Après le succès du “Talent est une fiction”, paru en 2023 aux éditions JC Lattès, Samah Karaki revient avec “L’empathie est politique” du même éditeur, paru le 2 octobre dernier.
Suivant la même méthodologie que dans son précédent essai, elle étudie sous divers angles un concept considéré comme universel et naturel. L’autrice s’intéresse cette fois aux intrications biologiques et sociologiques de l’empathie, un sujet sur le devant de la scène médiatique depuis quelques années, avec cette idée persistante qu’elle pourrait presque sauver le monde à elle toute seule.
Justement, dans ce passionnant essai où dialoguent sciences naturelles et sociales, théorie et cas pratiques, Samah Karaki fait voler en éclats nos croyances quant aux vertus innées de l’empathie. Rencontre.
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Interview de Samah Karaki, auteure de « L’empathie est politique »
Madmoizelle. L’empathie est un sujet tendance, mais sa définition reste assez floue. Pouvez-vous nous en donner une ?
Samah Karaki. Ce serait l’aptitude de se projeter dans l’expérience affective de l’autre et de sa pensée. Après, il y a plusieurs déclinaisons à l’empathie. Ça peut être une contagion émotionnelle : par exemple, quand un bébé pleure, l’autre pleure. On est dans une forme de mimétisme.
Il y a pas mal de processus inconscients qui sont une sorte de miroir que nous avons, de ce que vit l’autre à travers nos propres expériences. Ce sont les apprentissages sociaux.
L’empathie peut aussi être un processus plus délibéré, où l’on est dans une projection active. On dépense de l’énergie pour faire une traversée de sa propre perspective vers celle de l’autre. Et ce que je dis dans mon livre, c’est que la dichotomie émotion et raison ne tient pas scientifiquement.
Même ce que nous ressentons spontanément repose sur toutes nos expériences vécues. Il y a en revanche des processus automatiques et d’autres plus délibérés. Ma critique porte sur ces deux aspects. Ce que nous avons d’émotionnel est aussi socialement construit.
“On ne peut pas se passer de l’empathie, mais on ne peut pas non plus s’y fier tout le temps.”
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Vous démontrez dans votre essai qu’on ne peut pas toujours faire confiance à notre empathie. Quels sont les biais empathiques auxquels nous devons prêter attention ?
La représentation de ce que vivent les autres dans notre propre cerveau est un phénomène qui nous permet de circuler dans le monde. On ne peut pas se passer de l’empathie, mais on ne peut pas non plus s’y fier tout le temps.
Parce que les expériences que nous vivons nourrissent ce rapport aux autres et elles peuvent très bien être biaisées par ce qui nous a été présenté, par la connaissance ou l’ignorance que nous avons des autres.
L’empathie demande un travail et l’attention n’est pas un réservoir illimité. Nous faisons un choix sur lequel on porte notre attention. Et ce premier choix va être porté sur ce qui nous est proche. On parle de la sélectivité de l’empathie.
Nous sommes beaucoup plus touchés par ce qui arrive à nos proches que par ce qui arrive à des personnes éloignées de nous, géographiquement ou culturellement. Ça ne s’arrête pas là. L’attention que nous portons sur les choses dépend de ce qui nous est amené à voir, par les cadrages médiatiques.
Est-ce que les histoires des autres nous parviennent ou pas ? Quand on ressent de l’empathie ou un manque d’empathie, on ne peut pas savoir si c’est lié à ce qui nous a été présenté des autres. C’est en cela qu’il faut qu’on se méfie.
On sélectionne dans le champ des possibles, là où on pose notre énergie. L’empathie est sélective biologiquement mais aussi politiquement.
“Les médias sélectionnent ce qu’ils nous présentent. Ils choisissent de nous raconter des histoires en humanisant ou en invisibilisant.”
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Quels rôles jouent les cadrages médiatiques et les représentations culturelles dans la construction de notre empathie ?
Les médias sélectionnent ce qu’ils nous présentent. La culture aussi, à travers les représentations cinématographiques ou littéraires. Ils façonnent cette sélectivité. Ils choisissent de raconter des histoires en humanisant ou d’invisibiliser en donnant des chiffres des victimes par exemple.
Par exemple, les cadrages médiatiques nous ont raconté en détail les histoires de chacune des victimes du 11 septembre, leurs liens familiaux, leur passé. Des fonds historiques ont été accordés aux familles pour leur permettre de faire leur deuil. Or, notre cerveau est beaucoup plus touché par ce qui est concret, par les histoires, que par ce qui est abstrait, comme les chiffres.
