Le jour où j’ai rencontré Sofi Jeannin, nous avions rendez-vous à la Maison de la Radio, cet immense bâtiment qui longe la Seine et dans lequel je ne pensais pas poser le pied si tôt. Le soleil brillait encore, et elle m’attendait à l’entrée. Radio France étant en grève, nous n’avons croisé presque personne dans les larges couloirs de l’édifice, jusqu’au café.
Mon interlocutrice s’est assise, l’air un peu fatigué par sa journée de travail tout juste achevée, mais souriante, attentive et si naturelle qu’il aurait été facile d’oublier le poste prestigieux qu’elle occupe. Depuis huit ans, Sofi Jeannin est directrice de la maîtrise Radio France, une des quatre formations musicales de l’entreprise de radio publique, un ensemble choral d’enfants de 9 ans jusqu’à 18 ans qui se produit en concert et qu’on peut écouter sur France Musique.
En Suède, « facile d’avoir un piano à la maison »
Sofi Jeannin a elle-même commencé la musique toute petite, à sept ans, en banlieue de Stockholm :
« En Suède, c’est facile d’avoir un piano à la maison, on les donne aux gens gratuitement, parce qu’avant il y en a avait dans toutes les maisons. Ce n’est pas du tout réservé à un milieu de connaisseurs. Le chant choral est très répandu. Et on a des journées d’école assez courtes, ensuite, on est pris en charge par les structures parallèles gratuitement. Dès mes 8 ans, mes parents étaient divorcés et il n’étaient de toute façon pas présents aux sorties d’école. J’ai fait plein d’activités. »
Elle se souvient être allée aux Portes ouvertes d’une école de musique près de chez elle. Sa soeur et elles ont été enchantées, et se sont aussitôt inscrites :
« On a exploré un peu toutes les classes. J’ai fait du saxophone pendant un moment, je chantais dans plein de choeurs, puis je suis restée sur chant et le piano. »
À 14 ans, Sofi Jeannin a envisagé d’entrer dans un lycée spécialisé en musique classique. Mais il aurait fallu aller en internat, loin de sa maison, et elle n’était pas prête à quitter sa famille.
« Je n’étais pas encore sûre de vouloir devenir musicienne. Je voulais voyager, découvrir plein de choses. À une époque, je m’imaginais journaliste et je voulais être correspondante à l’étranger. »
De la musicologie à la direction de choeur
Au lycée, sa pratique musicale s’est intensifiée. Après son baccalauréat, la jeune musicienne pensait se lancer dans la recherche :
« J’aimais l’aspect musicologique et analytique, alors j’ai commencé par la musicologie, tout en poursuivant le chant et le piano. »
Les études de Sofi Jeannin l’ont menée en France, où elle a fait un master de musicologie, tout en travaillant. Elle a commencé à s’initier à la direction, et a dirigé son premier choeur, c’est-à-dire un ensemble de chanteurs et chanteuses, à l’âge de 18 ans.
