuter. J’ai essayé de lui demander son avis à propos du Général De Gaulle, mais les seules informations personnelles que j’ai réussi à lui soutirer sont : a) son rêve d’avoir une Cadillac Eldorado, b) son dernier achat (un vynil de Dick Rivers), c) son addiction aux cigarettes roulées. C’est pas que je le trouvais creux du ciboulot – mais presque.
Et puis, il m’a embrassée. J’ai trouvé le geste à la fois franc et délicat, même si sa façon de jouer aux auto-tamponneuses avec sa langue dans ma bouche m’a un peu perturbée. J’étais adossée contre la moto, lui sur moi, moi les bras plongés dans sa grosse veste en cuir, les mains sur ses hanches, lui les mains sur mon t-shirt. Je fondais sur place, et les frissons parcouraient autant mon échine que cette première fois où j’ai lu un Arlequin un peu plus érotisant que les autres. Chris me caressait maintenant le dos, les fesses et les cuisses. Je ne répondais plus de rien, Général De Gaulle ou pas.
La fausse érection. Dans notre étreinte en position verticale sur le parking, j’ai cru sentir un objet non-identifié, long, sûr de soi, dur, chaud… m’effleurer la cuisse. En fait, c’était son couteau à cran d’arrêt.
Ses potes. On a brusquement arrêté de s’enlacer quand au loin, les voix de ses potes l’appelant se sont faits entendre. Le petit noeud de ma culotte en coton a alors baissé les yeux et je me suis tout à coup souvenue que non, je ne voulais « pas ça comme ça, pas là comme ça » . J’ai donc reculé de quelques pas, encore un peu sonnée par cette parenthèse aphrodisiaque. Ses potes sont arrivés en face de nous, le plus balourd d’entre eux a demandé « où on en était » , puis les autres lui ont coupé la parole, mentionnant un « gang » à absolument « aller défoncer ce soir » .
Le retour à la réalité. Chris m’a interrogé du regard, les yeux à la fois lubriques et sérieux, l’air de dire « tu viens avec nous voir ce qu’est une vraie bagarre ? » , sous-entendant « on continuera à batifoler juste après, bébé » . Mais figée à l’idée d’assister à l’équivalent cette année des affrontements du Square Saint-Lambert de juillet 1959, je me suis dégonflée.
J’ai prétexté un sobre « je suis fatiguée, je vais rentrer » . Chris m’a lancé un « t’es sûre, poupée ? » l’air désappointé, le pénis probablement renfrogné. Mais je sais que j’ai fait le bon choix quand je les ai vus « emprunter » quelques véhicules du parking. Ils parlaient tous de « gagner du temps en remontant la rue en sens interdit » , de « dents qui vont tomber » et de « allez faites pas les PD, chauffez-vous au whisky » en se faisant tourner une bouteille, probablement empruntée à un de leurs paternels.
Lundi matin : Chris est arrivé à l’école avec un bras plâtré et un coquard à l’oeil droit. J’ai trouvé ça sexy, mais peut-être pas plus que la chemise bien fermée de Vincent, mon voisin d’histoire avec qui j’ai parlé du Général De Gaulle avant le cours. Vincent m’a invité à poursuivre notre débat à une boum, samedi soir. Il veut me présenter les amis de son rallye, le club des champs. J’ai accepté. Je crois que Chris me plaît moins que la semaine dernière. Et puis, j’ai envie de pouvoir vous écrire un « j’ai testé pour vous ‘sortir avec un blouson doré' ».
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