Le cinéma a ceci d’incroyable qu’il peut jouer avec le temps. Que ce soit sur un mode fantastique, sur des bases scientifiques ou plus traditionnellement par les voies du souvenir, certains films empruntent donc cette route qui fait rêver. Celle qui, en quelque sorte, nous fait voyager dans le temps des personnages.
Quoi qu’il en soit, c’est toujours le passé qui intervient dans les films qu’on a retenus ici : passé qui fait retour sous la forme du souvenir ou de la vengeance, passé qu’on abolit par le pardon ou par l’oubli, en se projetant définitivement dans le présent, ou passé auquel on redonne à proprement parler forme en retournant y faire un tour.
Ces films en sont donc la preuve : certains cinéastes, à travers le monde, profitent à merveille de cet éventail des possibles que leur offre leur art, nous laissant nous, spectateurs, face à ces films comme face à un autre monde.
C’est en les regardant qu’on peut s’imaginer ce qu’aurait pu être notre vie si nous avions nous aussi ce pouvoir : celui de considérer le temps à rebours, à contre-sens, sans jamais être enfermé dans une course linéaire.
Je t’aime, je t’aime (Alain Resnais)
France, 1968
C’est à l’hôpital que des scientifiques viennent chercher Claude Ridder. Ils ne l’ont jamais vu mais savent déjà qu’il conviendra à leur expérience pour une simple raison : il n’a rien à perdre. Claude Ridder en effet vient de se relever d’une tentative de suicide et, laconique, il accepte de suivre ceux qui sont venus le chercher vers un laboratoire où il va servir de rat pour une des expériences les plus excitantes qui soit : un voyage dans le temps. Et dans un appareil étrange, Claude part en voyage dans son propre passé, passé dans lequel il se retrouve auprès de la femme aimée.
L’originalité de Je t’aime, je t’aime est de présenter à l’écran les souvenirs du personnage de la même façon qu’ils sont supposés se présenter à lui au sein de ce voyage tout sauf linéaire. Autrement dit, exactement comme nous pouvons convoquer nos souvenirs : de manière aléatoire, répétitive, décousue ; inlassablement. Ainsi nous voyons la même scène se reproduire plusieurs fois ; parfois plus longue, parfois plus courte, jamais suivie de la même scène. Et Claude Ridder voyage à travers cette histoire d’amour qui l’a conduit là où les scientifiques l’ont trouvé ; sans être sûr de pouvoir en revenir vivant.
C’est là qu’est la qualité de Je t’aime, je t’aime : dans sa capacité à faire de ce voyage dans le temps un voyage dans le pays du souvenir, un voyage qui s’accompagne de la même charge émotive que les réminiscences pour tout un chacun. La seule faiblesse du film, de taille toutefois, est à chercher du côté du scénario. Jacques Sternberg en est en partie l’auteur, tout comme il est celui du médiocre roman Le cœur froid. On retrouve bien dans le film et dans le personnage féminin ce qui caractérise ce roman et surtout la pauvreté de celui-ci : la volonté de faire de la femme un objet mystérieux, fuyant, insaisissable ; en fin de compte terne. A côté de ce personnage, heureusement, Claude Rich brille.
Avec Claude Rich, Olga Georges-Picot
Paris, Texas (Wim Wenders)
Etats-Unis & Allemagne, 1984
Quand Travis retrouve son fils, jusqu’alors laissé à son frère, il retrouve une part de sa vie qu’il semblait avoir oubliée lors de ses errances dans le désert américain. Le film s’était ouvert sur un Travis muet ; c’est par la parole qu’il va apprendre à reconquérir son passé.
Son fils et lui en effet partent sur les routes à la recherche de leur mère et ex-compagne dont ils savent peu de choses sinon la ville dans laquelle elle se trouve. Ils partent vers elle comme deux enfants partent à l’aventure, avec talkies-walkies et l’air de participer à un grand jeu excitant.
Mais très vite l’aventure devient plus intime et elle constitue pour Travis, qui se retrouve face à celle qu’il aimait, un retour sur lui-même. Lors de deux scènes remarquables, les deux amants se côtoient. Travis est derrière une glace sans teint et regarde Jane, qui ne le voit pas. Leurs retrouvailles sont à moitié aveugles et pour ré-apprivoiser Jane, pour la retrouver enfin, seule la parole va compter. Ces scènes sont émouvantes, témoignent par ce dispositif scénique de la difficulté à revenir vers l’autre quand il appartient au passé et par la même occasion, à revenir vers soi et ce qu’on a été. Dans ce cas, un seul moyen possible : la parole ; ici le long monologue de Travis, qui seul permet au personnage de se reconstruire, de reconstruire sa relation avec Jane, de chercher le pardon de l’autre et peut-être même le sien.