« Je montais des concerts avec mes copines, on chantait dans les prisons, on montait aussi des processions pour la pour la grande fête qui a lieu autour de la Sainte-Lucie en Suède en décembre. Après mon bac, quand je suis arrivée à Nice, j’ai monté un choeur des jeunes filles au pair de la région, on a chanté partout sur la Côte d’Azur. Ensuite, j’ai dirigé un choeur de paroisse, avec notamment des boulangers et des pâtissiers, du coup je n’ai jamais été aussi bien nourrie qu’à cette époque ! »
Mais ce n’est que plus tard que la future cheffe a décidé de se lancer dans la direction, et plus particulièrement celle de choeurs :
« C’était effrayant de décider d’en faire ma profession. J’ai fait mon second master, en direction, à Londres. Du coup, j’avais 25 ans et j’étais un peu plus âgée que les autres élèves. C’était un avantage de ne pas avoir 19 ans, parce que j’avais suffisamment la tête sur les épaules pour pouvoir prendre du recul et prendre sur moi, alors que je voyais que d’autres pouvaient fondre en larmes dans un cours parce qu’ils perdaient confiance. »
L’exigence de l’excellence
Au Royal College Music en Londres, la compétition s’est en effet avérée plus forte que ce que Sofi Jeannin avait connu jusque là :
« J’avais toujours fait de la musique, mais je n’avais jamais été dans des lieux prestigieux pour ça, donc j’étais toujours à l’aise. Alors que dans cette académie, la plupart de mes collègues sortaient déjà d’écoles de musique spécialisées, c’était un chemin naturel pour eux d’aller là. »
Si elle appréhendait la difficulté au début, la compagnie de ses collègues s’est finalement révélée très inspirante :
« L’excellent de l’institution m’a motivée plus qu’effrayée. C’était très stimulant d’être avec des gens qui essayaient tous d’aller au bout de leur potentiel, de rencontrer des artistes et de faire des masterclass avec des gens que j’admirais ! On était sous pression tout le temps, mais pas une pression négative. Il y a bien eu quelques passages où je doutais, mais ça peut arriver à n’importe quel âge finalement, et heureusement qu’on se remet en question. »
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Sofi Jeannin me cite Bernard Haitink, son « chef préféré vivant aujourd’hui » pour lequel elle a dû préparer une symphonie de Malher ; le chef de choeur Terry Edwards, qui l’a prise sous son aile et l’a intégrée en tant que chanteuse dans son ensemble, et enfin Paul Spicer :
« Un homme plutôt timide mais qui faisait ça avec passion, un guide sans faille, qui note tout, donne un retour sur tout, et c’est lui qui m’a appris à gérer une répétition. J’étais sa seule élève, il venait pour observer même quand je faisais des projets à l’extérieur, c’était très généreux de sa part. »
Coup de foudre avec la musique classique
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Quand elle évoque sa relation à la musique classique, Sofi Jeannin parle d’«
amour fou » :
« Pour moi la musique classique provoque les sensations les plus fortes, parfois on ne peut même pas mettre des mots pour la décrire. Je me souviens, quand j’ai découvert Jean-Sébastien Bach, Mozart et tout le reste, j’étais complètement en choc. Je ne voulais faire que ça. Mon préféré, c’est Bach, si je devais emporter une partition sur une île déserte ce serait une des siennes. »
Même si elle allait à la chorale avec ses copines, à l’église et au collège, la passion de Sofi Jeannin pour cette musique restait assez solitaire :
« Ce n’était pas par gêne, je n’avais pas honte ni peur. Je le gardais un peu pour moi, parce que je ne trouvais pas d’intérêt commun sur ce point avec mes amis. On habitait dans un village rural, la musique classique n’était pas très répandue. »
Sofi Jeannin refuse l’idée que la musique classique soit élitiste, elle considère que le plus grand combat est de la démocratiser :
« C’est vrai que les accès à la musique ne sont pas évidents toujours pour tout le monde. Ça reste difficile d’avoir accès à des pratiques instrumentales en zone rurale, et la pratique du chant choral n’est pas généralisée. Pour moi, pour que ça se démocratise, pour qu’on ait du public, il faudrait chanter, jouer des instruments dans les écoles…
Je sais que ça représente un coût, mais pour moi, ce n’est pas cher payé pour avoir cette civilisation-là. Il me semble que c’est vital pour la société. Je trouve qu’il y a des structures qui font un travail absolument admirable dans le domaine et notamment certaines personnes dans l’Éducation Nationale. »
La cheffe pense qu’on peut apprécier la musique classique sans y être habitué•e, mais que c’est la pratique, la mise en contact, qui va faire que les gens iront l’écouter en concert :
« Il faut savoir que ça existe, ne pas prendre la musique classique pour quelque chose qu’elle n’est pas. Une symphonie de Malher ou un opéra de Mozart, c’est autre chose qu’un film d’action avec Bruce Willis ! Mais pour moi, tout peut coexister. »
Star Wars, Harry Potter et la musique enregistrée
Sofi Jeannin a d’ailleurs travaillé pour le cinéma à Londres, en tant que chanteuse, dans des ensembles dirigés par John Williams :
« C’était un de mes premiers contrats : Star Wars, Harry Potter et Le seigneur des Anneaux. On a fait beaucoup de musiques de bandes-originales, de séries. »
Comme les films ne sont pas édités au moment de l’enregistrement de la bande-son, la musique ne peut pas être connue avant la sortie, et tout se fait directement dans le studio :
« On déchiffre à vue pour la première fois. On se met debout, on fait quelques prises, on enregistre et on passe à la prochaine séquence. C’est rapide, il faut beaucoup de concentration et de précision, mais c’est très agréable, parce que c’est efficace et excitant de voir de la musique qu’on va découvrir. »
Parfois, quelques détails de la partition sont changés. Mais John Williams fait partie de ces compositeurs à qui on laisse un peu de liberté, se souvient-elle.
