Publié initialement le 17 octobre 2011
A la fin des années 70, dans l’Arrangement des sexes, Goffman posait la question suivante : « Comment dans une société moderne, les différences biologiques non pertinentes entre les sexes en viennent-elles à sembler d’une telle importance sociale ? »
En 2011, malgré le travail accompli ces trente dernières années, entre inégalités sociales et professionnelles, cette même question est plus que jamais d’actualité. Sur la suggestion de l’une de vos cervelles bien remplies, la 3ème édition de #ce que veulent les madmoiZelles causera de socialisation genrée : comment et où commence la différenciation entre les sexes (flash back : nous avions commencé à en parler par ici) ?
Dès votre premier souffle, figurez-vous, peut-être même avant, à l’instant même où bien au chaud dans la placenta maternel, votre sexe est annoncé à votre futur entourage. Sur la base d’une configuration physique, nous affectons des enfants à une classe sexuelle dont découlera une série sans fin de différenciation.
Nous n’encourageons ou ne tolérons pas les mêmes comportements venant d’une petite fille ou d’un petit garçon : les fillettes auront le droit de pleurer et de se faire consoler, tandis que les garçons devront se montrer forts; on servira plus à manger aux garçons qu’aux filles, on les punira également plus durement…
Bref : on apprendra aux petites filles à agir comme des êtres fragiles qu’il faut protéger et aux petits garçons à être forts et à prendre sur eux. Somme toute, nous avons un sexe à la naissance et un genre, une manière d’être sexuée spécifique que l’on nous inculque.
Cet apprentissage se déroule au travers d’un processus de socialisation (pour le dire vite, la socialisation serait le processus par lequel nous devenons – plus ou moins – des produits d’une société) qui nous amène à acquérir des rôles de genre, à intérioriser ce qui est acceptable ou non socialement en fonction de notre sexe et plus tard à former des stéréotypes sur ce que doit être une femme et ce que doit être un homme.
La socialisation passera par ce que l’on nomme des agents, qui seront en premier lieu nos parents, puis nos camarades d’école, notre entourage plus global, la télévision, les livres…
De quelles manières se traduisent leurs attentes ?
Les attentes parentales
Évidemment, tout est toujours de leur faute, c’est comme ça, nous ne manquerons probablement pas de leur crier bien fort à l’adolescence et c’est un constat à faire frissonner à l’idée de se reproduire.
Quoi qu’il en soit, de nombreuses études ont montré que nos parents :
– parlent doucement à une petite fille et vigoureusement à un petit garçon,
– prennent un nouveau-né garçon avec plus d’énergie,
– investissent plus le comportement social de leurs filles (en encourageant les sourires et vocalisations) et stimulent plus physiquement leurs garçons (Moss, 1976) ,
– s’inquiètent de l’agitation corporelle d’une petite fille lorsqu’ils la trouvent parfaitement normale chez un petit garçon (Christiane Olivier),
– poussent leurs fils à être indépendants et compétiteurs (Lamb, 1986) et leurs filles à être passives et à chercher la protection,
– nous encouragent à participer à des activités sexuées; poupées et nettoyage de dinettes pour les filles, camions et sports pour les garçons (Eccles, Jacobs & Harold, 1990),
– découragent – plus ou moins manifestement, les garçons de jouer avec des poupées et les filles de jouer avec des camions (Weisner & Wilson-Mitchell, 1990),
– nous refilent des chambres sexistes; rose, poupées et jouets « de manipulation » chez Léa, bleu, équipements sportifs et outils chez Léo (Pomerleau, Bolduc, Malcuit & Cossette, 1990),
– foutent les garçons dehors sous prétexte de tâches extérieures (peindre, tondre..) et cantonnent les filles à l’intérieur avec tâches domestiques (cuisiner, s’occuper du linge – Basow, 1992),
– attendent d’un fils qu’il soit indépendant, sûr de lui, ambitieux et volontaire et d’une fille qu’elle soit gentille, aimable, attirante, ayant de bonnes manières (Hoffman, 1977),
– que les mères déclarent vouloir un garçon pour « faire plaisir » à leur compagnon et transmettre le nom de famille et une fille pour s’amuser à les habiller et à les coiffer (Hoffman, 1977).
Pis encore, dès la naissance même de l’enfant, les parents différencient les filles des garçons par la couleur de leurs vêtements, par des jouets différents, par des attentes de comportements genrés (Thorne, 1993).
