Sepideh Jodeyri est une écrivaine et poétesse iranienne qui vit en République Tchèque. Elle a traduit en persan Le Bleu est une couleur chaude, la bande dessinée de Julie Maroh qui a inspiré le film d’Abdellatif Kechiche La Vie d’Adèle. Publiée en août 2014, cette traduction lui vaut ce mois-ci, en février 2015, d’être prise pour cible par les médias traditionalistes d’Iran, harcelée et menacée.
Alors que son éditeur en Iran a voulu faire la promotion du dernier livre de la poétesse, Et etc., paru l’année dernière, Raja News, un site d’information conservateur, a critiqué le fait qu’un musée public, et donc soutenu par l’État, accueille une auteure qui soutient les personnes LGBT dans un pays où l’homosexualité est interdite par la loi. D’autres médias iraniens ont suivi.
Aujourd’hui, les oeuvres littéraires et le nom même de Sepideh Jodeyri sont bannis dans son pays d’origine. C’est Julie Maroh, l’auteure de la BD originale, qui a alerté les médias en Europe sur cette situation.
La traduction du Bleu est une couleur chaude
Bonjour Sepideh. Le 11 février 2015, Julie Maroh, l’auteur du Bleu est une couleur chaude, a publié sur son blog une note qui explique la censure et le lynchage médiatique dont vous êtes victime en Iran depuis la traduction de sa bande dessinée. Était-ce la première fois que vous lui parliez de tout ça ?
À l’époque de la traduction, j’étais allée sur son site Web, mais je n’avais pas trouvé d’adresse de contact. Je lui ai écrit via le formulaire du site, mais j’ai pensé qu’elle ne recevrait peut-être pas mon message. J’ai alors cherché les coordonnées de son éditeur, à qui j’ai demandé d’informer Julie Maroh de ma volonté. Ils m’ont répondu qu’elle était d’accord et qu’il me fallait juste trouver un éditeur iranien.
Pouvez-vous m’expliquer pourquoi vous avez décidé de traduire cette bande dessinée en persan ?
J’ai découvert la bande dessinée en cherchant le film La Vie d’Adèle, sur le site d’Amazon. Je l’ai achetée et je l’ai trouvée vraiment extraordinaire, de par la critique que fait Julie Maroh de la société en général. La BD explique que certains individus se comportent mal avec les personnes LGBT ou avec les gens qui ne leur ressemblent pas. J’ai pensé qu’elle devait faire partie de notre culture en Iran aussi, car les Iranien•ne•s ont le même comportement que dans la BD.
Mon fils de cinq ans est autiste, ce qui est n’a rien à voir avec l’homosexualité, mais je vois bien l’attitude de la société envers lui. Je pense que les gens ont besoin d’être éduqués sur leur façon d’agir avec ceux qui ne sont pas comme eux. Même si vivre dans la société nous apprendra plus que tous les livres, celui-ci est spécial.
J’ai lu, dans une interview que vous avez donnée à Yagg, que vous avez trouvé la bande dessinée de Julie Maroh meilleure que le film La Vie d’Adèle qui en est adapté. Pourquoi ?
La plupart du temps, du moins pour les oeuvres que j’ai vues jusque là, les livres font un meilleur travail que les films qui en sont l’adaptation. Après avoir lu la bande dessinée, j’avais hâte de voir le film, et j’ai été déçue. Je pense que le réalisateur a effacé la part de critique sociale, cette explication que fait Julie Maroh dans la bande dessinée : dans le film, c’est juste une histoire d’amour.
Dans Le Bleu est une couleur chaude, les scènes de sexe sont pleines d’émotion, c’est de l’érotisme, et donc de l’art. Dans La Vie d’Adèle, du moins à mon avis, ces scènes sont vraiment pornographiques, on peut seulement voir leurs corps et je n’ai pas senti cette émotion. Ces scènes sont aussi très longues, ce qui m’a surprise car ce n’est pas le cas dans la BD.