« En fait, ils éditent autour de sa musique, on lui laisse les mains libres pendant quelques secondes, pour ne vraiment pas négocier sa musique à lui par rapport aux images. »
La cheffe continue désormais les enregistrement, mais à la radio :
« Ça me plaît, la pression de la lampe rouge qui s’allume. »
De la partition à la répétition
Dans son travail quotidien, préparer une partition peut prendre des heures, des mois, pour savoir la jouer, la chanter, la transmettre :
« Première étape : je suis à la table ou au piano avec la partition, je l’absorbe, je repère les difficultés. Quand on est étudiant•e, on a le luxe du temps et on peut développer la méthodologie qu’on va réutiliser, car plus tard, on n’est pas toujours dans les délais qu’on voudrait. Avec l’expérience, on arrive à voir comment on va aborder cette partition avec les autres. »
La cheffe doit avoir la partition en tête pour pouvoir rectifier le son. Une fois que la répétition commence, il faut rester ouverte et flexible :
« Ça peut prendre un tournant qu’on n’avait peut-être pas prévu. Parfois on ne connaît pas le groupe. Même avec les maîtrisiens et les chanteurs du choeur de Radio France, il y a des jours des jours où il faut vraiment y aller et motiver tout le monde. »
Sofi Jeannin fait beaucoup de partitions modernes, et il lui arrive rarement d’en refuser :
« Parfois ça me plaît pas du tout au début, mais je pars du principe que je vais aimer ça. Si ce n’est pas la mélodie qui me plaît, c’est peut-être le timbre, le côté rythmique, le texte… Il faut trouver ce qu’on aime dedans, pour pouvoir communiquer l’envie de faire quelque chose. Dans les compositions modernes, les notes écrites sont parfois impossibles. La collaboration avec le compositeur est très importante pour qu’on arrive à se comprendre. »
Un travail physique, à la baguette ou non
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, la cheffe de choeur et d’orchestre n’a pas toujours une baguette greffée à la main :
« En fait, ça dépend de la complexité de l’oeuvre et du nombre de personnes dans la salle. Avec un orchestre, j’utilise une baguette, parce que ça rend la lisibilité plus facile, ça permet une très bonne précision du geste mais il faut l’entretenir. Avec les choeurs, je travaille beaucoup sans la baguette. Pour moi, c’est le vocabulaire qui change, la base est la même. »
Et elle ne bouge pas seulement les mains :
« Le haut du corps est très actif, la tête aussi, pour la concentration. Quand on a six heures de service dans la journée, ça peut être fatiguant, surtout si on a pas dormi ou si on est malade. Mais tout est relatif, et avec l’adrénaline, la concentration et le plaisir, on oublie. J’ai tellement de chance de faire ce que je fais. En privé, je dis tout le temps à mes élèves qu’une bonne transpiration montre qu’ils ont bien travaillé. »
Mais elle pense qu’il faut gérer avec délicatesse la sensibilité des chanteurs et chanteuses :
« On joue avec son corps, encore plus que pour les instrumentistes. Le fait qu’on communique avec notre voix, cette sensation physique, c’est la chose la plus naturelle, la plus magique mais aussi la plus fragile. »
L’orchestre et le choeur, des mini-sociétés
Avant de prendre la direction de la maîtrise, Sofi Jeannin a passé un concours où elle a dû détailler comment elle voit l’enseignement du chant choral et de la musique. Elle développe l’idée de toujours faire un retour positif et encourageant aux élèves :
« On est étonné•e•s parfois de voir à quel point les jeunes sont fragiles, très tôt dans la vie. C’était important pour moi de montrer qu’on est très exigeant•e•s, mais parce qu’on met les jeunes dans un climat de confiance. Adolescente, quand je travaillais avec des chefs qui me faisaient peur, ma voix était serrée et pas épanouie. »