Avec Harry Dean Stanton, Nastassja Kinski
Angel Heart (Alan Parker)
Etats-Unis, 1987
Harry Angel, détective privé, est contacté par Louis Cyphre pour retrouver un certain Johnny Favorite, chanteur disparu.
Sous une chaleur accablante, le détective plutôt minable part en route pour retrouver ce chanteur dont il ignore tout. Très vite, son chemin se trouve semé de meurtres ; sa propre vie semble en danger. Mais les pistes sont devenues étouffantes ; il ne peut plus renoncer. Il croise des personnages à la sensualité dévorante, est entouré par le danger. Surtout, il rêve : des cauchemars l’obsèdent, ce sont sans cesse les mêmes images qui se mêlent à son enquête.
Car elles s’y mêlent à proprement parler : l’intérêt d’Angel Heart repose sur sa chute, mais pas seulement, puisqu’on la sent venir : à mesure que Louis Cyphre se transforme, à mesure que le protagoniste suit les traces de Johnny Favorite et s’aperçoit qu’à son enquête se superposent ses rêves obsédants, son passé dont il n’a finalement plus aucun souvenir. Ce mélange souvent inextricable entre deux temporalités – le temps de l’enquête et l’espace onirique des réminiscences d’H. Angel – est l’élément le plus intéressant de ce thriller et donne lieu à des situations assez audacieuses, dans une ambiance dévorée par la chaleur du cadre… comme un avant goût de ce qui attend Harry Angel !
Avec Mickey Rourke, Robert De Niro, Lisa Bonet, Charlotte Rampling
Peggy Sue got married (Francis Ford Coppola)
Etats-Unis, 1987
Après un malaise, Peggy Sue fait une expérience incroyable : elle se retrouve projetée dans son passé, au temps du lycée plus précisément. Tout là-bas est comme jadis : ses copines, ses parents, son petit-ami. Seule une chose a changé : Peggy Sue, qui n’est plus ado mais encore la femme de la quarantaine qui quelques heures plus tôt était en conflit avec son mari… des années plus tard. Mais elle a en quelque sorte retrouvé son apparence de jeune fille ; c’est pourquoi personne ne se rend compte de rien. Peggy Sue les retrouve avec émotion, même ceux qui sont morts et qu’elle n’a pas vus depuis des années.
Tel est le propos de Peggy sue got married : offrir à son personnage cette chance inestimable de refaire sa vie, de repartir sur de bonnes bases et de ne pas faire les erreurs qui l’ont menée au moment difficile qu’elle traversait avant son malaise. Le thème est bien celui de la seconde chance, une chance qui s’offre à une femme en plein désarroi qui se retrouve dans sa vie d’adolescente. Tout ce qu’elle déteste à présent dans sa vie s’est en quelque sorte décidé à l’époque du lycée : le film se pose à un carrefour à partir duquel son personnage peut changer les choses.
Mais plutôt que de choisir la voie du changement, Peggy Sue opte pour la tendresse : une tendresse immense pour le passé, bien qu’il ait mené à un présent douloureux. Un propos pas si moralisateur qu’il en a l’air à première vue : il ne s’agit pas de justifier les douleurs du carcan de la vie de famille par les plaisirs passés ; plutôt de réactualiser dans le présent ce passé commun au couple qui sans aucun doute n’a jamais cessé d’exister.
Avec Kathleen Turner, Nicolas Cage
Mysterious Skin (Greg Araki)
Etats-Unis, 2005
On retrouve souvent dans le cinéma indépendant américain les thèmes de la pédophilie et de la marginalité ; c’est aussi le cas de Mysterious Skin. Pourtant il se distingue du trash ambiant (Larry Clark, Harmony Korine) en opérant un déplacement vers un traitement bien plus onirique, voire poétique de ces thèmes difficiles. C’est là le tour de force réalisé par Greg Araki, qui échappe du même coup aux débordements du voyeurisme vers un plaisir malsain ou vers un oubli apparent de la gravité de tels sujets (la pédophilie notamment).
Neil et Brian sont deux adolescents que tout oppose : l’un, gigolo, fait succomber tout le monde à son charme sans jamais s’attacher à personne sinon au souvenir de sa relation passée (qui remonte à l’enfance) avec son entraîneur de baseball. Face à lui Brian, angoissé, est persuadé d’avoir été enlevé par des extraterrestres dans l’enfance aussi : il se souvient uniquement s’être retrouvé, en sang, dans sa cave, et enchaîne depuis les cauchemars. Le film offre d’abord un montage parallèle de leurs vies qui semblent marquées par un même événement ; et d’ailleurs Brian, tâchant de reconstituer les faits, recontacte Neil.