Peut-être que le réalisateur a fait ça parce qu’il voulait que le film se vende, et peut-être que le public visé est celui des personnes hétérosexuelles, en particulier des hommes hétérosexuels. En fait, je pense que le film est bien pour ce public-là, mais que le livre est bien pour tout le monde.
Pour tout le monde… Sauf pour les médias conservateurs et le gouvernement iranien qui s’en sont pris à vous. Est-ce que vous vous attendiez à ces réactions ?
Je vis en République Tchèque. Au moment de la traduction, ma vie n’était pas soumise aux lois de l’Iran mais à celles de l’Europe. J’ai donc réfléchi en tant que femme libre.
Bien sûr, je me suis dit qu’il y aurait peut-être des réactions. Mais je ne pensais pas qu’elles seraient aussi fortes. D’abord parce que le livre a été publié par un éditeur iranien mais à Paris, ensuite parce que le nouveau gouvernement d’Iran, celui d’Hassan Rohani (en place depuis août 2013), est un peu plus modéré que celui de Mahmoud Ahmadinejad.
D’ailleurs, lorsque le livre est sorti en août 2014, il n’y a eu aucune réaction. C’est au moment où mon recueil de poèmes a été publié en Iran et qu’on a voulu en faire la promotion que les journaux et les sites conservateurs ont commencé à m’attaquer. Ces médias ont dit que je faisais la promotion de l’homosexualité à travers ma poésie. Or, mon recueil ne porte pas de concept d’homosexualité, il parle essentiellement de l’exil et de situations que j’ai vécues. Si ce que disent les fondamentalistes était vrai, il n’aurait pas pu être publié en Iran !
Être une personne homosexuelle en Iran
Le gouvernement iranien interdit les oeuvres sur l’homosexualité. C’est la raison pour laquelle vous avez fait publier votre traduction en France. Y a-t-il quand même des oeuvres d’art, écrites ou réalisées par des Iranien•ne•s en Iran, qui parlent ce sujet ?
Il y a beaucoup de livres écrits par des écrivains et poètes iranien•ne•s homosexuel•le•s sur le sujet des LGBT, mais ils ne sont pas publiés en Iran ; ou s’ils le sont, c’est comme des livres interdits. J’ai eu la chance d’interviewer certaines de ces personnes parce que j’avais lu leurs oeuvres sur Internet, sous forme de livres électroniques.
Sur les quatre dernières années, des personnes homosexuelles ont fui l’Iran et sont en Turquie où elles ont demandé l’asile pour avoir le statut de réfugiés. Elles ont fait de très bonnes vidéos et documentaires sur la vie de cette communauté. Elles sont parties du pays récemment et peuvent donc expliquer exactement la situation.
Quelle est cette situation ? Vous dites que les gens en Iran ont besoin d’être éduqués sur la question des personnes homosexuelles : à quel niveau ?
De nos jours, la société iranienne est plus en avance que le gouvernement sur les idées. L’Iran a un gouvernement islamique, qui a des lois islamiques. Selon ces lois, l’homosexualité n’est pas du tout acceptée. Les personnes homosexuelles ne peuvent pas faire leur coming-out car elle risquent d’être punies par le gouvernement, d’être exclues, ou de recevoir une centaine de coups de fouets. La communauté homosexuelle en Iran vit cachée. Certain•e•s de mes ami•e•s, qui sont des personnes LGBT ou des militant•e•s pour les droits de l’Homme, m’ont raconté que plusieurs fois, lors d’une fête gay dans une ville en Iran, les agents du gouvernement ont attaqué le lieu et arrêté toutes les personnes homosexuelles.
La société, elle, est plus tolérante qu’il y a 20 ou 30 ans. Je ne crois pas qu’il y ait vraiment une différence de mentalité entre les jeunes et les gens plus âgés. Les gens ne pensent pas qu’il faut tuer les personnes homosexuelles, même ceux qui ne les aiment pas. En revanche, ils vont peut-être couper les ponts avec elles.