Avec la maîtrise, Sofi Jeannin gère des groupes d’âges très différents, du choeur d’initiation où les enfants ont 7-8 ans à celui de jeunes filles. Ses assistants s’occupent des plus jeunes, elle des collégiens et lycéens :
« Quand je fais des projets avec des enfants et des adultes, je vois que les adultes se sentent tout de suite inspirés par les enfants, ils se rappellent pourquoi ils font ce métier. J’ai la chance d’avoir ce bonheur, cet enthousiasme auquel on revient toujours. J’ai toujours hâte d’aller en répétition, je n’y vais jamais en traînant les pieds. »
La cheffe le dit elle-même : elle aime les gens, aime communiquer avec eux et varier les répertoires. Même si s’imposer devant un groupe n’est pas toujours facile…
« Ça m’est venu assez naturellement tant que je savais ce que je faisais là. J’ai toujours fait attention à accepter des choses que je pouvais faire, même si quand j’étais plus jeune j’étais assez culottée, et je paniquais à l’intérieur tout en essayant de projeter une confiance à l’extérieur. »
Pour elle, gérer un orchestre ou un choeur revient à s’occuper d’une société, en plus dense :
« Il y a ceux qui sont responsables des autres, ceux ne qui disent pas quand ça va mal, ceux qui se rebellent. C’est un univers très souvent silencieux, et il faut réussir à lire ces tempéraments, travailler avec, tirer le meilleur d’eux et même les pousser peut-être au-delà de leurs capacités antérieures. C’est une science toute particulière, mais passionnante. »
Sofi Jeannin le dit : elle n’a pas été formée pour être enseignante, mais son métier en est proche :
« Je viens d’une famille d’enseignants donc la pédagogie était un sujet de conversation très fréquent autour de la table. Je peux parfois reprendre que j’ai entendu à la maison. »
Se détacher des parents
Pour autant, Sofi Jeannin a aussi choisi un chemin, qui, au début, n’enthousiasmait pas son père :
« À l’époque où je voulais aller dans un lycée spécialisé en musique, ma mère n’a jamais montré de réserve. Mon père, lui, m’a dit qu’il valait mieux que je fasse un baccalauréat général, parce que j’aurais plus de choix après. Dans sa famille, c’était rare qu’on aille jusqu’aux études universitaires. Lui qui avait trouvé la sécurité grâce aux études craignait que je ne puisse pas survivre toute seule et payer un loyer. »
Il a néanmoins respecté sa détermination lorsqu’elle a choisi de se lancer dans la musicologie. Si les parents de Sofi Jeannin appréciaient la musique classique, c’est souvent elle qui leur a fait découvrir des pièces :
« Ils sont ravis tous les deux ravis que je m’épanouisse, et assez fiers aussi, je crois. Ils écoutent mes concerts à la radio, ma mère garde les coupures de journaux. Ils ne viennent pas de cet univers, mais ça me correspond. J’ai toujours été indépendante, étant enfant aussi, je n’étais pas tout le temps attachée à eux. Faire un métier qui n’a rien à voir avec eux, c’est bien aussi pour mon épanouissement d’adulte. »
Travailler, encore, toujours et sans relâche
Sofi Jeannin est une passionnée au métier très prenant. Très tôt, elle a empilé les boulots :
« J’ai senti que si je voulais avoir de l’expérience, il fallait que je dirige, pas que j’attende le moment de passer au podium. J’ai toujours monté des ensembles à côté. Dès ma première année d’études, j’avais deux choeurs. Je travaillais tout le temps, mais je crois que tous mes collègues faisaient ça, c’est une façon de se préparer aux concours, aux directions de poste.»
