C’est l’histoire d’une rencontre : une jolie blonde aux yeux pétillants et au sourire charmeur pousse la porte d’une librairie.
La lumière est douce, on pourrait presque sentir l’odeur du papier caressé par les ans, entre les étagères en bois qui meublent la boutique.
Derrière le comptoir, un beau brun aux yeux sombres observe la jeune femme. Elle est joviale, sociable, légère, et même flirteuse. Entre eux, le courant passe.
You, une série thriller, et non romantique
C’est tout ce que cette histoire a de léger et de romantique : le tableau de leur rencontre. Car c’est Joe, le personnage principal incarné à l’écran par Penn Badgley (Gossip Girl), qui pose sa voix sur les images.
Et cette voix m’a glacé le sang.
https://youtu.be/cKOhno0IMpA
Je préfère prévenir : je vais SPOILER TA MÈRE SUR TROIS GÉNÉRATIONS dans cet article. Si tu hésites encore à regarder You, va lire ce qu’en dit Kalindi sans spoilers.
Je m’apprête à critiquer la série, ça nécessite d’en révéler quelques éléments clés de l’intrigue.
Degré de spoil attendu : 28,3 sur l’échelle de Richter (qui s’arrête normalement à 12. Ainsi voilà.)
C’est bon, nous sommes entre gens sains d’esprit concernant les spoilers ? Alors continuons.
Pourquoi la série You n’a rien de romantique ?
En moins de deux minutes de bande-annonce, le décor est planté : You n’est pas une histoire d’amour, c’est un thriller. Et pourtant, la voix off de Joe s’imagine une romance.
« Qu’est-ce qu’on ne ferait pas par amour » interroge-t-il dans la bande-annonce, par-dessus des images de violence plus que suggérée.
Penn Badgley, l’interprète de Joe, s’étonne d’ailleurs du nombre de messages d’amour qu’il a pu lire et recevoir sur les réseaux sociaux.
Il est le premier à remettre les pendules à l’heure, et à ne pas laisser croire que son personnage aurait quoi que ce soit de romantique.
« Je l’ai déjà dit mais Penn Badgley me brise le coeur une nouvelle fois, sous les traits de Joe. C’est quoi son truc ? »
Et Penn Badgley de répondre :
« Réponse A : c’est un meurtrier. »
Expliquez-moi comment on peut avoir un crush sur le mec qui explose la tête de ton ex à coup de maillet, puis l’empoisonne calmement et se débarrasse du corps comme un pro ?!
Chacun ses kinks bien sûr je ne juge personne, je m’interroge simplement sur le potentiel « romantique » d’un tel personnage.
Penn Badgley répond aux fans qui aiment Joe dans You
L’autrice du tweet a précisé qu’elle parlait de l’acteur, et non de son personnage, du fait qu’elle aimait son jeu, pas qu’elle était en train de crusher sur un psychopathe meurtrier.
Penn Badgley a également réagi :
« Je comprends — j’espère que je ne t’ai pas accidentellement causé d’ennuis… Mais regarde les réactions que tout ça reçoit.
Les gens veulent aborder les dimensions de la série qui posent question, c’est une démarche positive. Merci d’avoir pris part à ce processus ! »
Effectivement, ces dimensions qui « posent question », à savoir le fait de romancer les actions de Joe, provoquent nombre de réactions.
« Le nombre de gens qui tournent Joe, le personnage de Penn Badgley, en mec romantique me fait peur. »
« Moi aussi », répond l’interprète, « c’est toute la motivation dont j’ai besoin pour la saison 2. »
Pourquoi Joe et la série You m’ont terrifiée
J’étais pas prête pour ce que j’allais voir, lorsque je me suis installée devant You, sur Netflix.
Je (re)connaissais Penn Badgley pour son rôle dans Gossip Girl, et je m’attendais à une série romantique un peu niaise, épicée par quelques dramas et autres péripéties accidentelles.
C’était finalement un terrifiant crossover de Dexter avec Roméo et Juliette.
