*Le prénom a été modifié
« Au début tu m’insultais comme les autres, même beaucoup plus, et tu m’as violée. […] Je pleurais dans tes bras, et tu m’as forcée. Tu m’as violée. Je dormais et t’as continué. Tu m’as violée. Tu m’as demandé si ça allait, j’ai dit non, et t’as fini. Tu m’as violée. »
Ces mots, forts, sont extraits du témoignage de Juliette, étudiante à Sciences Po Toulouse. Elle les a publiés sur un groupe inter-IEP, après que de nombreux récits du même type au sein de Sciences Po Bordeaux ont été postés fin janvier. Sa prise de parole en a généré des dizaines d’autres.
Elles ont déferlé d’abord sur le compte Instagram @memespourcoolkidsfeministes, puis sur le hashtag #SciencesPorcs, donnant ainsi aux Instituts d’Études Politiques, ces écoles sur concours qui se vantent de former « l’élite de la Nation », leur propre #MeToo.
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#SciencesPorcs : harcèlement, agressions, et viols dans les IEP
Ces nombreux témoignages font froid dans le dos. Ils décrivent souvent des faits ayant eu lieu en soirée, lors de week-ends d’intégration, de galas, ou du CRIT — le tournoi sportif inter-IEP.
Anaïs*, qui a démarré ses études à l’IEP de Rennes au début des années 2010, se souvient d’une « pression sociale » à choper, de « certains comportements vraiment malsains qui pouvaient arriver lors d’événements, par exemple un garçon qui avait posé son sexe sur l’épaule d’une fille endormie dans le bus de retour d’une soirée, le fait qu’il n’était pas rare de chanter des chansons paillardes et sexistes à souhait. »
Elle-même a vécu une « situation à la limite du consentement », qu’elle impute directement à cette ambiance : alors qu’elle et un camarade s’embrassaient lors d’une soirée, celui-ci l’entraîne à l’abri des regards, et cherche à aller plus loin malgré son absence manifeste d’envie et son taux d’alcoolémie visiblement élevé.
« Il insiste avec les gestes et des mots, si bien que je me finis par faire une fellation… que j’arrête vite car je ne me sens vraiment pas bien. Je l’entend rétorquer “ça va, c’est juste une pipe”. S’ensuivent quelques attouchements sans réaction de ma part et il finit par partir mécontent. »
Ce qui ressort en filigrane des nombreux témoignages publiés, c’est une culture du viol ancrée dans les pratiques d’intégration — une forme de « sexisme festif », explique l’association Sexprimons Nous de l’IEP de Bordeaux.
Juliette évoque pour madmoiZelle les jeux de popularité, les mécanismes de bizutage qui ont signé le début de l’enfer décrit dans son témoignage : une série de viols commis par un étudiant plus âgé, qui lui promettait pourtant de la « protéger des autres étudiants en 2ème année ».
« Le problème, c’est à la fois l’ascendant des plus vieux sur les premières années, ces traditions de bizutage, et toute l’ambiance ultra viriliste qui va avec. J’ai été insultée, désignée “salope de l’IEP”. Et violée. »
Comment expliquer cette culture du viol à Sciences Po ?
Christelle Hamel, chercheuse à l’Institut national d’études démographiques et rattachée au CNRS, responsable scientifique de l’enquête VIRAGE portant sur les violences sexuelles, rappelle que cette dramatique situation n’est pas spécifique à Sciences Po : « les agressions sexuelles dans le cadre scolaire sont des choses qui existent dans tous les établissements d’études supérieures. »
Mais ces grandes écoles ont cependant leurs particularités, notamment un terrain propice aux violences d’après Marine Dupriez, fondatrice de Safe Campus, une organisation qui propose aux établissements des solutions pour prévenir ces violences :
« Ce sont en général des microcosmes, et des contextes à risque parce qu’on a de l’alcool, des fêtes, une volonté d’intégration très forte qui pousse parfois à faire des choses dont on n’a pas envie, à ne pas s’élever contre des comportements violents. »
Ça ne signifie pas que l’alcool est la cause, bien sûr : selon Marine Dupriez, c’est plutôt « l’arbre qui cache la forêt », un prétexte pour asseoir ce système de domination qui prend plusieurs formes.