Pas vraiment l’image de l’artiste bohème, donc :
« J’ai besoin de savoir où je vais, quel est le temps dont je dispose, quels sont les objectifs. Je pense que ça crée un environnement sain et stable. »
Petit à petit, Sofi Jeannin s’est construit son carnet d’adresses, on l’a appelée pour des remplacements… Elle enseignait dans un conservatoire au sud de Paris et à Londres, quand une de ses collègues l’a incitée à postuler à la maîtrise de Radio France. Elle y travaille désormais le matin, l’après-midi, et fait aussi des concerts et des générales le soir :
« On gère aussi des choses extra-musicales, des réunions, des programmations de saison à établir, des effectifs à organiser, et le suivi humain. »
Sofi Jeannin s’occupe également du choeur de Radio France, mais n’a pas encore signé la nomination. Elle cumule les concerts, des masterclass, des productions avec l’orchestre philharmonique, des collaborations, des déplacements en région ou à l’étranger :
« Mon emploi du temps est à peu près calé jusqu’à l’été 2016, mais il y a des chefs qui sont bien plus en avance que moi. C’est toujours un peu effrayant de penser à l’avenir, surtout quand on a pas encore abordé les choses. Quand on travaille dans une structure comme la nôtre, il faut qu’on soit présent pour défendre les projets vocaux. J’adore l’aventure, et avec l’autorisation de ma direction, je pars de temps en temps, comme l’année dernière à Kinshasa au Congo. »
À Radio France, elle y est désormais pour toujours, ou presque :
« Mon contrat n’est pas déterminé dans le temps, j’ai cette chance par rapport aux chefs d’orchestre, qui sont nommés en principe pour 3 ou 5 ans. Mais je compte bien sur mes proches et mes collègues pour me dire quand je perdrai l’exigence ou mon niveau, si je ne suis pas suffisamment lucide ! »
Au concert, comme une enfant
La cheffe de choeur ne chante presque plus :
« J’avais un certain niveau, qui retombe si on ne l’entretient pas. La direction me demande tellement de temps que je n’ai plus celui de pratiquer le chant pour mon plaisir à côté, sauf sous la douche, et quand je chante avec les élèves. »
À la place, elle va marcher, au bord de l’eau, va au théâtre, et surtout :
« En priorité, je vois les gens que j’aime, mes proches, ma famille, mes amis, pour ne pas m’isoler. Avec la fatigue, on sent parfois qu’on n’est pas disponibles, mais je ne veux pas sacrifier. J’ai déjà vu des gens en passer par là et je crois qu’on le regrette vraiment. »
Ce qui ne l’empêche pas de continuer à écouter de la musique :
« Pour me détendre, me motiver, m’intéresser : du Trinidad des années 50, du jazz, des musiques du monde, ma playlist avec de la batterie pour courir… Sauf quand c’est l’heure de dormir, parce j’ai besoin de faire une vraie coupure. »
Et surtout, elle va voir des concerts :
« J’essaye d’y aller toutes les semaines. Je suis très bon public, j’ai toujours adoré ça et je suis comme une enfant. Comme c’est mon métier, j’ai le trac au début de chaque concert, même si je suis dans l’auditoire. Je sais exactement ce que les musiciens ressentent quand ils rentrent sur le plateau, ce que le chef doit sentir en coulisses. J’adore ce frémissement, et découvrir d’autres oeuvres, d’autres façons de les faire. »
Être une femme qui dirige
À cet emploi du temps blindé peut s’ajouter, parfois, la difficulté d’être une femme dans l’univers de la direction, encore très masculin. Lorsqu’elle était élève, Sofi Jeannin n’a presque jamais travaillé avec des femmes chefs, hormis l’Américaine Marin Alsop.
