Mise à jour du 2 avril 2021
Quelques heures après la parution de cet article, Pépita s’est exprimée dans Touche pas à mon poste ; elle y affirme n’avoir ressenti aucun racisme ou sexisme pendant ses années à Pyramide et regrette la polémique.
Au-delà de son ressenti personnel, qui lui appartient et doit être respecté, cette affaire pose néanmoins de vraies questions sur la misogynoir dans la télévision française, que nous explorons ci-dessous.
Le 1er avril 2021
L’indignation, ça fait le buzz ! Et TMC le sait bien : pour le premier prime de Canap95 (une émission dérivée de la chronique Canap de Quotidien) ce mardi 30 mars, la chaîne a fait le choix de déterrer plusieurs séquences racistes incluant Pépita, coanimatrice noire de l’émission Pyramide, diffusée à l’époque sur France 2. Mises bout à bout, ces images ont largement fait parler d’elles sur les réseaux sociaux.
Mais moi, en tant que femme noire, ce coup de pub (disons les choses) de Quotidien pour promouvoir Canap95 me laisse perplexe. Parce qu’une fois qu’on a mis en lumière le racisme bien présent dans la télé française des années 1990… on fait quoi ?
Pépita victime de racisme et de sexisme dans un montage choquant
Dans ce montage, on voit Pépita essuyer, en 78 secondes d’un montage gênant, des remarques sexistes et racistes à répétition venant de Patrice Laffont, le présentateur, ou de ses collègues sur le plateau, dans l’indifférence générale — voire avec rires à l’appui.
Parmi les moments choisis avec soin par Canap95, il y en a un qui m’a particulièrement marquée : celui où la jeune femme fait bonne figure en tenant une carte postale avec une photo de chimpanzé dans les mains. « Oh, c’est vous en photo Pépit’ sur la carte postale » fait remarquer la voix off, avant de prétendre que l’image représente Pépita, nue, dans son habitat naturel.
« C’est à force de manger des bananes : voilà ce que ça fait ! »
Après la diffusion de l’émission, #Pepita était en tendance sur Twitter pendant une bonne partie de la journée du 31 mars. Beaucoup étaient indignés face à cette séquence, et on a pu lire les réactions suivantes :
« Ces images sont très choquantes. »
« Ça a beaucoup changé ??? »
« La honte. En voyant ces images, je suis animé par le dégoût et l’envie de vomir. »
Pour couronner le tout, la voix off détachée de Canap95 en rajoute une couche avec un « En revoyant les images, on comprend que c’était pas facile pour elle tous les jours. » Un peu, que ce n’était « pas facile » ! Car c’était totalement décomplexé…
Patrice Laffont, en 2014, racontait à Télé-Loisirs tout le « bien » qu’il pensait de sa coanimatrice :
« Pépita ne devait rien faire dans l’émission, à part remettre les boîtes de jeu, c’est-à-dire les potiches de l’époque, et j’ai demandé à ce qu’on lui mette un micro parce que je pensais qu’elle avait un potentiel. »
Le sexisme du « les potiches de l’époque » couplé au racisme dont il fait preuve dans les extraits diffusés par Canap95 montre donc la double peine dont a souffert l’animatrice télé…
en tout cas sur le plateau. Car dans le grand public, je ne suis pas sûre que « personne n’était choqué ». Mais rappelons-nous que la parole des personnes concernées par les discriminations était moins amplifiée : nous étions à une époque où les réseaux sociaux n’existaient pas.
Elle devait se sentir bien seule, Pépita, l’une des rares animatrices racisées de la télé française, isolée sur le plateau au milieu des rires… En tant que femme noire, quand je me mets à sa place, je devine l’énorme tristesse cachée derrière son sourire de façade.
Pépita, un exemple parmi d’autres de misogynoir à la télé française
Le pire dans tout ça ? Pépita reste un cas de sexisme et de racisme parmi tant d’autres, hélas : elle fait partie d’une longue histoire de misogynoir à la télévision française.
Ce terme, introduit en 2010, est né des travaux de deux femmes noires : Trudy, l’autrice américaine du blog Gradient Lair, et l’universitaire canadienne Moya Bailey, qui en fait mention dans son essai They aren’t talking about me. Côté francophone, c’est la blogueuse et autrice Mrs Roots qui en parle le mieux.
