Que le thème principal des films sélectionnés soit l’amour, la solitude, la prostitution, la politique, qu’il s’agisse de thrillers ou d’adaptations d’autobiographies, tous ont un point commun : offrir des portraits de femmes particulièrement marquants.
De Jeanne D’Arc à Janet Frame, de Gertrud à Sue, toutes sont différentes mais se posent en fin de compte comme des personnages qu’on pourrait dire emblématiques de la féminité, quelle que soit l’idée qu’on s’en fait, chacune à leur façon.
Ce que ces personnages ont de spécifique par rapport à des personnages masculins et qui justifie qu’on leur consacre une sélection là où on ne le ferait pas pour des « portrait d’hommes », c’est précisément le fait qu’elles soient des femmes. C’est la source du développement du film : elles sont dans un premier temps là en tant que maîtresse, féministe, veuve, prostituée…
Parmi un choix de films énorme, neuf ont donc été retenus : parce que tous, du Danemark à la Nouvelle-Zélande, des années 1960 à 2008, offrent des images bouleversantes ou saisissantes de leur personnage féminin.
Procès de Jeanne D’Arc (Robert Bresson)
France, 1962
Avec la même distance que celle qui caractérise tous ses films, Robert Bresson s’intéresse pour son huitième au personnage de Jeanne D’Arc, qu’il met en scène lors de son procès. Il s’agit bel et bien d’en faire le portrait à travers une austérité qui gagne mise en scène, actrice, propos. Le dénuement dans lequel se trouve le personnage est redoublé d’une nette mise à distance de tout psychologisme. Là où on pourrait voir une sévère rigidité, Procès de Jeanne D’Arc est en fait un film qui, à l’image des plus beaux de Bresson, fabrique un espace où va se propager ce qui ne peut être dit, ce qu’on appelle faute de mieux le mystère de la vie…
Ici, c’est l’héroïne qui concentre sur sa figure ce mystère. Seule face à la torture, Jeanne demeure impassible et, sans jamais rien expliquer, le film rétablit au contraire l’écart entre ce personnage unique autant qu’isolé, son mystère, et ceux qui l’entourent. Comme une pièce condamnée, elle reste inaccessible, insondable. Petit à petit, cet écart se fait plus grand, et préserve un espace où va pouvoir se déployer l’essentiel, qui demeure toujours silencieux.
Jeanne est impassible mais surtout, forte. C’est sans doute ce qu’il y a de plus beau dans ce film : la détermination de ce personnage, qui se dresse comme image de la bonté, de la vérité, face à ses tortionnaires.
Avec Florence Carrez-Delay
Gertrud (Carl Theodor Dreyer)
Danemark, 1965
Dans Gertrud, les corps s’animent avec la parole. La mise en scène est particulièrement stylisée de sorte que lors des dialogues, qui constituent la plus grande part du film, seul le personnage qui parle bouge tandis que l’autre reste immobile, jusqu’à ce qu’il prenne à son tour la parole.
Cette stylisation donne à Gertrud une grande part de son pouvoir : celui, par ce décalage entre les mots et la présence, de toucher l’invisible. Ce qui est nommé, évoqué, ce qui se déploie autour de Gertrud, c’est l’idéal de l’amour qui a guidé son attitude et ses choix depuis sa jeunesse.
Le monde de la fiction se propage hors du temps. Sans mouvement superflu, chaque instant se concentre autour de l’échange entre les personnages. Et ce qui circule de l’un à l’autre, ce ne sont pas seulement les mots qu’ils se lancent ; mais, plus encore, les sentiments qui couvent, les idéaux qui dirigent leur existence, et plus particulièrement celle de Gertrud.
Gertrud a la forme d’une quête pour un personnage dirigé par des idéaux et qui, quoique déçu dans les faits, ne les perdra jamais. Il ne s’agit pas d’un apprentissage par la confrontation aux relations amoureuses, mais bel et bien d’une quête de soi pour une femme qui, dès seize ans, avait écrit dans un poème unique son "évangile d’amour", que jusque dans sa vieillesse elle conservera : "Men jeg har elsket."
Avec Nina Pens Rode, Bendt Rothe, Ebbe Rode
L’une chante, l’autre pas (Agnès Varda)
France, 1975
Comme le titre l’indique, L’une chante, l’autre pas s’intéresse à deux femmes. Et comme il l’indique aussi, ces deux femmes sont différentes, sont en quelque sorte l’opposé l’une de l’autre… et pourtant bel et bien femmes. Tel est le propos du film : suivre ces deux personnages au cours de nombreuses années, pour la plupart teintées de revendications féministes, et voir que toutes les deux, aussi différentes qu’elles soient, sont femmes.
Le contexte historique de ce film est donc celui de l’émergence du mouvement féministe. L’une des deux héroïnes en fait activement partie tandis que l’autre n’est pas aussi directement militante. Mais la plus grande différence entre ces deux personnages, c’est le titre qui la donne : elle est dans leur nature même, dans ce qui en fait des caractères : Suzanne est discrète, effacée, sombre et s’occupe seule de ses enfants ; alors que Pauline est dynamique, amusante, et passe son temps à chanter.