« Je crois que le modèle de la femme cheffe d’orchestre n’est pas encore suffisamment répandu. Ça étonne toujours les gens. Il y a eu, historiquement, peu de femmes dans la direction d’orchestre et parmi les compositrices. L’héritage culturel doit évoluer, et ça prend du temps.
J’ai déjà entendu à propos d’une femme chef d’orchestre qu’elle était froide, ce qu’on ne dirait pas nécessairement pour un homme. Ca montre que ça étonne encore de voir une femme dans une position d’autorité, où on dit les choses clairement. Cette autorité, les gens ne l’ont peut-être pas vue depuis qu’ils étaient à l’école et avaient une institutrice. La construction de la société peut retarder les choses, mais c’est en train de changer. »
Elle-même n’a que très peu ressenti sa position de femme pendant ses études. Elle m’explique qu’elle a eu la chance de suivre un parcours académique identique à celui d’un homme, et qu’elle est arrivée en France déjà en poste. Son éducation en Suède l’a aussi aidée à se sentir légitime :
« On a quelques femmes en direction d’orchestre dans notre pays depuis longtemps. Il y a une grande mixité dans notre éducation, donc je n’ai jamais vraiment grandi dans l’idée que certaines choses m’étaient interdites parce que j’étais une fille, mais plutôt avec confiance et le fait que j’avais le droit, en tant que fille, d’être devant les gens.
Je n’avais pas cette peur que je vois parfois chez certaines filles ici quand elles prennent la parole, qui pensent que c’est une vertu d’être douce, gentille, discrète. Et pour mobiliser des gens, ça ne colle pas trop. On a encore du mal à enlever certaines étiquettes qu’on nous colle sur le front. Cela dit, il y a aussi des progrès à faire en Scandinavie. »
Mais elle n’a pas échappé à des attitudes ou des paroles déplacées liées à son sexe :
« Dans certains pays où j’ai travaillé, on m’a déjà sifflée quand je suis arrivée sur le podium. J’ai aussi entendu des propos qui étaient pas tout à fait appropriés dans un cadre de travail. Ce qui est difficile, quand je dois m’imposer devant un groupe de 90 personnes alors que je me sens profondément gênée.
Ce n’est pas parce qu’on est en position d’autorité qu’on doit être dur•e et strict•e, on est quand même là pour donner envie aux gens de faire de la musique. Le charme doit être présent, mais malheureusement, il y a des gens qui n’arrivent pas tout à fait à le séparer de la séduction, et il faut le cadrer. Pour moi, on est des musiciens ensemble : quand on travaille, on travaille. »
Si elle ne prononce pas le mot féministe, Sofi Jeannin est visiblement plus que convaincue de l’égalité des sexes :
« Quelqu’un m’a une fois donné le conseil qu’il fallait que j’arrête d’être « comme une fille » et que je m’impose « comme un homme ». Mais qu’est-ce que ça veut dire ? Je connais des femmes très fortes, des hommes très forts aussi, mais je ne vais certainement pas faire semblant d’être un homme ! »
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Sofi Jeanin se rend bien compte que les jeunes femmes ont du mal à envisager cheffe d’orchestre comme une carrière possible pour elles :
« Je crois qu’il faut qu’on encourage ce parcours dans les conservatoires, et les femmes qui ont un potentiel pour ça. Il faudrait aussi que les orchestres internationaux fassent attention à programmer des femmes, pour que ça cesse d’être exotique et que ça devienne normal. »
Elle-même encouragerait les potentielles candidates à se lancer :
« Si elles ont envie de faire ça, il ne faut pas hésiter ni avoir peur. Il ne faut pas non plus accepter des choses qui nous semblent hallucinantes. Il ne faut faire semblant de rien, oser être soi-même. Si on est terrorisé•e, notre refuge, c’est la musique. »
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