Nous avions déjà abordé la question avec la Stanford Prison Experiment de Zimbardo, mais penchons-nous aujourd’hui sur les travaux antérieurs de Stanley Milgram. Si vous avez suivi l’émission « Zone extrême », le sujet devrait vous être familier.
Considéré comme l’un des psychologues les plus importants du XXième siècle et probablement marqué par les recherches sur le conformisme de Solomon Asch (qui fut par ailleurs son mentor lors de ses études à Harvard), Milgram réalise sa plus célèbre expérience entre 1960 et 1963. A la même époque, Adolf Eichmann est capturé, jugé et pendu et Hannah Arendt, suite au procès du SS, écrit son Rapport sur la banalité du mal. Les travaux de la philosophe, comme ceux de Milgram, interrogent : comment des hommes ordinaires ont pu commettre des crimes aussi monstrueux ?
Pour tenter d’apporter quelques bribes de réponse, Milgram met au point une expérience mesurant le degré d’obéissance d’un individu « lambda » face à une figure d’autorité – même lorsque les ordres de celui-ci vont à l’encontre de ses valeurs morales..
L’expérience
Pour « recruter » des sujets naïfs (c’est-à-dire des participants qui ne connaîtront pas les buts réels de l’expérience), l’université de Yale passe une annonce de presse en faisant croire à une recherche sur la mémoire et l’apprentissage (pour laquelle les sujets devront donner une heure de leur temps contre un défraiement financier).
Trois protagonistes prennent part à cette expérience :
- le sujet naïf, pensant participer à une simple expérience d’apprentissage
- un « compère », complice du chercheur, présenté au sujet naïf comme un autre sujet naïf
- un expérimentateur en blouse blanche, représentant le scientifique, la figure d’autorité
Dans un premier temps, l’expérimentateur accueille les deux individus, un naïf et un compère, et met en place un tirage au sort pour désigner qui jouera le rôle du professeur (qui fera apprendre une liste de mots) et qui jouera celui de l’élève (qui devra apprendre la liste de mots). Évidemment, le tirage au sort est truqué : le sujet naïf sera toujours le professeur et le compère sera toujours l’élève.
Le compère est alors mené dans une pièce, attaché sur une chaise et des électrodes sont posées sur lui. De son côté, le sujet naïf est ensuite placé dans une autre pièce, où il ne voit plus le compère mais où il peut l’entendre. L’exercice d’apprentissage commence… Le sujet naïf a pour consigne d’envoyer une décharge électrique à chaque fois que l’autre individu fera une erreur. Les décharges sont graduées et augmentent au fur et à mesure des erreurs, jusqu’à arriver à 450 volts. Sur l’appareil, des boutons indiquent le nombre de volts et le danger présenté, allant d’un « choc léger » (15 volts) à « danger choc grave » (450 volts). Aucun choc réel n’est réellement envoyé, mais le sujet peut entendre une bande-son avec les cris et les plaintes du compère.
Au début de l’expérience, le compère crie, continue à faire des erreurs… On passe donc au choc électrique suivant. A 150 volts, il refuse de continuer à réciter la liste de mots, dit qu’il est cardiaque. A 350 volts, il n’y a plus aucune réaction de sa part.Bien sûr, les sujets naïfs sont mal à l’aise, en proie à une angoisse de plus en plus forte : s’ils se plaignent à l’expérimentateur, celui-ci leur demande simplement de continuer. Si les sujets refusent une première fois, l’expérimentateur leur dit qu’il est « absolument essentiel » de continuer. S’ils refusent une seconde fois, il leur dit alors qu’ils n’ont pas le choix, qu’ils doivent continuer. S’ils refusent une troisième fois, l’expérience prend fin.
Les résultats
Dans l’expérience de Milgram, tous les participants sont allés jusqu’à administrer 285 volts. 65% d’entre eux vont même au bout de l’expérience, à 450 volts. Autrement dit, 2 personnes sur 3 auraient pu aller jusqu’à infliger un choc électrique extrêmement dangereux et potentiellement mortel…
Après publication de ces résultats, la communauté scientifique, bouleversée, refuse d’accepter un tel constat et essaie d’identifier les erreurs et biais éventuels de l’expérience. Les chercheurs auraient-il recruté des monstres, des individus aux personnalités sanguinaires, des gens différents de la moyenne ? Même pas : tous étaient ordinaires, tous étaient « comme nous » et c’est d’ailleurs là que se situe le choc le plus intense de ses travaux… Milgram prouve que ce « comportement d’obéissance provient du contexte dans lequel l’individu se trouve placé » (N. Gueguen, 2008). La preuve, lorsque l’on modifie certains éléments du contexte, le taux de soumission change.