Parce que Joe, dans You, est d’une rationalité déconcertante
Il m’a fallu moins de quelques minutes pour décider que le comportement de Joe posait problème, mais c’est parce que je travaille chez madmoiZelle depuis plus de six ans, et que je suis devenue experte des questions touchant au féminisme, au consentement, au libre arbitre.
En voyant Beck déambuler dans les rayons de sa librairie, Joe commence à se raconter le film de leur rencontre. Il est très observateur, et dans sa tête, ses fines observations glissent très subtilement vers l’interprétation.
Il observe que Beck ne porte pas de soutien-gorge, mais interprète sa volonté de lui montrer qu’elle n’en porte pas.
De même, lorsqu’il observe qu’elle paye ses achats par carte alors qu’elle a assez de cash pour régler en liquide, « Tu veux que je saches ton nom » interprète-t-il…
Alors que rien ne lui permet de savoir véritablement si c’est la raison pour laquelle Beck choisit de payer par carte !
Toutes ces interprétations sont subtiles : dans ces premières minutes, Joe pourrait passer pour un garçon très observateur et très attentionné.
Mais il a un comportement très dérangeant, puisqu’il est déjà en train de justifier tous ses propres actes par les intentions qu’il prête à Beck.
- Tu m’as souri = tu flirtes, tu veux que je m’intéresse à toi.
- Tu m’as donné ton nom = tu m’as autorisé à te googler et te stalker sur les réseaux sociaux.
- J’ai trouvé ton adresse = j’ai le droit de venir me planter devant chez toi et t’épier par les fenêtres.
Plus l’intrigue avance, et plus les agissements de Joe sont intrusifs, illégaux, dangereux. Mais les justifications qu’il se donne sont d’une rationalité perturbante.
- C’est pour te protéger de tes amies toxiques
- C’est pour t’épargner ce mec qui ne te mérite pas
- C’est pour te défendre contre les obstacles et les agressions du reste du monde
C’est bien connu, si j’agis par amour, ça ne peut qu’être pour ton bien, semble se persuader Joe — et le spectateur avec, puisqu’il nous invite dans son esprit.
Ce raisonnement froid de logique m’a terrifiée épisode après épisode, avant même l’escalade jusqu’au premier meurtre.
Parce que j’aurais pu être Beck dans You
Je suis une féministe aguerrie. Je connais les pièges de la vie, du patriarcat, des relations toxiques. En théorie.
En pratique, les psychopathes ne se baladent pas avec un hashtag épinglé à leur veston.
Beck est un peu paumée, elle est en couple avec un mec vraiment naze qui ne la mérite clairement pas, ses amies ne se comportent pas vraiment en amies avec elle, et son prof la harcèle sexuellement…
Elle galère à bien des niveaux, mais ce sont des galères très ordinaires. Lorsqu’elle rencontre Joe, elle se trouve face à un jeune homme poli, sympa, pas intrusif pour deux sous, pas collant, pas frimeur, très respectueux.
Il manque à ce prince charmant des temps modernes un fougueux destrier et un immense château avec une fortune assortie pour parfaire le conte de fées !
Bien sûr que j’aurais pu être Beck, que j’aurais pu être séduite par cette apparence si proche de la perfection.
Beck a beau galérer un peu dans sa vie, elle est une jeune femme moderne, elle ne fait aucune des « erreurs » stéréotypées des victimes de thrillers.
Elle ne donne pas son numéro au mec (« oh, je suis accro aux emails ! »), elle demande à rencontrer ses amis, qui l’entoure, qui est-il au fond, avant de vraiment baisser sa garde.
Quand bien même elle aurait commis des imprudences, rien n’excuserait les violences subies, évidemment.
Elle ne se laisse pas bolosser quand elle sent que Joe prend trop le contrôle de sa vie. Et elle n’hésite pas à rompre d’ailleurs, tout en ayant conscience que ses sentiments persistent à l’égard de Joe.
Car on peut aimer quelqu’un ET comprendre qu’être en couple avec cette personne ne nous fait pas (ou plus) du bien à ce stade.