Entre le trouble et le cynisme de kids désabusés, Mysterious skin propose un traitement nouveau de ce sujet difficile qu’est la pédophilie. Pourtant, choisissant la plupart du temps le mode onirique pour manifester la recherche d’un passé oublié car traumatisant, il en offre une nouvelle lecture qui, sans ôter sa charge à un sujet aussi dur, se développe sur un mode un peu fou, un peu troublant, touchant sans aucun doute.
Avec Brady Corbet, Joseph Gordon-Levitt
Caché (Michael Haneke)
France, 2005
Un couple de bourgeois parisiens devient l’objet d’un jeu étrange : il reçoit des vidéos qui, pendant des heures, ont enregistré en plan fixe la façade de leur loft… comme si quelqu’un les observait. Ils reçoivent des cartes postales aux dessins inexplicables, sur lesquelles ils ne reconnaissent la plupart du temps que ce qui est censé représenter des traces de sang, des animaux égorgés.
Les vidéos pénètrent dans l’intimité du couple, le plongent dans un malaise dont rien ne parvient d’abord à le tirer. Puis à mesure qu’elles arrivent c’est Georges, qui travaille dans le milieu de l’édition, qui est directement visé par l’observateur anonyme. De pistes en pistes, de souvenir évoqué en souvenir caché, Georges retombe sur les traces de son passé, d’un passé qui l’a marqué, d’un reste de culpabilité qui remonte à l’enfance.
L’intéressant donc est d’observer la mécanique de Caché, autrement dit de voir le processus, assez violent, par lequel le protagoniste est contraint de remonter vers ce qu’il voulait oublier, de dire ce qu’il a toujours tu. Bien sûr Haneke ne fait pas dans la dentelle et envoie sa morale à grands coups, mais c’est cette violence qui, si on occulte l’habituelle tendance moralisatrice du réalisateur, donne au film sa qualité : retrouver au fond de soi une étrangeté qu’on croyait venir d’ailleurs.
Avec Daniel Auteuil, Juliette Binoche, Maurice Bénichou
Daratt (Mahamat Saleh Haroun)
Tchad, 2006
Apprenant que les criminels de guerre sont amnistiés, un homme charge son petit-fils de venger la mort de son propre fils. L’homme qui l’a tué est devenu boulanger et pour l’approcher, le jeune Atim se fait engager à son service. A partir de là s’amorce entre les deux hommes une danse silencieuse. L’un est intrigué, l’autre écrasé par le poids de sa mission ; les deux hommes parlent peu, s’observent. On sent couver le feu sous leurs actions les plus anodines ; pourtant à aucun moment Nassara le boulanger ne sait de qui le jeune homme qui travaille désormais pour lui est le fils.
Avec distance, la caméra observe ces deux hommes qui se forgent petit à petit un quotidien commun, fait de silences et de gestes accomplis ensemble. C’est grâce à cette distance qui laisse à la porte tout raisonnement psychologique que le film gagne en humanité : il montre uniquement des corps, des corps qui en peu de mots s’apprivoisent, se découvrent, exposent en fin de compte l’humanité qui les habitent. Au passé qui entravait l’existence d’Atim laisse place une nouvelle force : celle d’une relation naissante entre deux hommes qui, se côtoyant, découvrent en chacun d’eux une humanité qui pousse au pardon.
Avec Ali Bacha Barkai, Youssouf Djoro
Secret sunshine (Lee Chang-Dong)
Corée du sud, 2007
Secret Sunshine, film assez long sur la rédemption, est d’une subtilité assez surprenante. Subtil ce film l’est car, doucement (en plus de deux heures), il teste toutes les possibilités que possède une femme pour réagir face à un drame bouleversant. Secret sunshine est en ce sens d’abord un film test : le nombre de revirements est incroyable, la protagoniste passe d’une solution à l’autre pour régler son rapport à cet événement qui a changé sa vie… Le film, avec son personnage, essaye tous les possibles du monde.
Shin-ae, jeune veuve, s’installe dans une nouvelle ville après la mort de son mari. Mais très vite la vie déraye et son fils est enlevé, puis assassiné. Après un temps de paix, le film passe donc au drame : désespoir et pleurs évidents. Puis le personnage s’essaye, tente de remédier à son désespoir : par la religion notamment, l’union à la communauté. Secret sunshine essaie ainsi toutes les tonalités possibles : tantôt tragique, tantôt satirique, il ne tire jamais un trait sur l’une ou l’autre de ces voies.