L’une chante, l’autre pas est un film assez long, qui prend le temps de suivre ces deux femmes pendant plusieurs années, avec plusieurs hommes, dans plusieurs villes, parfois alors même qu’elles ne se côtoient plus l’une l’autre. Toutefois, même dans ces moments où la fiction les sépare, elles restent inextricablement liées dans le propos du film : sa structure même, binaire, ne cesse de poser ces deux femmes si différentes l’une face à l’autre, non pas comme face à un miroir, mais comme on dresserait deux portraits, les portraits de deux personnes différentes comme le jour et la nuit, mais qui poursuivent à leur façon un même but : être libres.
Avec Thérèse Liotard, Valérie Mairesse
Sans Fin (Krzysztof Kieslowski)
Pologne, 1985
Sans fin commence par la mort d’un homme. Encore dans la chambre qu’il partageait avec sa femme, le personnage commente l’événement, observe sa femme qui semble anéantie, et qui ne le voit pas. Il n’est plus là. Pourtant, sa silhouette ne cesse d’apparaître à la dérobée dans quelques plans, accompagnée d’un chien noir. Quelques plans qui sont souvent les instants de recueillement les plus intimes que traverse sa femme, désormais veuve.
Ainsi on suit ce film, un des premiers longs-métrages de Kieslowski, à travers le filtre du regard du mort ; car bien qu’absent pour les autres personnages, il ne cesse pour nous de revenir hanter l’écran. Et ce qu’on voit à l’écran, c’est précisément une tentative de survie : celle de sa femme qui se retrouve seule avec son enfant, seule avec les affaires judiciaires de son mari, seule avec ceux avec qui il travaillait. Cette mort est-elle une fin ? Le mort restera-t-il à observer les vivants pour toujours ?
Le contexte historique a une place importante dans Sans fin, et c’est précisément ce que Kieslowski lui-même a plus tard reproché à son film. La dimension intime de l’intrigue, qui prendra son ampleur dans des films postérieurs, semble en effet avoir à travers le travail de Kieslowski une force plus directe que celle des problèmes politiques de la Pologne. C’est pourquoi on peut aisément le considérer comme un portrait de femme : le portrait d’une veuve qui, dans un silence pesant, cherche à s’agripper à la vie, à trouver par tous les moyens possibles une fin à sa souffrance.
Avec Grazyna Szapolowska, Jerzy Radziwilowicz
Un ange à ma table (Jane Campion)
Nouvelle-Zélande, 1990
Un ange à ma table, c’est le titre d’un des trois tomes de l’autobiographie de Janet Frame. Ils composent les trois temps du film, adaptation assez fidèle. Comme l’écrivain, Jane Campion est néo-zélandaise et c’est sans doute ce qui l’a amenée à mettre en images et mouvements la vie assez particulière de cette femme, en plus de son intérêt pour les portraits de femmes (La leçon de piano, Sweetie, Portrait of a lady).
Particulière, Janet Frame l’est avant tout en raison de la qualité et de l’originalité de ses écrits. Mais aussi par son parcours jusqu’à la maturité de son métier d’écrivain, de sa vie de femme.
Avec tendresse, on suit d’abord l’enfant et sa tignasse rousse, qui devient une jeune femme timide, angoissée, émotive. Elle n’échappe à la lobotomie que grâce à un prix qu’on lui remet pour un recueil de nouvelles. Si Un ange à ma table est le portrait d’une femme portée petit à petit vers l’apaisement de soi, c’est aussi et avant tout le portrait d’un écrivain : car l’écriture, qui ne cesse de se poser à l’horizon du film, est ce qui guide la jeune femme vers l’accomplissement, pour enfin la libérer.
Sans jamais clamer le mal et la souffrance qui ont entouré l’écrivain, qui entourent à chaque instant le personnage, Jane Campion pose la caméra comme un regard neutre : tendre, mais qui préserve pour son personnage bel et bien réel (Janet Frame est morte en 2004) l’espoir, la possibilité d’une liberté à venir. Les moments douloureux alors ne sont supportables que parce qu’ils mènent à l’apaisement final. De là se dégage une image que l’autobiographie seule ne pouvait pas constituer : celle d’une femme forte, vainqueur, comme une façon de lui rendre hommage.
Avec Kerry Fox, Alexia Keogh, Karen Fergusson
Sue perdue dans Manhattan (Amos Kollek)
Etats-Unis, 1998
Sue vit seule. Sue pense ne communiquer qu’à travers le sexe. Sue cherche à s’agripper au moindre contact qu’elle pourrait tisser : avec des inconnues, avec des hommes, avec sa mère à l’hospice qu’elle contacte par téléphone. Ce que tente de faire Sue, c’est de survivre dans une ville qui ne lui est pas directement hostile, mais qui l’est pour tous : dans Manhattan vu comme une jungle pour la violence des rapports, et en même temps comme un endroit où on peut mourir sans éveiller l’attention de personne.