J’aurais pu être cette jeune femme qui finit par découvrir complètement par hasard qu’elle partage sa vie avec un meurtrier récidiviste, alors que je ne me suis jamais identifiée à aucune blonde hurlante kidnappée et torturée dans un thriller.
Parce que Joe est un Dexter qui s’ignore
Joe m’a beaucoup rappelé le personnage de Dexter, ce justicier-meurtrier qui racontait également sa propre histoire en voix off.
Sauf que Dexter a toujours eu conscience du fait qu’il était dysfonctionnel, et il essayait de canaliser sa pulsion meurtrière sans toucher des innocents.
Il l’appelait son « passager sombre », et s’appliquait tout un code moral — profondément discutable, lui permettant de composer au quotidien avec son problème mental.
Joe, au contraire, semble totalement ignorant de sa psychopathie. On ne sait pas exactement ce qui lui est arrivé, ce qui aurait provoqué un bouleversement psychologique chez lui (contrairement à Dexter dont on apprend l’« origin story »).
C’est cette plongée dans la psyché dérangée d’un monsieur-tout-le-monde bien sous tous rapports qui m’a autant terrorisée pendant le visionnage de You.
Joe harcèle et stalke sans aucune arrière-pensée, il ment et manipule sans un soupçon de remords, il tue par impulsion et réagit par logique et examen des conséquences.
En dix épisodes, je suis passée de « ok, alerte stalker » à : je suis prostrée sur mon canapé et j’écoute un assassin regretter que la belle histoire d’amour qu’il s’était projetée ait subitement pris fin.
Par le meurtre de son crush.
En toute détente.
Pourquoi les crushs sur Joe m’interpellent autant
Je n’ai pas été surprise de lire que nombre de fans fantasmaient sur le personnage de Joe : elle est bien longue, la liste des relations toxiques et/ou abusives présentées comme une romance épicée au cinéma.
D’Edward dans Twilight à Christian Grey dans 50 Shades, les beaux gosses distants, mystérieux et ultra-possessifs sont légion.
La différence avec le personnage de Joe, et la raison pour laquelle j’ai autant aimé la série You, c’est que pour une fois, cette romance pétée se termine comme dans la vraie vie : par un meurtre.
En France, une femme meurt tous les trois jours sous les coups de son conjoint. Oui, en France, un meurtre tous les trois jours. Vous vous rendez compte ?
Qui sont ces meurtriers ? Sont-ils tous « malades », mentalement ? Et ces femmes, qu’ont-elles fait ou que n’ont-elles pas fait ?
C’est toute la force de la série You : produire une tragique illustration des violences conjugales.
La voisine de Joe est battue par son ex-mari, jusqu’à finir évacuée en ambulance dans un sale état. Tout au long des épisodes, Joe intervient pour lui venir en aide.
Il n’est pas comme cette brute avinée qui se prétend père de son fils, lui. Il est un mec bien, lui. Il aime avec passion, et non avec violence, lui.
Sauf qu’à la fin, la voisine se barre loin avec son fils, et Beck finit en couverture de son roman posthume…
La possession, ce n’est pas de l’amour
À travers l’histoire de Beck et Joe, You raconte qu’aimer quelqu’un ne donne pas le droit de chercher à le contrôler, à le posséder.
La fidélité et l’exclusivité dans un couple ne signifie pas une perte de liberté, d’autonomie et de libre arbitre pour aucune des parties.
C’est tellement subtil, et pourtant tellement important : c’est pas de l’amour.
Alors, à l’image de Penn Badgley sur Twitter, j’aimerais dire moi aussi à celles qui seraient séduites par la possessivité maladive du personnage de Joe : faites attention à vous.
Quelqu’un qui cherche à vous posséder, ça n’est pas rassurant : c’est flippant.
L’histoire de Joe et Beck n’est pas romantique, elle est terrifiante, parce que si on enlève les meurtres du divertissement, il reste le tragique dénouement que connait encore une femme tous les trois jours en France.
Tu as regardé la série You ? Qu’en as-tu pensé ? Qu’as-tu pensé des personnages de Joe, de Beck ? Viens en discuter dans les commentaires, ton avis m’intéresse !
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