Dans le même sens, une étude de Rubin, Provenzano et Luria (1974) indique que les parents ont des attentes différentes 24 heures à peine après la naissance… Lorsque les chercheurs demandaient aux pères et mères leurs impressions sur leur bébé, les réponses étaient quasi-systématiquement stéréotypées : les garçons étaient décrits comme grands, solides, aux traits marqués et les filles comme petites, belles, mignonnes, gentilles, etc… Selon Luria, on serait face à un processus d’étiquetage (qui sera d’autant plus pervers que ces « labels » pourraient bien agir plus tard comme des prophéties auto-réalisatrices) qui aurait trois avantages pour notre société :
– une caractérisation manichéenne masculin vs. Féminin fait disparaître de fait toute réflexion sur un sexe intermédiaire ou neutre,
– ce fonctionnement permet d’établir des normes qui viennent organiser et réguler la vie publique,
– ces mêmes normes viennent donner un coup de pouce aux parents (un coup de pouce 666, quoi) et faciliter une éducation parfois bien complexe.
Le problème, dans tout ça, c’est que les enfants intériorisent ces messages sexués très tôt et prennent consciences des rôles de genre dès 2 ans seulement (Weinraub, Clemens, Sachloff, Ethridge, Gracely & Myers, 1984). La même année, ils commenceront à percevoir le monde au travers de ce prisme genré et parviendront même parfois à nier la réalité de ce qu’ils voient si ce n’est pas conforme à leurs attentes genrées (en 1990, Sheldon réalise une expérience au cours de laquelle un enfant dont la mère est médecin affirme que seuls les hommes sont médecins). Entre 24 et 26 mois, ils observeront plus longuement les activités contre-typiques du genre (Serbin, Poulin-Dubois et Eichstedt, 2002) et auront parfaitement conscience que certains jouets sont masculins et d’autres féminins (Levy, 1999).
Si la socialisation est une interaction réciproque, les parents influenceraient leurs enfants, qui répondraient à des comportements et des sollicitations, puis les parents répondraient également à leurs comportements (Kaplan, 1991), etc… Les renforcements genrés agissent de la même manière que des conditionnements et finalement, en encourageant à imiter des comportements socialement appropriés, on permet aux enfants de devenir des membres acceptables de la société.. Mais à quel prix ?
Influence des pairs, amis, professeurs et médias
Si dans la petite enfance, c’est la norme familiale qui prime, dès lors que l’enfant expérimente d’autres environnements (crèches, école), la norme sociale intervient et les choix et actes d’autres enfants viendront poser leur influence.
L’influence de nos pairs se trouverait ainsi dans :
– nos préférences de jouets; lorsque nous sommes entre filles ou entre garçons, nous aurons tendance à privilégier des jouets typiques de notre genre. En revanche, un garçon en présence de filles pourra choisir autant d’objets féminins que masculins… Le choix de jouets masculins serait imposé au garçon par la présence d’autres garçons (Le Maner & Deleau, 1995),
– le choix de nos disciplines; lorsque nous voyons une activité avec une majorité de personnes du sexe opposé, nous serions moins enclins à y participer (Beal, 1994),
– notre confort; si nous participons malgré tout à une activité où il y aurait une majorité de membres du sexe opposé, nous risquerions de ne pas nous sentir à l’aise – puisque nous endossons un rôle non accepté par la société (Tavris & Wade, 1984),
– notre confort bis; à la maternelle, les garçons seraient mortifiés à l’idée de passer pour des « poules mouillées », des « gonzesses » et éviteraient à tout prix les jeux estampillés « filles »…
Si l’on résume, nos parents nous rendent tarés, nos camarades de bac à sable nous rendent chèvres… Dès lors que l’enfant sera hors de la maison, il sera également influencé par ses professeurs et par les médias (Elkin & Handel), par lesquels il apprendra comment s’adapter et s’intégrer dans son environnement.
L’ennemi est partout, et même les livres d’enfants nous martèlent quels comportements sont appropriés pour quel sexe (Ashby & Wittmaier, 1978). Selon d’innombrables études, les images et histoires présentées aux enfants représentent des figures féminines et masculines complètement stéréotypées et presque systématiquement en défaveur des filles. Les personnages féminins seront passifs, resteront cloisonnés à l’intérieur en attendant qu’un éventuel prince charmant surgisse pour les sauver. A l’inverse, les personnages masculins seront actifs, expérimenteront une myriades d’activités à l’extérieur de la maison… Seront des héros. Les filles sont également sous-représentées et cantonnées à des rôles plus souvent insignifiants (Weitzman & al., 1978). Dans les publicités, les couleurs douces et claires, le moelleux et le soyeux serait destiné aux femmes (le troll en moi a envie de hurler : BONJOUR les blogs mode et l’ambiance virgin suicide à la mords-moi-le-noeud).
