Il y a quelques mois, j’ai entamé une correspondance avec une féministe indienne. J’avais du mal à savoir où situer le curseur entre tolérance face à une culture différente et indignation face à des choses qui, où qu’elles se passent, doivent rester inadmissible.
J’avais peur de tomber dans le jugement de valeur qui guette souvent l’expatrié. Je m’en suis donc remise à cette femme indienne, fervente militante pour les droits des femmes et finalement mieux placée que moi pour en parler. Voici les questions auxquelles elle a eu l’extrême gentillesse de répondre malgré la sortie récente – et donc la promotion qui l’accompagne – de son dernier ouvrage. Mesdames, mesdemoiselles, messieurs : Sarojini Sahoo !
En décembre dernier, le premier ministre du Tamil Nadu Jayalalithaa proposait de sévèrement punir les violeurs afin de diminuer les abus sexuels à l’encontre des femmes. Voyez-vous cela comme une solution ?
Jayalalithaa en visite officielle chez Hilary Clinton.
Je ne pense pas que des mesures légales strictes suffisent à dissuader un violeur de passer à l’acte. Ce qui fera vraiment la différence se situe plus au niveau de l’état d’esprit de la société. La nôtre se caractérise par un patriarcat au sein duquel pour chaque cas de viol, c’est la victime, et non le coupable, qui est systématiquement mise en cause.
La misogynie est si profondément ancrée dans l’inconscient collectif indien que même le fils du président a qualifié les manifestantes contre le viol de Delhi de femmes « d’occasion », qui ont « déjà servi ». La misogynie imprègne nos livres d’école, notre pédagogie et l’éducation qu’on donne à nos enfants depuis longtemps.
Il est donc impossible de traiter un cas de viol différemment d’un crime quelconque et d’épargner à la victime l’horreur supplémentaire d’être blâmée pour son propre viol. La théorie avancée est que les filles sont violées à cause de leur coquetterie et de leur beauté. En réalité, la majorité des victimes de viol appartient à des communautés subalternes ou à la caste des intouchables, pour qui assurer les deux repas à venir a bien plus d’importance que l’harmonie de leurs vêtements.
Ce genre de croyance prouve qu’en Inde, les hommes ont le droit de viol, que ce droit leur est acquis dès la naissance et que les femmes doivent troquer leur liberté contre leur protection. Dans sa parution d’octobre 2012, Times of India publiait une interview du porte-parole de l’administration sociale d’Hariyana où ce dernier proposait le mariage des petites filles et l’interdiction du chowmein comme solution aux crimes sexuels.
Voilà l’état d’esprit du patriarcat indien. Voilà pourquoi les crimes sexuels ne reculeront avec aucune loi, aussi sévère soit-elle, sans un travail préalable sur l’état d’esprit de la société.
Ne pensez-vous pas que tous les cas de viol largement couverts par les médias récemment ne sont que le sommet de l’iceberg ?
L’année dernière, TrustLaw, un service presse spécialisé dans le juridique dirigé par la Fondation Thompson Reuters, plaçait l’Inde comme le pire pays de tous les membres du G20 où vivre pour une femme.
En 2009, le National Crime Records Bureau enregistrait 21 397 cas de viol en Inde, 22 172 en 2010 et 24 206 en 2011, alors que ces trois années-là, seulement 5 316, 5 632 et 5 724 personnes furent inculpées.
Les données du même organisme montrent que sur la même période, l’Inde enregistrait 1 022 293 cas d’agression sexuelle pour seulement 27 408 condamnations.
Voilà la réalité de l’iceberg.
Quel est le statut exact de la femme en Inde ?
Les femmes sont toujours honnies par la société. Une fille non-mariée – que l’on qualifie de vieille fille même avant ses trente ans – couvre ses parents de honte, est considérée comme un fardeau pour sa famille. Mais une fois mariée, le problème est différent : elle devient la propriété de sa belle-famille.
Aux yeux de cette société, les mères non mariées ou séparées, les célibataires ou les femmes adultères sont considérées comme des parias. Vivre avec un partenaire en dehors des liens sacrés du mariage reste un phénomène extrêmement marginal. Les violences liées à la dot – dont le bride burning
(tuer sa femme car la dot n’est pas suffisante) n’est qu’un exemple – et le foeticide féminin prévalent toujours dans la société indienne, au même titre que la tradition des joint families (plusieurs générations vivant sous le même toit), qui exposent les jeunes mariées à la tyrannie et à la cupidité de leur belle-famille.
Les divorcées ne sont à ce jour toujours pas admises par la société. En ce qui concerne la sexualité, la femme ne saurait y tenir un rôle actif et encore moins éprouver de désirs sexuels. Pour cette raison, vous trouverez énormément de femmes ayant atteint la ménopause sans jamais avoir connu le moindre orgasme.