La misogynoir, c’est « une misogynie spécifique à l’égard des femmes noires, dénigrées par des attaques sexistes, racistes et/ou coloristes (la hiérarchisation selon les teintes plus ou moins foncées des carnations noires) ».
La misogynie combinée au racisme à la télévision française a plusieurs visages. Elle peut prendre la forme de la fétichisation raciale, comme avec le personnage de Félindra dans Fort Boyard par exemple : rien que le choix de ce nom est un acte de misogynoir !
Pour la faire courte, une des premières tigresses de Fort Boyard se prénommait Indra. On a associé ce nom à « félin », et le résultat devient Félindra. L’une des seules femmes noires de la télé française paraît donc indomptable, sauvage, associée — comme beaucoup trop d’autres — à un animal exotique, ici un tigre.
Et Pépita non plus n’a pas de nom : quand on recherche l’animatrice sur Internet, on ne trouve nulle part mention de son vrai patronyme.
Ça peut vous paraître anodin, mais tout cela fait partie d’un système d’invisibilisation désespérément efficace, car le nom, c’est le nerf de la guerre : priver les femmes noires de leur identité, c’est les déposséder de ce qu’elles sont. Et ce système perdure, que ce soit de façon « anodine », comme Nikos Aliagas qui écorche le nom d’Aya Nakamura en plein direct des NRJ Music Awards de 2018, ou plus décomplexée avec Hapsatou Sy violemment prise à partie par Éric Zemmour à cause de son prénom — sa mère aurait « mieux fait de l’appeler Corinne », selon le journaliste condamné trois fois pour provocation à la discrimination raciale ou à la haine religieuse.
Le racisme à la télé française n’a pas disparu depuis 1995
Si Canap95 pensait nous faire découvrir un truc avec cet extrait, c’est raté pour moi : je me retrouve extrêmement blasée par la démarche. Notons que le présentateur de l’émission, Étienne Carbonnier, a souhaité pour ce programme revenir sur l’année 1995 car elle était l’une des plus marquantes de sa jeunesse — Canap95 se veut un rendez-vous pour les téléspectateurs nostalgiques des temps passés. Le chroniqueur explique au Parisien :
« On montre les choses telles qu’elles se sont passées. Il fallait trouver le bon équilibre entre ceux qui disent que tout était mieux avant et ceux qui s’insurgent de tout. On juge une époque qui n’était pas la nôtre. »
Il faudrait donc, pour analyser la misogynoir subie par Pépita, prendre soin de remettre ces extraits dans le contexte de 1995. Sauf que des remarques du même genre existent dans Quotidien, et pas besoin de remonter le temps pour les trouver !
Rappelons-nous d’Alice Belaïdi, en 2017, qui expliquait, au milieu des rires du plateau, avoir appelé son chien Jill car, selon elle, il « ressemble à Jill Scott » — une célèbre chanteuse afro-américaine. Ou de Nicolas Sarkozy, en 2020, boudant le changement de nom du livre Dix petits n*gres en se permettant cette « boutade » :
« Je ne sais plus, on a le droit de dire “singe” ? Parce que… on n’a plus le droit de dire les… On dit quoi ? “Les dix petits soldats”, maintenant ? »
Moi, je suis fatiguée de voir les noirs traités de singes à la télé française. Et je sais que ça n’arrivait pas que dans les années 1990. Je sais que ça n’arrivait pas que sur France 2. Je sais que ça arrive aussi de nos jours, y compris sur Quotidien.
Encore aujourd’hui, le traitement des femmes noires à la télé française montre que rien n’a vraiment changé. Elles y sont quasi inexistantes, et toujours visées par la misogynoir. Il ne suffit pas de pointer du doigt les discriminations du passé : Tant que les femmes noires seront invisibles sur les plateaux télé en France et perçues comme des ovnis dès leur apparition, nous ferons toujours face au même problème.
Sinon, dans vingt ans, on fera le buzz avec des séquences racistes diffusées en 2021. Et tout le monde, choqué, se demandera pourquoi personne, « à l’époque », ne réagissait.
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Les Commentaires
Y'a rien de mal à ça. Soit.
Mais le pb que je relève c'est que les téléspectateurs n'ont pas forcément le contexte, ce background détendu, ces private jokes et cette complicité vécus hors antenne.
Ces piques misogynoires ne sont ainsi pas forcément prises "au second degré" par les personnes devant leur écran en fait... C'est ça qui me gêne.