Les victimes afghanes, dans la guerre qui a suivi, ont été renvoyées à un groupe monolithique, à des chiffres, ce qui ne permet pas de s’identifier à leurs vécus et à leurs souffrances.
Cette notion d’empathie sélective et du rôle des médias m’évoque l’immense vague de sympathie en France autour du militant écologiste Paul Watson. Les partages de pétition sur les réseaux sociaux se sont multipliés depuis son arrestation. D’autres militants écologistes sont au contraire rangés dans la catégorie “extrémiste”. Je me suis demandée si le fait qu’il soit un homme blanc de plus de 60 ans a joué un rôle ?
La cause n’est pas unique. Déjà, le principe de partage sur les réseaux sociaux encourage la viralité. On partage souvent par conformité sociale. Et il y a l’effet de la victime identifiable, qui correspond aussi au cas de George Floyd aux États-Unis. Il y a eu beaucoup de victimes noires tuées par la police la même année (en 2020).
Mais là, nous avons une personne, une vidéo et une association qui vient organiser la médiatisation de ces cas, et ça devient une forme d’organisation collective.
Le cas de Paul Watson, c’est aussi parce que ça engageait des institutions internationales. Il y a aussi le phénomène des victimes blanches, qui a été analysé dans le cas de disparition de femmes blanches. Une femme blanche d’un certain âge, belle, va attirer beaucoup plus l’attention que la disparition de femmes noires ou indigènes.
Il y a aussi des cas, comme celui de Gisèle Pélicot, qui ont des caractéristiques qui permettent de symboliser une cause. Et ça permet d’engager une organisation collective.
“Ce n’est pas le manque d’empathie qui déshumanise, c’est la déshumanisation qui empêche l’empathie.”
Vous écrivez que “l’empathie ne résiste pas à la déshumanisation de l’autre”, ce qui à première vue, peut paraître étonnant. De quelle façon, l’empathie déshumanise-t-elle l’autre ?
La causalité est inversée : c’est quand on ne rend pas l’autre identifiable qu’on le déshumanise. J’éprouve de l’empathie quand j’arrive à retrouver en l’autre une forme d’humanité partagée. Si l’autre n’est pas représenté, s’il est invisibilisé derrière un chiffre, dépourvu d’identification, diabolisé ou présenté comme une menace, on ne va pas éprouver de l’empathie.
Ce n’est pas le manque d’empathie qui déshumanise, c’est la déshumanisation qui empêche l’empathie. On peut aussi ajouter la question de la dignité animale. Plus nous avons un rapport d’expérience partagée avec certaines espèces animales, plus on va être sensibles à leurs souffrances et ne pas supporter leurs morts. C’est très culturel.
On fait la même hiérarchie entre des groupes humains. Certains sont représentés comme un groupe monolithique, essentialisé à un seul trait.
Déshumaniser, c’est enlever à l’autre sa sensibilité, sa subjectivité et son individualité en le renvoyant à un seul trait : terroriste, barbare… On met tout le monde dans un seul sac, et on commence à ne plus du tout s’intéresser à leur sort.
La communauté juive a subi cette déshumanisation dans le passé, comme dans d’autres cas de génocides. Et ça peut se reproduire, du moment qu’on a réussi à faire une généralisation abusive de tout un groupe.
“On peut très bien avoir de l’empathie pour son groupe et en être dépourvu pour le groupe que l’on va considérer comme étant ennemi, jusqu’à se réjouir de ses souffrances.”
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Vous analysez l’émergence d’un phénomène de contre-empathie, la “schadenfreude”, soit le plaisir ressenti face aux malheurs des autres, qui a tendance à se manifester quand des personnes éprouvent une grande empathie envers leur endogroupe. En quoi est-il dangereux ?
Ce phénomène éclaire une fausse représentation que nous avons de l’empathie. C’est que certaines personnes en seraient dotée et d’autres non. On peut très bien avoir de l’empathie pour son groupe et en être dépourvu pour le groupe que l’on va considérer comme étant ennemi, jusqu’à se réjouir de ses souffrances.
On suppose que le monde est juste, donc quand notre groupe ennemi souffre, on sent qu’il y a une justice qui est établie. Ça produit une forme de récompense.