Dans le Kerala, la coutume et les rituels religieux interdisent aux femmes de prier le dieu Hanuman et dans certaines régions, il leur est défendu de toucher l’idole Linga de Shiva.
Si les différents partis politiques promettent tous 33% de leurs sièges aux femmes, cette mesure n’a toujours pas été votée. En cause, la grande majorité masculine et conservatrice au pouvoir.
D’un point de vue matériel, si les femmes sont autorisées à travailler au-dehors, la prise de décision au sein du ménage ne leur est toujours pas accordée. La cuisine fait partie de leurs prérogatives obligatoires, même si elles ont un emploi et qu’elles passent la journée en dehors du foyer. Un peu comme si la cuisine allait à l’encontre de sa virilité, jamais un mari ne prendra les tâches ménagères en charge, et ce même s’il est au chômage.
Légalement, les enfants ont les mêmes droits sur l’héritage patriarcal, peu importe leur sexe. Mais dans la pratique, le patrimoine se transmet de pères en maris, puis de maris en fils et les filles ou belles-filles ne reçoivent en général pas ce qui leur revient.
Comment se fait-il qu’il y ait un tel écart entre ce que l’on peut voir et lire dans des magazines lifestyle comme GQ ou dans les films de Bollywood, et la réalité du quotidien ?
Bollywood ne reflète pas la réalité de l’Inde. À vrai dire, il n’existe pas une seule et unique Inde, ce pays est pluriel. Ainsi, les femmes de Bangalore n’ont rien à voir avec celles de l’État rural du Rajasthan.
Pour la plupart d’entre nous, l’hégémonie s’inspirerait de celle des hommes, qui eux, sont tous égaux. Mais c’est sans compter sur le statut des femmes. Elles ne sont pas à même de représenter l’ensemble de la population féminine indienne et elles ne constituent, en réalité, qu’un groupe marginal de la population.
Il ne fait pas nécessairement bon vivre en Inde pour les femmes, du moins pas tant que la majeure partie des groupes subalternes ne se sera pas affranchie des préjugés liés au genre.
L’Inde est très connue pour le Kamasutra. Comment la société indienne est-elle passée de cet « art de la sexualité » à la pudibonderie qu’on lui connaît aujourd’hui ?
La mise en oeuvre de la loi de Manu Samhita au sein des lois sociales a rendu l’Inde, et plus particulièrement les hindous, plus orthodoxes. Jamais la loi de Manu n’a été acceptable aux yeux des hindous, et même les plus modernes ne veulent pas la suivre.
L’hindouisme est une plateforme différente et bien plus générale pour chacun, ce que les législateurs coloniaux ne pouvaient pas comprendre. Pendant la domination coloniale, Robert Clive et Lord Macaulay donnèrent une autre incarnation à Manu, y trouvant soudain un outil de domination intéressant pour diriger et diviser les hindous.
Ils avancèrent que le système de castes, ainsi que le prescrivait la loi de Manu, développait de facto une organisation sociale basée sur l’apartheid, plus facile à diriger et à contrôler. La sexualité féminine y fut considérée comme un péché infernal et les femmes furent dès lors traitées comme des machines à porter des enfants vouées à assurer la reproduction de la communauté.
Pour en savoir plus sur Sarojini Sahoo (une grande dame) et sur le féminisme en Inde, n’hésitez pas à aller consulter son site Internet !
Vous aimez nos articles ? Vous adorerez nos newsletters ! Abonnez-vous gratuitement sur cette page.
Les Commentaires
Pour avoir passé un mois au Rajasthan, c'est un sujet qui me tient très à cœur.
Déjà en tant que touriste, j'ai ressenti un malaise, probablement dû au fait que pour la 1ière fois de ma vie, je me suis sentie mal d'être une femme.
Et puis en tant qu'observatrice, impuissante, des conditions exécrables de ces femmes qui vivent dans l'ombre.
Je suis passée par tous les stades.
Envie de me cacher, de disparaitre. Jamais je n'aurais cru penser cela un jour.
Je me suis effacée.
Puis je me suis rebellée, mais ça sert à rien, ils comprennent pas.
Et j'ai quitté le pays avec une extrême colère.
Que faire?
Moi? Rien, je ne peux rien faire.
On aborde là une problématique culturelle, une manière de pensée qui perdure depuis des décennies.
Je ne dis pas que ces femmes sont perdues, mais je sais que chaque infime amélioration prendra un temps fou. Mais je suis de tout cœur avec celles et ceux qui agiront en ce sens.