Parmi les facteurs susceptibles d’influer sur notre obéissance ou soumission, on trouverait : – la proximité de la victime : plus la victime est proche, moins notre soumission est importante. Dans l’expérience, on obtiendrait 40% de soumission lorsque victimes et sujets naïfs son dans la même pièce, 60% s’ils sont dans des pièces séparées mais que le bourreau entend sa victime et 70% lorsque la victime n’est ni vue, ni entendue (Milgram commentera d’ailleurs à ce propos que le SS Eichmann dit avoir la nausée lorsqu’il visita les camps de concentration… mais comme il suivait « juste » les ordres en signant des trucs depuis son bureau, il lui était probablement plus facile de se soumettre et de contribuer à la solution finale). – La proximité de la figure d’autorité :
plus celle-ci prend de la distance (géographique), plus le taux d’obéissance diminue. – La présence d’un second expérimentateur en désaccord : si deux figures d’autorité sont explicitement en désaccord devant le sujet, il lui sera plus facile de ne pas obéir.
Les répliques de l’expérience furent particulièrement nombreuses, et pourtant, à chaque fois, la conclusion est similaire – l’une des dernières fut mise en oeuvre en 2006.
Avant la mise en œuvre de son expérimentation, le psychologue avait enquêté auprès de psychiatries, de professeurs de sociologies… Tous s’étaient accordé à dire que la majorité des sujets désobéirait et n’administrerait pas les chocs électriques – sauf quelques cas pathologiques. En réalité, les sujets ayant appuyé sur les boutons et balancé les chocs électriques ne souffraient pas d’une pathologie quelconque : aucun d’entre eux n’éprouvait de plaisir, bien au contraire, ce qui fut largement révélé par les entretiens qui ont suivi. Les sujets de Milgram montraient des signes de souffrance lors de l’expérience : ils transpiraient, étaient nerveux… C’est probablement ici que se situe la distinction avec des nazis sanguinaires n’éprouvant aucun remords ni aucun malaise…
Mais alors, pourquoi obéit-on ? Selon Milgram, l’individu passerait d’un état autonome à un état agentique. Il n’est plus qu’une main, il n’est plus le responsable de ses actes et devient l’agent d’une autorité dont il accepte le contrôle. Ce qui n’est pas en soit si surprenant puisque notre société elle-même se fonde sur l’obéissance aux figures d’autorité et les systèmes hiérarchiques. Ce qui pose problème, c’est obéir même lorsque cela nous place en conflit avec nos consciences, nos valeurs.
Ce qui pose problème, c’est que même si les sujets de Milgram n’étaient pas des Eichmann, même mal à l’aise, ils finissaient par se ranger du côté de la figure d’autorité. Ce qui pose problème, selon les mots d’Hannah Arendt, ce serait bien « la banalité du mal », notre tendance à accepter de commettre des actes potentiellement atroces. Sans pour autant nous en sentir responsables.
Au sujet de l’émission Zone Extrême, le constat va plus loin – et est peut-être un peu plus triste, à vous de juger. Si Milgram mettait en lumière notre propension à nous soumettre à l’autorité, l’émission du « Jeu de la Mort », quant à elle, est venue nous dire qu’aujourd’hui, nous n’avions même plus besoin de scientifique ès blouse blanche, et que nous pourrions parfaitement obéir à un présentateur télé. Selon les dires de Beauvois, le psychologue social ayant pris part à l’émission, « les gens n’ont pas besoin de grandes valeurs, comme la connaissance, la science… pour obéir à une personne qui leur donne des ordres immoraux dans un contexte institutionnel dans lequel ils sont venus pour faire ce qu’on leur demande de faire et, donc, pour mobiliser leur prédisposition à l’obéissance, cette prédisposition à l’obéissance qu’ils doivent à leur éducation et à leur pratique des organisations (écoles, universités, usines, hôpitaux…). ».
Le psychologue social nous explique qu’alors même que l’on crie actuellement à la perte des figures d’autorité, à l’effondrement de la notion même d’autorité, on obéirait toujours autant… Et que finalement, nous nagerions en pleine « illusion de liberté » : on croit que l’on obéit parce qu’on est libre et qu’on le veut, alors qu’on obéit comme on le doit.
C’est moi, ou vous aussi vous avez drôlement envie de lever le poing et de dire « non » à tout ?
Pour aller plus loin
– Un papier de Beauvois (qui, je vous le dis, est le Mick Jagger de la psychologie sociale), le psychologue social ayant participé à l’expérience « Zone extrême » ; qui livre ses réflexions sur les travaux de Milgram, les questions éthiques et son analyse de l’émission (je ne vous pas vous allécher, mais dans ce papier, il dit le mot « faux cul » et considère que sans les travaux de Milgram, la psychologie sociale ne serait qu’un vaste Ça se discute (HUHU) – Un article de Nicolas Gueguen sur Milgram – Le film I comme Icare – Une petite vidéo (avec un exemple introductif bien trouvé : on laisse bien les dentistes nous faire ce qu’ils veulent – ce sont eux les scientifiques, ils savent)
Écoutez Laisse-moi kiffer, le podcast de recommandations culturelles de Madmoizelle.
Les Commentaires
P'tain, honte sur moi =/ Merci !