Puis finalement, Shin-ae s’en tire comme elle peut, renonce, choque, retourne à son seul amour : l’humain et le terrestre. Au bout de tant de temps, sans qu’au fond il y ait eu de véritables temps morts, Secret sunshine renonce à l’oubli. Elle vivra avec son passé, avec sa douleur ; et c’est comme ça seulement qu’elle pourra continuer à le faire.
Avec Jeon Do-Yeon, Song Kang-Ho
Avant que j’oublie (Jacques Nolot)
France, 2007
Avant que j’oublie est le dernier film de la trilogie autobiographique de Jacques Nolot. Précédé par La chatte à deux têtes et L’arrière pays, ce film qui est sans aucun doute le plus beau film français de 2007 voire de ces dernières années met en quelque sorte un terme à ce travail de retour sur soi.
Jacques Nolot, ancien gigolo, disparaît ici derrière son personnage qui n’a de différent de lui que le nom : Pierre. Autrement, on peut dire sans trop d’hésitation qu’il s’agit d’un retour sur son propre passé. Avec le temps qui passe, la peur de la maladie et la mort de l’homme aimé, à mesure que grandit l’imminence de sa mort propre, surgit l’urgence de revenir sur ce qu’on a été et ce qu’on est devenu, sur son passé.
Avant que j’oublie est un film sublime. Touchant dans son traitement du souvenir, du passé, d’un amour aboli par la mort. Mais pas seulement : beau, il l’est avant tout dans le décalage qu’il opère entre gravité et humour, entre sérieux et légèreté. Le film s’ouvre sur une scène particulièrement difficile : Pierre, qui souffre, en proie à une insomnie, se tourne et se retourne dans son lit. Il se clôt sur une scène sublime qui, fascinante, fait éclater sur une symphonie de Mahler le silence du désespoir qui envahissait chaque pore du monde depuis plus d’une heure trente ; ceci sous les regards de ceux qui sont sans doute de véritables passants interloqués par une scène qui se tourne. Entre les deux, Pierre a parlé : du sexe, de la mort, du sida. Il en a parlé avec ses amis, en mettant à distance par l’humour tout ce qu’il y a de plus dur dans la vie de cet homme malade qui a vu ses amants mourir. Jamais le personnage ne semblait affecté car il gardait sur les choses le recul de l’humour ; et c’est dans cet écart qu’est né le poids du film. Lorsqu’il parle de sexe avec une telle crudité que la scène devient drôle et dure à la fois ; quand, devant le JT et une cuisse de poulet il prend pour la première fois son traitement. Avant que j’oublie est bouleversant. Un film extrêmement triste, mais qui sait garder ses distances jusqu’à l’éclatement final, où Pierre se tait, où c’est la musique qui parle et nous dit, en silence, le désespoir devenu anodin.
A présent, chaque fois que je passe devant l’Atlas Cinéma, je regarde dans le hall voir si Jacques Nolot n’est pas là, habillé en femme, fumant sa cigarette.
Avec Jacques Nolot
Valse avec Bachir (Ari Folman)
Israël, 2008
Difficile de parler de Valse avec Bachir, l’un des films les plus remarqués lors du dernier festival de Cannes, tant ce qui en ressort est un sentiment d’évidence.
Avec ce film d’animation, nous devenons spectateur d’une quête : celle d’Ari Folman, le réalisateur et scénariste de ce film autobiographique. Il s’agit pour lui de revenir sur son passé. Sous la forme d’un documentaire (notamment avec les interviews), il questionne en interrogeant ses amis ou anciens compagnons sa propre mémoire : où étais-je lors du massacre de Sabra et Chatila au Liban ?
Plongée dans la mémoire et dans les rêves de son réalisateurs, le film s’impose avant tout par le questionnement historique mais surtout intime qu’il développe. C’est là que repose la cohérence et la pertinence de l’entreprise d’Ari Folman, d’autant plus que le choix de l’animation lui permet, bien que faisant appel aux véritables voix des hommes interrogés, de pénétrer dans la dimension strictement personnelle et sans doute plus douloureuse de son histoire, avec ses zones d’ombre. Ceci jusqu’au décalage final, au passage aux images d’archives. Là où l’imagination partait de l’animation, le spectateur retombe sur terre ce qui, loin de se poser banalement comme dénonciation, fait retomber avec lui le réalisateur hors de sa propre mémoire vers ce dont, sans doute, il n’osera jamais se souvenir.
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Les Commentaires
Oui, j'essaie en général de donner un titre qui soit celui d'un autre film qui non seulement donne l'idée de la sélection mais en plus soit un peu une autre piste par rapport au thème dans le sens où il conviendrait aussi mais où j'ai choisi de ne pas en parler pour une raison ou pour une autre!
N'hésitez pas à venir discuter ensuite si vous avez vu un ou deux films! et merci pour vos commentaires!