Dans le contexte de l’Holocauste, en parallèle de la déshumanisation de la communauté juive, un lien fort s’est créé au sein des groupes nazis. Il y avait des entraînements pour venir nourrir cette identité “aryenne”.
On crée un affect lié à cette identité, qui vient exclure une autre communauté jusqu’à légitimer son effacement. Il y a donc la présence d’une forme de narcissisme collectif qui vient légitimer jusqu’aux comportements les plus atroces de l’Histoire envers d’autres communautés.
On les représente comme étant une menace pour la sécurité de notre groupe. Ça devient une sorte de légitime défense pour protéger le groupe créé. Sur le continent américain, il y a eu cette justification concernant les communautés autochtones comme menace : “si on ne les extermine pas, ils vont venir nous tuer”. On peut être tout à fait convaincus que cette menace est réelle, alors qu’en réalité, on est dans une position de pouvoir.
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En lisant votre essai, on se rend compte que l’empathie, une capacité généralement perçue comme positive, est beaucoup plus complexe que ça.
Oui, elle peut être instrumentalisée, comme tout autre affect, à des fins électorales. On le voit dans le contexte des élections américaines. Il y a cette quête d’identification : Donald Trump et Kamala Harris essaient chacun de paraître comme proches de certaines communautés. Tout ça est un travail sur l’affect pour dire « nous contre eux ».
On soude le « nous », en exclusion de « eux ». C’est ce qui se produit souvent dans les discours politiques, qui viennent mobiliser des émotions. Et avec la montée de ces affects-là, on s’intéresse beaucoup moins aux vrais débats politiques, aux questions économiques, à la santé, à l’éducation…
Et on s’engouffre dans des schémas affectifs qui viennent remplacer la connaissance des vrais enjeux.
“Il faut que l’on gère le malaise que nous ressentons quand nos privilèges sont menacés.”
L’empathie peut aussi être manipulée à des fins de revendications victimaires, venant non pas de groupes historiquement oppressés, mais de groupes dominants. Cette rhétorique permet d’inverser le rapport entre dominants et dominés. Et tout en se victimisant, le camp conservateur reproche par exemple aux militant·es antiracistes ou féministes de se complaire dans un statut “victimaire”. Comment sort-on de ce piège rhétorique ?
Je vois très bien comment des groupes dominants peuvent être convaincus d’être attaqués dans leurs privilèges culturels et ethno-raciaux. On le voit, quand un homme est accusé, il se sent vraiment victime.
En effet, il perd des privilèges et quand on perd quelque chose, on se sent en position de victime. Comment sortir de ce débat ? En regardant la réalité matérielle et pas la réalité affective. Je peux comprendre que les amis de Nicolas Bedos ou Gérard Depardieu les voient comme des victimes. Mais qui est touchée dans sa chair ? Quelles sont les conditions de vie des minorités ? Qui est en danger réel ?
Quand on regarde la société, est-ce que nous avons encore du racisme, du sexisme, de l’homophobie, du validisme ?
Il faut que l’on gère le malaise que nous ressentons quand nos privilèges sont menacés. Cette fragilité, cette anxiété que nous ressentons quand notre mode de vie confortable est menacé sont tout à fait réelles.
Mais nous devons apprendre à les gérer pour construire des sociétés plus justes. Si on est exclu de certains cercles de parole parce que ces cercles veulent garder les personnes concernées, ça ne veut pas dire qu’on est en danger.
Il faut aussi qu’on puisse relativiser et ne pas exagérer les menaces, et se demander : “qu’est-ce que vivent les gens dans leurs corps, matériellement, plutôt que ce que je ressens moi dans ma petite sphère personnelle ?”.
Vous dites aussi que l’empathie est une position privilégiée et possiblement le point de départ d’une domination.
Oui, parce que c’est une position où nous sommes disponibles et où l’autre souffre. On peut finir par objectiver l’autre, l’essentialiser à sa souffrance.
Il n’est plus que ce corps qui souffre. Alors que l’expérience de l’autre est toujours beaucoup plus riche que ce qu’on imagine. La domination vient aussi quand on décide de ce que l’autre a besoin. On pense avoir compris et on impose notre façon de l’aider. On attend pas que l’autre exprime ce qu’il veut. On projette.
Cela m’évoque le cas du syndrome méditerranéen. Les personnes qui sont derrière le téléphone, malgré leur grande expérience, vont juger qu’une réclamation n’est pas sérieuse en effectuant une analyse fausse.