Sue fait quelques rencontres qui la tirent hors de la pesanteur de sa douleur, de sa solitude. Elle rencontre un homme qui s’attache à elle, elle rencontre une femme qui lui apporte du soutien. Mais les gens passent ; ils ne parviennent pas à la sauver de l’isolement qui la ronge. Perdue, Sue l’est avant tout avec elle-même, parce qu’elle est seule avec elle-même et se laisse finalement dévorer.
De la collaboration entre Anna Thomson et Amos Kollek sont nés trois films. Sue est le plus connu, mais il ne va sans doute pas sans Bridget et Fiona, en quelque sorte les deux autres volets d’une trilogie du désespoir. Comme Sue, Bridget et Fiona sont seules, ont mal, et tentent tant bien que mal de survivre. Mais ces films sont noirs et ne parviennent jamais à la libération de leur personnage, ou en tout cas après trop d’embûches. Ce qu’ils réussissent à merveille en revanche, c’est à dresser à travers la figure d’Anna Thomson de magnifiques portraits, tous en interaction les uns avec les autres : ceux d’une femme qui ne peut compter que sur elle-même, et qui peine à le faire.
Comme un dernier volet de cette trilogie du désespoir, Amos Kollek a conclu avec un quatrième film, Fast food, fast women. La qualité est moindre, mais placé dans la lignée des précédents, il crée enfin un peu d’espace pour cette femme, comme le ferait un conte de fées : sur le mode de l’imaginaire.
Avec Anna Thomson
Claire Dolan (Lodge Kerrigan)
Etats-Unis, 1998
Claire Dolan est seule mais enchaînée : soumise au bon vouloir de son mac, dont elle est dépendante pour des raisons qui semblent la dépasser largement, elle ne peut s’échapper. C’est pourtant ce qu’elle tente de faire en quittant New York pour Chicago, pensant parvenir à refaire sa vie avec un nouveau métier, avec un homme qu’elle choisit presque au hasard dans un bar.
A l’image du dernier film de Lodge Kerrigan, Keane, Claire Dolan s’enroule autour de son personnage comme autour d’un corps étranger et froid, sans jamais pénétrer son monde, encore moins sa psychologie. Le parti pris de la mise en scène est l’austérité, due en l’occurrence à la situation pénible de Claire Dolan et son impassibilité apparente, mais aussi à un hermétisme du personnage. C’est lui qui permet que le film ne soit jamais larmoyant, loin de là, sans pourtant perdre sa dimension humaine. On la retrouve à la fin du film lorsque les intentions de Claire Dolan nous apparaissent clairement, dans les faits, et qu’on s’aperçoit qu’elle nous avait bernés en même temps que les autres personnages. Elle semblait prisonnière, mais c’est en elle-même finalement qu’elle a puisé le pouvoir de se libérer.
Avec Katrin Cartlidge, Vincent D’Onofrio
Transe (Teresa Villaverde)
Portugal, 2006
Une jeune russe, quittant son pays, se retrouve prisonnière d’un réseau de prostitution. A partir de là, Transe se développe toujours un peu plus sur un mode onirique : en même temps que son personnage perd contact avec elle-même, entraînée par ceux qui l’exploitent, le film plonge dans un univers qui semble être hors du monde. Et cependant il est sans cesse rappelé que ce monde qui a l’air sorti de nulle part, ce monde si difficile dans lequel cette jeune femme, dont on a littéralement volé le corps, devient étrangère à elle-même, est bien le notre.
La transe n’est pas le point de départ, pas plus qu’elle n’est une transe positive, liée à une quelconque jouissance. C’est tout un monde qui entre en transe quand Sonia disparaît, qu’elle n’est plus qu’un corps dégradé, à la merci de ses bourreaux. Ce monde qui semble si étrange à l’écran, un monde où folie et douleur se mêlent dans une noirceur indélébile.
Avec Ana Moreira
Julia (Erick Zonca)
Etats-Unis & France, 2008
Julia est au début du film une femme dure. Complètement soumise à l’alcool, elle refuse de suivre une thérapie comme le lui conseille celui qui semble être son seul ami. Si toutefois quelqu’un d’aussi froid accepte d’avoir un ami. Puis elle rencontre une jeune femme désemparée qui lui demande d’enlever son fils dont on lui a refusé la garde. A partir du moment où Julia accepte commence un road movie qui se détache toujours un peu plus du point de départ du film. Ceci à tel point qu’à l’arrivée, il semble qu’on soit dans un film différent : en même temps que Julia et le petit garçon franchissaient la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique, le film a fait franchir au personnage sa propre frontière.
C’est en effet dans le désert entre les deux pays que Julia, effrayée, regarde pour la première fois le petit garçon comme tel, et non plus comme celui qui va lui permettre de gagner de l’argent. C’est pourquoi en fin de compte, le chemin de Julia est celui d’une femme vers la maternité, bien que ce soit presque une maternité par procuration. Ce n’est pas un hasard, en fait, si Julia a été la seule à prendre au sérieux les plaintes de la mère de l’enfant. Sans doute y répond en elle un manque ; de sorte que le film se dessine comme un chemin pour cette femme qui, naissant en quelque sorte en tant que mère finit, maître d’elle-même, par s’accepter.
Avec Tilda Swinton
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