L’école n’est évidemment pas en reste : les représentants de l’éducation s’attendraient majoritairement à ce que les garçons réussissent mieux que les filles , et orienteraient plus souvent les garçons vers des diplômes plus rentables (Ferrand, 1994).
Mais l’espoir existe, les copains : il semblerait que les parents ayant une attitude égalitaire à propos des questions de genre tendant à transmettre cette attitude à leurs enfants, qui seraient alors plus armés pour affronter l’extérieur et mieux informés sur les objets et occupations mixtes (Weisner & Wilson-Mitchell, 1990).
Peut-être que tous ces trucs-là, vous me direz qu’il s’agit de détails, que tout ça n’est pas crucial et que cela ne déterminera qu’à la marge ce que l’on sera à l’âge adulte. Pourtant, ces actes anodins sont essentiels et viennent construire notre habitus et des modes de pensée sexués… Qui, une fois ancrés, seront bien difficiles à déconstruire.
La complexité de ces phénomène font que nous n’avons pas forcément conscience des stéréotypes que nous véhiculons et qui nous régissent; nous sommes pourtant tous relativement soumis à ces mécanismes humains… Du fait de tous ces renforcements, les filles et les garçons ne vivent pas les mêmes expériences sociales et n’ont donc pas les mêmes opportunités. Mais si ça limite les perspectives des filles, ça limite aussi celles des garçons… Si l’égalité doit forcément passer par moins de privilèges pour l’un des sexes, cela viendrait également enlever une part de pression, de carcan masculin. Sans compter qu’une réflexion sur le genre pourrait bien offrir une place à ceux qui jusqu’à présent n’en avait pas (intersexués, transexuels, …).
Malgré tout, les choses sont complexes, nous n’avons pas forcément conscience des stéréotypes que nous véhiculons et sommes tous relativement soumis à des mécanismes humains. Du fait de tous ces renforcements, les filles et les garçons ne peuvent pas vivre les mêmes expériences sociales, n’ont donc pas les mêmes opportunités, ni les mêmes perspectives… Ce qui expliquera sans aucun doute les choix que nous ferons tous quant à nos avenirs, carrières et choix de vie.
Pour aller plus loin
• Source : un dossier de psychologie-sociale.com
• Source bis : un article sur l’influence parentale et les rôles de genre (en V.O)
• Un texte de Pascal Moliner sur les représentations inter groupes hommes/femmes
• Un article de Linda Carli sur l’influence sociale et le genre (V.O)
N’hésitez pas à venir partager vos idées, envies et réflexions pour des articles psycho-socio sur le forum !
— Retrouvez Timtimsia sur son blog !
Ajoutez Madmoizelle à vos favoris sur Google News pour ne rater aucun de nos articles !
Les Commentaires
Petite, j'ai mis longtemps à comprendre cette histoire de genre/sexe. Je n'ai jamais eu de rose, puisque ma mère aimait beaucoup les autres couleurs et détestait cette couleur, simplement parce qu'elle la trouvait moche.
Mes jouets étaient des jouets, point. J'adorais jouer aux voitures et aux toupies autant que je pouvais aimer brosser mon chien et cuisiner des trucs infâmes avec ma dînette pendant des heures.
Je ne comprenais jamais pourquoi on disait que le cheval était pour les filles. Je détestais me borner à brosser bêtement une crinière quand les autres gamines ne faisait que ça sur une peluche alors que l'équitation est tellement plus. A 5 ans, j'étais habillée de rouge pourpre, ma couleur préférée (que j'avais choisi moi-même) et je chevauchais mon poney sans bride ni selle dans le pré et les bois, comme une vraie folle. Je débordais d'énergie parce que j'étais une enfant. Mes parents ont été heureux de me voir vigoureuse parce que cela était signe de bonne santé. Et même si ma mère regrettait parfois que je déteste qu'on me brosse les cheveux ou qu'on les natte comme une petite princesse, elle ne m'a jamais emprisonné dans un carcan. Pas de tout ce bazar, Dieu merci.