Il faut réaliser que la façon d’exprimer la souffrance n’est pas la même pour tout le monde. Et les solutions ne sont pas les mêmes.
C’est à la personne qui souffre de demander de l’aide et de demander comment on peut l’aider. Par exemple, il y a toujours cette supposition qu’il faut aider toutes les femmes du monde.
Non, il faut aider les femmes qui demandent de l’aide et respecter le choix des femmes. C’est ça aussi le féminisme : respecter le choix des femmes et ne pas les infantiliser. On ne peut pas imposer notre lecture de l’émancipation sur les autres.
“L’expérience de l’autre est toujours beaucoup plus riche que ce qu’on imagine.”
Fort de ce constat sur nos biais biologiques et culturels, on pourrait se dire qu’il est possible de “réparer l’empathie”, notamment chez les hommes pour prévenir les violences sexistes et sexuelles. Vous n’êtes pas convaincue par cette vision. Pourquoi ?
Je pense que l’empathie est une conséquence. Il faut travailler sur la culture dans laquelle nous grandissons, sur le rapport que nous avons au corps des femmes, des enfants et des personnes qui sont fragiles.
En conséquence, nous allons traiter ces personnes comme nos égaux. La réalisation qu’il y a une dignité partagée et égale avec les autres êtres vivants, c’est quelque chose de culturel. C’est la culture sexiste qu’il faut questionner, pas la présence ou l’absence de l’empathie.
D’ailleurs, je ne suis pas d’accord avec le fait que les hommes manquent d’empathie. L’empathie, c’est aussi la capacité de comprendre ce que vit l’autre pour peut-être le manipuler.
Ce n’est pas quelque chose qui est nécessairement tourné vers le geste altruiste. Il n’y a aucun fondement scientifique sur le fait que les hommes manquent d’empathie ou que les femmes en ont plus.
Par contre, notre socialisation est différente : on est invitées, en tant que femmes, à faire attention aux autres. La question est encore une fois la culture dans laquelle nous baignons. L’empathie ne se développe pas comme un muscle.
Elle résulte d’un rapport que nous avons au monde, qui vient des systèmes scolaires, de notre compréhension des discriminations, de notre sensibilisation aux discriminations et de l’expérience partagée que nous avons avec les autres.
Plus on est ouvert et curieux de l’expérience des autres, plus on aura la possibilité de nous identifier et d’avoir de l’empathie.
“L’altérité n’est pas l’infériorité. C’est cette hiérarchie qui pose problème.”
Si l’empathie ne peut pas résoudre tous nos problèmes, sur quoi pouvons-nous nous appuyer pour comprendre l’autre ?
J’en parle à la fin du livre, je pense qu’il faut qu’on soit en capacité de gérer les discordes. L’empathie nous invite à la similitude.
Plus je suis semblable à l’autre, plus je vais être en empathie. Il faut qu’on accepte qu’on est exclu de l’expérience de l’autre, mais aussi que l’autre est différent. Du moment que j’accepte que l’autre est différent, je me mets dans une disposition de l’écouter et de me transformer à son contact.
C’est ce point inconfortable dans lequel on réalise que nous ne sommes pas l’autre. Nous ne le deviendront jamais. C’est le point de départ d’une vraie écoute. Du moment où je prétends avoir compris, on ferme le débat. On juge et on s’arrête.
Il faut sortir de nos certitudes et accepter ce malaise qui naît quand on se dit, on ignore de quoi est fait l’autre, pourquoi il pense ce qu’il pense, pourquoi il fait ce qu’il fait.
Mais l’altérisation est aussi à la base des intolérances. Simone De Beauvoir explique dans “Le Deuxième Sexe” que la femme est toujours vue comme « L’Autre ».
Je pense que l’altérité n’est pas l’infériorité. C’est cette hiérarchie qui pose problème. Si la femme est traitée comme elle est traitée, ce n’est pas parce qu’elle est autre, c’est parce qu’elle est vue comme étant inférieure.
Même le plus proche de moi est autre. Même mon enfant est autre : à chaque fois que j’imagine l’avoir compris, j’envahis son réel, je lui impose mon interprétation. Il faut que je respecte qu’il y a un espace intime à l’autre, mais je ne dois pas le mettre en dessous de moi.
C’est une tension entre accepter que l’autre n’est pas moi, mais accepter aussi que moi et l’autre, nous avons une dignité et une valeur égale.
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