Lorsque l’homosexualité est censurée de toutes parts, comment fait-on pour en parler en Iran ?
Il y a des militants des droits de l’Homme en Iran qui agissent sur le sujet : ils communiquent sur Internet, ils ont informé les médias en dehors du pays pour sauver les personnes homosexuelles, autrement celles-ci pourraient être tuées par le gouvernement.
Mais c’est très difficile pour les personnes homosexuelles : elles ne peuvent le dire à personne. Par exemple, à l’époque où j’étais en Iran, je ne publiais rien en rapport avec ce sujet, parce que c’était très dangereux. Mes ami•e•s ne connaissaient pas mon opinion. Lorsque je suis sortie du pays, j’ai commencé à écrire à ce propos, réalisé des interviews d’écrivains et poètes homosexuel•le•s… Certain•e•s de mes ami•e•s proches m’ont alors révélé leur homosexualité : ils et elles avaient peur de me le dire !
J’ai aussi une amie très proche, avocate, qui n’est pas elle-même homosexuelle mais milite pour les droits des personnes LGBT et les défendait au tribunal, il y a cinq ans. Après la réélection de Mahmoud Ahmadinejad, elle a dû s’exiler d’Iran, sinon elle risquait d’être arrêtée.
L’engagement et l’exil
Vous êtes vous-même exilée depuis quatre ans et participez à la défense des personnes homosexuelles…
Je soutenais le mouvement vert [un parti réformiste qui a demandé le retrait du président Mahmoud Ahmadinejad après sa réélection en 2009, NDLR]. Ils m’ont menacée, et à cause de cela, j’ai dû fuir.
J’étais poète et féministe. Beaucoup de gens pensent que le féminisme correspond à l’égalité des droits entre les hommes et les femmes. Ce n’est pas que ça. Je pense que le féminisme signifie que que nous croyons à l’égalité entre tous les gens : de toutes les races, de tous les genres, de toutes les orientations sexuelles, de toutes les religions. En tout cas, je ne pense pas que les choses se seraient passées différemment si j’avais été un homme.
Comment avez-vous été sensibilisée à la cause des personnes homosexuelles ?
Comme je l’ai raconté, quand j’étais enfant, mes parents avaient un ami très proche qui était aussi (même si je ne le savais pas) le plus célèbre gay d’Iran. Je l’adorais parce qu’il était très gentil avec moi et ma famille aussi, ils connaissaient même son petit ami ! Cela ne leur posait pas de problème, alors que d’autres personnes disaient que c’était un mauvais homme parce qu’il était gay.
Cet homme est mort, il a été tué en Allemagne par des agents envoyés par le gouvernement islamique d’Iran.
Comment votre famille a-t-elle réagi en apprenant ce qui vous arrivait après la publication de la traduction ?
Avec mon mari et mon fils ici, nous sommes une famille très isolée. Mes parents sont encore en Iran, ils ont bien réagi mais ils avaient peur pour moi. Par exemple, ma mère m’a envoyé un e-mail disant : « S’il te plaît, n’ouvre pas la porte aux gens que tu ne connais pas, parce que ce sont peut-être des agents du gouvernement islamique ».
Vu d’Europe, vu du monde
Et vous, est-ce que vous craignez des représailles ?
Il y a plusieurs années, ils ont tué des gens en exil. Je ne pense pas qu’ils le feront avec moi parce que j’ai le soutien de médias européens. Je voudrais remercier toutes les organisations et médias européens qui m’ont soutenue et ont soutenu les personnes homosexuelles d’Iran, et permettent d’expliquer de plus en plus la situation. Ça aide tellement ! Quand ils pensent que quelqu’un est seul, ils peuvent lui faire n’importe quoi.