Pour Juliette, dans ces écoles, « on a des garçons qui sont souvent issus de classes moyenne et supérieure, qui n’ont jamais eu à répondre de leurs actes, ils imaginent que le viol c’est un méchant dans une ruelle, et pas que ça peut être eux les agresseurs. »
Mathilde, qui fut étudiante sur le campus du Havre de Sciences Po Paris à la fin des années 2000, raconte quant à elle avoir été la cible d’un « boys’ club » pendant des mois, qui l’a outée sans son consentement en usurpant son compte Facebook, la harcelait et l’insultait jusque sur le pas de sa porte, et l’a conduite à « sombrer dans un état dépressif ». Elle affirme à Madmoizelle ne pas être surprise par ce qui se déroule actuellement :
« Depuis #MeToo, j’attends que [ce déferlement de témoignages] arrive. Je sais que je ne suis pas la seule et qu’il y a bien pire. Il se dégageait de ces mecs un mépris énorme pour les femmes : si elles étaient dans les standards de beauté et dociles, ça allait. Les autres, ils voulaient les éliminer. »
Un sexisme ancré dans les grandes écoles ?
Sandrine Rousseau, Présidente de l’Université de Lille, fut candidate à la direction de Sciences Po Lille en 2019. Elle qui avait dénoncé Denis Baupin pour des faits d’agressions sexuelles en 2016 se souvient que sa candidature à ce poste avait « perturbé les choses » : jamais aucun des postes de direction n’avait été dirigé par une femme.
« Au-delà de Lille, j’avais regardé les histoires des autres IEP et les femmes à des postes de direction sont extrêmement rares. Il y avait une question de sexisme, parce que ce n’est pas possible que ce soit le cas depuis aussi longtemps sans que ça ne révèle un problème. »
Finalement, sa candidature avait été rejetée après avoir pourtant reçu le soutien du corps étudiant. « Dans le conseil d’administration qui m’a stoppée, il y avait Olivier Duhamel et Gérald Darmanin »
, précise-t-elle — deux hommes aujourd’hui sous le coup d’accusations de violences sexuelles.
Faire de l’égalité un axe fort de sa campagne était manifestement un peu trop hors des clous. Elle note cependant que cela semble avoir évolué depuis, avec davantage de parité au sein de l’IEP et l’existence d’une mission égalité, par exemple.
Une culture du viol couplée à une culture du silence
Il n’en demeure pas moins que l’environnement des IEP est propice à l’omerta. Toutes les associations féministes avec lesquelles Madmoizelle a pu échanger — Garces à Paris, Sexprimons Nous à Bordeaux, Arc en ci.elles à Strasbourg ou encore Bon Chic Bon Genre à Lille — sont unanimes sur ce point. Le fait d’avoir des promos restreintes représente une vraie difficulté, comme nous le précise Lauriane, co-présidente d’Arc en ci.elles :
« Ça fait plus peur de témoigner quand on se dit que l’agresseur est pote avec la moitié de l’IEP, d’autant plus qu’il y a des gens qui vont prendre la défense de l’accusé de viol : c’est souvent une forme de solidarité masculine qui est en plus renforcé par ce truc de grande école. »
Dans ce contexte, parler, c’est s’exposer a minima à une forme d’exclusion pour les victimes. Et côté agresseurs, « l’effet boys blub » est directement lié à la culture du secret selon Marine Dupriez :
« Tout ça s’appuie aussi sur les dynamiques de réseaux : le fait d’avoir commis “l’interdit” ensemble, forcément ça renforce les liens, ça crée une forme de solidarité qui aide à consolider son cercle durablement. »
Des dispositifs de signalement dysfonctionnels
Le fonctionnement des cellules d’écoute mises en place par ces établissements en matière de violences sexuelles pose également un certain nombre de problèmes : la communication sur l’existence de ces cellules d’abord, sur leur fonctionnement et les mesures pouvant être prises ensuite, est largement insuffisante, d’après les associations mobilisées.
De l’autre côté du prisme, au sein des administrations, l’avalanche de témoignages a choqué. À Sciences Po Bordeaux ou à Strasbourg par exemple, le personnel affirme à madmoiZelle que les récits publiés sont bien plus nombreux que les signalements reçus — illustration d’un décalage indéniable.
