Mardi dernier, j’ai respiré le même air que Ryan Gosling. Cette phrase suffit à me faire sourire et à donner envie à mes ami-e-s de m’arracher les yeux. Pendant 20 minutes d’interview, j’ai échangé avec le réalisateur de Lost River, le producteur du film Adam Siegel, ainsi que trois autres journalistes, autour d’une table gigantesque dans un bel hôtel parisien. Même les dames peintes sur les portraits aux murs avaient les yeux rivés sur lui !
Il faut bien avouer que du haut de ses 35 ans et de sa carrière déjà plutôt impressionnante, le monsieur en impose. Ayant adoré Lost River, j’avais bien hâte d’en apprendre plus sur la réalisation et la genèse de ce premier film très prometteur. Et puis avoir ses yeux plantés dans les miens, c’était un bonus plutôt agréable, disons-le.
À lire aussi : « Lost River », le premier film de Ryan Gosling, poétique et troublant
Lost River, un conte de fées à mi-chemin entre réalité et fantasme
A propos du film, vous évoquez un mélange et une confrontation de la réalité et du fantasme. Est-ce que c’était plus important pour vous de parler de la crise économique ou d’explorer votre part de fantastique et votre enfance ?
[Ryan Gosling] Aucun des deux ! Je viens du Canada et j’avais une idée vraiment romancée de Détroit, la ville du Motown et du rêve américain. Quand j’y suis allé, c’était très différent de l’idée que je m’en étais fait ! Il y a des quartiers abandonnés sur 60 kilomètres et parfois, on trouve des familles qui essayent de s’accrocher à leurs maisons. On dirait un décor irréel mais ça existe vraiment. J’ai été touché par ces gens attachés à leurs rêves, tout en vivant un cauchemar.
Je voulais faire un film à ce sujet, à la façon d’un conte de fées car c’était la meilleure façon de créer une connexion émotionnelle. Il ne fallait pas que ça devienne un film politique, j’étais plus intéressé par la dimension émotionnelle.
Les images des quartiers abandonnées sont très fortes, c’est dur à voir : ça semble être une expression de la crise économique.
[Adam Siegel] Ce qui intéressant, c’est ce mélange entre la réalité et le rêve. On n’a pas eu besoin de faire quoi que ce soit, on avait cette dualité naturellement.
[Ryan Gosling] C’était difficile de trouver un moyen pour que le public puisse voir ça. Si on avait juste parlé de ce qu’il se passe à Détroit, ça aurait été un documentaire, un film avec un message. Je ne pense pas que le film aurait eu un public, ou alors il aurait juste prêché des convertis. En lui donnant la forme d’un conte de fées, on a pu toucher les émotions du public sans l’intellectualiser ou le politiser.
Si on voit Lost River comme un conte de fées, est-ce qu’on peut considérer les États-Unis comme le monstre du film ?
[Ryan Gosling] Non, et c’est la raison pour laquelle on a dépeint Lost River et pas Detroit : on ne voulait pas faire un film américain. D’ailleurs, il n’y a qu’un seul Américain dans le film : Saoirse Ronan est irlandaise, Iain de Caestecker écossais, Reda Kateb français, Ben Mendelsohn australien, Barbara Steele galloise, Eva Mendes cubaine, le directeur de la photographie belge, je suis canadien. Je voulais que ce film soit universel, et pas seulement une histoire américaine.
Le film n’est pas non plus inscrit dans le temps : il n’y a pas d’indice sur l’époque, pas de téléphone portable par exemple.
[Ryan Gosling] Adam décrit bien notre idée : il y a beaucoup de films post-apocalyptiques, ici c’est plutôt pré-apocalyptique. C’est censé être contemporain mais on sent une influence des années 50 et des années 80, l’époque où j’ai commencé à découvrir des films. Lost River est comme coincé dans le temps.
Détroit et l’American dream
Malgré les notes d’espoir, Lost River est un film sombre sur le rêve américain. Est-ce que vous y croyez ?
[Ryan Gosling] Je pense que pour les gens qui vivent réellement dans ces quartiers, le rêve est devenu cauchemar. Mais ce n’est qu’une version de Détroit : nous voulions aussi tourner dans cette ville parce qu’il s’y passe plein de choses intéressantes, une renaissance, une réinvention, beaucoup de créativité. Il y a une énergie fascinante qui redéfinit la ville. Nous voulions transmettre à la fois l’espoir et le désespoir.
Auriez-vous pu tourner ailleurs qu’à Détroit ?
[Ryan Gosling] Non, ce n’est pas comme si j’avais eu l’idée du film puis cherché un endroit où le tourner. J’ai eu l’occasion de tourner à Détroit et alors que je conduisais dans la ville, j’ai vu des familles qui vivaient dans ces quartiers. Je voulais faire un film sur elles, ça a été la genèse du film. C’est difficile de séparer Lost River de Détroit, mais c’est nécessaire car Lost River est un monde à part.
