« N’aie pas peur d’être vulnérable ». Sur des cartons ronds distribués à l’entrée, une phrase à l’eau de rose met d’office dans le bain. Dans un décor sélect et teinté de jaune, les convives se toisent discrètement.
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Trouver l’amour dans un cadre pseudo-intimiste
Chacun semble incarner l’échantillon d’un groupe défini, à l’image de l’arche de Noé : les nerds, les bobos parisiens, les tradis… Parmi eux, des tauliers de l’application et d’autres tout juste inscrits. Au total, 120 célibataires ont été invités à cette soirée inédite, jeudi 30 mars, dont l’organisatrice n’est autre que Bumble, célèbre plateforme de rencontres américaine. Le choix s’est fait par tirage au sort. Le rendez-vous est donné dans un appartement du nord de Paris. L’idée est simple : trouver l’amour dans un cadre pseudo-intimiste. Petits fours et cocktails en prime.
Flanqués d’un +1 pour se donner bonne figure, les invités sont assistés par des membres du staff, reconnaissables à leur tee-shirt noir floqué d’un logo jaune. Dès qu’un duo se forme, un hôte ou une hôtesse dépose entre leurs mains une carte. Sur celle-ci, une phrase d’accroche et une question « brise-glace ». Comme si deux personnes ne savaient plus tenir une discussion spontanée. Peu à peu, l’événement prend des airs d’application grandeur nature. Pour flirter avec des inconnus, le bar fait figure d’endroit stratégique, tant l’attente est longue avant d’obtenir « un élixir sentimental », mélange de vodka et de fruits rouges.
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Une forme de lassitude
Une soirée normale à quelques détails près. À 21 heures, les serveurs arrêtent les cocktails – et le bruit des shakers – pour ne pas gêner les balades romantiques du chanteur Johnny Jane, présent pour l’occasion. « Je sais qu’au fond, j’ai fait le pire des choix pour t’abandonner et partir sans toi », peut-on entendre. La tentation de repenser à son ex est vive, mais il s’agit de se ressaisir.
Certains se hâtent au rooftop où ils échangent une cigarette contre des idées de phrases d’accroche. « Moi je lance une Poké ball », dit une jeune fille non sans fierté. Tous les célibataires ont supprimé l’application au moins une fois. Avant de la remettre. « Les applis sont désormais un lieu de rencontre commun, mais il y a aussi une forme de lassitude. Plus les personnes s’approprient les applications et plus elles vont se rendre compte des inégalités dont elles sont victimes. Elles peuvent vivre davantage de frustration, explique Jessica Pidoux, postdoctorante au CEE, Sciences Po Paris et directrice de Personaldata.io.
Selon une étude publiée en juillet 2022 dans The Conversation, 88 % des sondés ont déjà déclaré avoir désinstallé toutes leurs applications de rencontre, dont 69 % par lassitude, pour leur caractère chronophage ou après une mauvaise expérience. Au-delà de la lassitude, une forme de désillusion s’opère : « Beaucoup cherchent une forme de romantisme, mais ils se rendent compte que les applications peuvent aussi être vectrices de souffrance narcissique, lorsqu’on n’est pas appelé ou ghosté par exemple », expose Eliette Abécassis, autrice de De l’âme sœur à Tinder et Un couple (Grasset).
Lors de la soirée, plusieurs hommes se plaignent de ne jamais matcher sur l’application. Une frange des utilisateurs qu’il ne faut pas décourager. D’où l’importance de ces soirées hors écran qui permettent aux sites de rencontres de se renouveler sur un marché féroce.
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« Vers un modèle hybride »
« En 2021, il existait environ 9 000 applications sur l’Apple et la Play Stores. Lorsqu’une plateforme organise un événement hors-ligne, c’est pour assurer la mise en relation et fidéliser la clientèle de l’application », analyse Jessica Pidoux. D’autant que le modèle de « dating app » se voit concurrencé par d’autres plateformes qui ont fait des soirées entre célibataires leur fonds de commerce : Célib’rencontres, Hop To Date ou le traditionnel speed dating.
Déjà en 2019, l’application Inner Circle organisait sa première nuit entre célibataires dans un bar de la capitale. « Dans les années 90, Meetic mettait déjà en place ce type d’initiatives. Les applications sont en train d’émerger vers un modèle hybride où il y a une entremise humaine (comme les agences matrimoniales) et une entremise algorithmique qui va permettre de faire le tri et d’affiner les préférences », rappelle Jessica Pidoux.
Selon la plateforme organisatrice de la soirée, l’envie de créer du lien entre les personnes est venue au sortir de la pandémie « avec la volonté de dépoussiérer les soirées de célibataires un peu trop classiques ». Autrement dit, simuler une soirée entre amis. Une façon de remettre de l’interaction physique au cœur de la machine à match. Tout en bousculant les règles : séduire dans un bar ou un restaurant oblige à s’investir pleinement. « On va davantage se focaliser sur une seule personne. Dans un contexte hors-ligne, il y a une pratique de choix du partenaire alors que sur l’application, c’est plutôt l’élimination qui se met en place », reprend Jessica Pidoux. De son côté, Eliette Abécassis estime que rien ne remplace le lien physique, « derrière l’écran, il y a une forme de mensonge ».
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Vers une « américanisation des rapports »
Retour à la soirée. Des groupes d’amis se sont formés, mais peu de couples à l’horizon. Minuit trente sonne. Un ou deux garçons patientent dans un coin. Ils rendront les armes au dernier moment. Les membres du staff ont oublié leur rôle de Cupidon et jouent au billard avec d’autres cœurs à prendre…
Résultat des courses : plus facile d’aborder son âme sœur sur une application de rencontre, que lors d’une soirée en chair et en os. Eliette Abecassis dresse le même constat : « Concernant le monde d’avant les applications, on ne se parle plus trop, que ce soit dans les rues ou des lieux communs. On observe une américanisation des rapports. C’est plus facile de livrer toute sa vie sur un site de rencontres. » La peur de se sentir vulnérable ?
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