« Il y a un manque de confiance, et peut-être aussi le sentiment d’une administration qui ne bouge pas, que ça ne sert à rien : ça ne favorise pas l’émergence de ces paroles » explique Ambre, du collectif Garces de Sciences Po Paris. Il faut dire que l’absence de réaction de l’administration de l’IEP Paris suite à une première vague de témoignages publiés il y a un an avait déjà été remarquée – et désapprouvée – par les militantes…
Un grand nombre de récits postés ces derniers jours illustrent cette défiance généralisée. En réalité, les situations d’un IEP à l’autre sont très disparates : ces cellules ne sont pas toujours dotées d’un personnel à plein temps, la formation des équipes à l’accueil de la parole de victimes n’est pas systématique… Lauriane, d’Arc en ci.elles à Strasbourg, résume :
« En fait ça dépend des affaires et des directions. On a eu plusieurs changements d’administration au cours des dernières années et les retours des victimes sont parfois bons, parfois mauvais. Mais ce qu’on craint c’est qu’en voyant tous ces témoignages, des victimes actuelles ne se sentent pas à l’aise alors que l’administration du moment aurait tendance à les soutenir. »
Les solutions aux mains des administrations
Face à cette apparente perplexité des administrations d’IEP, Marine Dupriez réaffirme qu’elles ont pourtant les moyens d’agir :
« Les institutions ne sont pas incompétentes, même sans condamnation pénale. De toute façon c’est un faux argument puisque les procédures en justice durent en moyenne sept ans, donc on ne peut pas attendre !
L’établissement a pour devoir d’assurer la sécurité de ses étudiants et étudiantes : en estimant si l’élève mis en cause représente un danger, et aussi en accompagnant de la personne qui délivre un discours de violences. »
La fondatrice de Safe Campus estime que les administrations sont bien moins frileuses en matière d’expulsion lorsqu’il est question de triche. Or, elles peuvent aussi prendre cette décision quand il s’agit de violences sexuelles.
Une autre solution est de proposer d’exfiltrer la victime ou l’agresseur vers un autre campus, ce qui a déjà été fait grâce à des coopérations inter-IEP d’après la référente égalité de l’IEP de Strasbourg. Cette idée ne semble en revanche pas particulièrement satisfaire les associations, qui considèrent qu’elle ne fait que déplacer le danger, plutôt que de le neutraliser.
Christelle Hamel rappelle aussi que tout fonctionnaire en connaissance d’une infraction au code pénal a une obligation de signalement. Mais là encore, il apparaît au fil des témoignages postés ces derniers jours que ce point peut freiner la prise de parole, ou être mal compris par les victimes qui font remonter leur mal-être et ne veulent pas forcément lancer une procédure en justice…
Malgré tout, l’espoir est là : toutes les directions avec lesquelles madmoiZelle a pu échanger ont assuré engager des démarches, en lien avec les associations féministes en première ligne sur le sujet, pour améliorer leurs pratiques.
Ces associations réclament en grande majorité une formation du personnel administratif et enseignant, et des modules de sensibilisation obligatoires pour les élèves.
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#SciencesPorcs : bientôt la fin de l’impunité ?
D’après ces organisations étudiantes et féministes, il est temps d’agir, car la culture de l’impunité en matière de violences sexuelles se forge sur les bancs de ces institutions. Lauriane, d’Arc en ci.elles, développe pour Madmoizelle :
« C’est révélateur : là on parle d’étudiants, mais ça peut nous donner une idée du nombre de personnes qui sont aujourd’hui en poste, dans des fonctions d’encadrement, de représentants politiques, de ministres… et qui ont commis ce genre de faits ».
À Paris, le collectif Garces s’est mobilisé ces dernières semaines pour la démission de directeur de Sciences Po Paris Frédéric Mion, après que celui-ci a menti sur sa connaissance des accusations d’inceste qui pesaient sur Olivier Duhamel. L’homme occupait un poste stratégique au sein de l’administration de l’IEP parisien : il a finalement reconnu ce 9 février des « erreurs de jugement », et quitté ses fonctions. Ambre, membre de Garces, assure :
« On en n’a pas fini avec tous ces régimes d’omerta qui existent. L’impunité, c’est un mot-clé qu’on emploie constamment depuis quelques semaines mais c’est vraiment ça qui se joue, car on est face à des personnes qui n’ont pas le sentiment de se mettre en danger quand elles agressent. »
Pour lutter contre ce fléau, Juliette a déposé plainte le 6 février dernier. Les associations quant à elles se saisissent du sujet pour faire réagir les administrations, et surtout « faire sentir aux agresseurs qu’ils ont des adversaires en face », conclut Ambre.
À lire aussi : L’éducation sexuelle peut-elle prévenir le risque d’agressions ?
Les Commentaires
Avec les soirées d'inté où tu es poussé à "chopper" (avec trait de marqueur sur le visage pour ceux qui l'avaient fait), mais attention, si tu le fait et que tu es une femme tu te traines une réputation de salope pour tout le reste de ta scolarité.
Et avec les profs sexistes qui mettent des bonnes notes aux filles qu'ils trouvent jolies (j'ai eu un prof comme ca on avait eu aucune interro de l'année, les notes sortaient vraiment de nulle part), où qui ne viennent aider et ne répondent aux questions que des garçons pendant les tds, et qui ignorent totalement les quelques filles de la classe.