J’étais très heureuse que le gouvernement et les médias iraniens puissent voir que des gens me soutiennent, peut-être qu’ils auront peur. Je me dis que ça a peut-être été efficace, j’ai vu que certains des médias fondamentalistes qui ont écrit ces articles sur moi ont commencé à les effacer, même s’il y en a encore beaucoup. J’étais très surprise, je ne sais pas si c’est courant parce que c’est la première fois que ça m’arrive.
Depuis que vous vivez en Europe, avez-vous l’impression que l’homosexualité y est perçue autrement qu’en Iran ?
Je n’ai pas encore visité la France, malheureusement, mais j’ai fait beaucoup de pays européens. La situation est différente, bien sûr. Je ressens encore de l’homophobie dans la société, mais pas autant qu’en Iran, et les gouvernements soutiennent les personnes LGBT. Cela dit, j’ai vu très peu de fois des gays ou lesbiennes s’embrasser dans la rue. C’est très étrange : en République Tchèque, les gens sont très ouverts, les personnes hétérosexuelles s’embrassent dans la rue et peuvent même faire bien plus…
En revanche, je suis allée deux fois à Vancouver, au Canada. La situation était vraiment différente de l’Europe, les gays s’embrassaient très librement. Je pense que la société est peut-être plus tolérante, je ne sais pas pourquoi.
Malgré la censure, la lutte continue
Comment, en tant qu’écrivain et poète, vivez-vous la censure de votre oeuvre dans votre pays d’origine ?
Ces jours-ci, j’ai été très déprimée. Mes poèmes sont parus pour la première fois dans un célèbre magazine de littérature en Iran il y a 20 ans, j’ai rédigé et publié mon premier recueil de poèmes il y a 15 ans, et écrit huit livres. Aujourd’hui, ma plume est interdite en Iran, mon nom est banni. Les interviews, les critiques de mes livres ne peuvent pas être publiées et ces derniers ne peuvent pas être promus.
C’est ce que m’ont dit beaucoup de mes amis, des journalistes. Mon éditeur a résisté jusque-là, c’est un homme très courageux. Mais il n’est plus autorisé à publier mes livres, il n’y a aucun autre moyen de le faire. J’ai toujours écrit pour les gens : s’ils ne peuvent plus me lire, je n’ai plus aucune motivation pour écrire !
Et la traduction de la bande dessinée, que devient-elle ?
J’ai appelé mon éditeur à Paris, il m’a dit que le livre se vendait peu en-dehors de l’Iran : les Iranien•ne•s de l’étranger ne l’ont pas acheté. Par contre, il se vend principalement en Iran, sous sa version électronique ! J’en suis heureuse, car c’est pour les gens qui sont dans le pays que j’ai traduit la bande dessinée.
Comme notre monnaie est moins forte que l’euro, la version électronique se vend à un prix très bas — 3€, je crois. Ce n’est pas très bon pour l’éditeur, il s’inquiète. Lorsque je traduisais, je n’ai pas du tout réfléchi à l’argent, je pensais surtout à l’éducation.
Allez-vous poursuivre votre combat pour la défense des personnes LGBT ?
Je continuerai mon travail, je soutiendrai toujours les personnes LGBT bien sûr. Mais je ne suis pas une spécialiste du sujet, ni une militante des droits de l’Homme à la base. Je suis avant tout une poétesse qui croit au féminisme et à la littérature, et c’est pourquoi j’ai agi dans ce champ. Je vais continuer mon militantisme féministe, mais en tant que poète, je ne sais pas ce que je peux faire maintenant.
Espérez-vous revenir en Iran un jour ?
J’espère que je pourrai rentrer un jour, je le souhaite vraiment. Je suis partie d’Iran de force il y a quatre ans, et à chaque instant, ces quatre dernières années, j’ai voulu revenir, mais je ne pouvais pas. Quand je suis partie, j’ai pensé à mon fils, à ce qui lui arriverait si j’étais arrêtée. Mais si j’étais restée célibataire ou que je n’avais pas à être une mère, je pense que je serais restée même si ça signifiait être arrêtée.
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