[Adam Siegel] Il y a des villes comme Lost River partout dans le monde. Grâce à l’aspect de conte de fées et l’intemporalité, c’est une histoire faite pour tou•te•s, les personnages sont familiers. L’ennemi n’est pas le rêve américain, c’est cet effondrement, ces forces qui entrent en jeu. On espère que tous les gamins des villes comme Lost River verront le film.
Lost River est très visuel ; est-ce que Détroit faisait partie de l’idée que vous vous faisiez de l’esthétique du film ?
[Ryan Gosling] Je voulais faire un film sur ces familles, dont la majorité vit dans des quartiers qui sont détruits ou brûlés. Je me souviens avoir vu une famille assise sur le porche, regardant la maison d’en face flamber, comme si c’était normal et que ça arrivait tous les jours. Je me suis dit que si je ne commençais pas tout de suite à filmer, ça disparaîtrait sous peu.
J’ai acheté une caméra et pendant un an, je passais à Détroit dès que possible pour filmer ces endroits détruits. Je construisais le film : l’équipe, le scénario, les act•eur•rice•s ont fini par rejoindre le navire, mais c’est ainsi que tout a commencé, avec les images de ces bâtiments, ces fantômes qui rappellent le passé et les rêves jamais réalisés.
Un premier film puissant et personnel
Quel a été le moment clé où vous vous êtes dit que vous alliez faire un film et faire une pause dans votre carrière d’acteur ?
[Ryan Gosling] Certainement quand j’ai acheté la caméra et commencé à filmer : j’ai su que je commençais le film. C’était il y a trois ans maintenant et je n’ai presque rien fait d’autre à partir de ce moment-là.
[Adam Siegel] Ce que tu as filmé à ce moment-là, avant de commencer le tournage, ça n’existe plus, ça a été détruit. Tu l’as capturés avant leur disparition.
[Ryan Gosling] Oui, par exemple, le Motown Project, ces deux grandes tours où les Supremes ont grandi, ça n’existe plus et ça apparaît dans le film. Je suis content qu’on ait eu l’occasion de les immortaliser avant. C’est presque un document historique ! (Rires)
Lost River est un projet très personnel. Comment avez-vous géré la réception du film à Cannes puis les critiques ?
[Ryan Gosling] C’est mon premier film en tant que réalisateur et je pense qu’on ne peut pas se plaindre de se prendre des coups à partir du moment où on monte sur le ring. C’est le jeu.
On en attend aussi davantage de la part d’un•e act•eur•rice qui se lance dans la réalisation, le public et les critiques ont tendance à être plus sceptiques.
[Ryan Gosling] Traditionnellement, les act•eur•rice•s réalisent des films qui ressemblent à ceux dans lesquels ils•elles ont joué et eu du succès. Lost River est un film très personnel, qui ne ressemble pas à ce que j’ai fait avant ; je ne joue pas dedans donc je savais que je m’ouvrais aux critiques, mais ce n’était pas une raison de ne pas le faire.
Comptez-vous réaliser d’autres films ?
[Ryan Gosling] Oui, j’ai hâte !
Vous avez un projet en tête ?
[Ryan Gosling] Pas encore. L’avantage de Lost River, c’est qu’il est venu très naturellement, c’est une expérience que j’ai vécue personnellement et que je voulais partager. C’est comme ça que je souhaite faire des films.
Lost River, un film inspiré et plein de références
Dans une interview, vous avez parlé d’Innocence, de Lucile Hadzihalilovic, un beau film qui vous a influencé.
[Ryan Gosling] Oui, c’est un de ces films esthétiquement magnifiques, un des plus beaux que j’ai vus. C’était une belle découverte, que j’ai faite grâce à Benoît Debie [directeur de la photographie de ce film et de Lost River, NDLR]. J’ai essayé de regarder tous les films sur lesquels il a travaillé, en commençant par Irréversible, parce que j’ai senti une véritable connexion avec son travail. Innocence a été une grande influence pour Lost River.
Vous êtes le leader d’un groupe, Dead Man’s Bones, qui a fait une chanson intitulée Buried in the water. Est-ce que c’est la même histoire que Lost River?
[Ryan Gosling] Oui, la chanson a été un point de départ du film, c’en est une version plus réduite.
Vous avez d’autres chansons qui pourraient faire un film ?
[Ryan Gosling] (Rires) Peut-être My body’s a zombie for you !
Lost River est un film inspiré de votre enfance : est-ce que c’était une période aussi sombre ?
[Ryan Gosling] Non ! Mais je pense que grandir avec une mère célibataire est un aspect important de ce film. C’est une représentation visuelle de ce qu’on peut ressentir en tant qu’enfant d’une mère célibataire.
D’où vient votre fascination pour la destruction et les fantômes ?
[Ryan Gosling] Mes parents ont quitté la maison où j’ai passé mon enfance parce qu’ils pensaient qu’elle était hantée donc j’ai grandi en entendant parler de ces fantômes. Ma mère a une fascination pour ça, elle visitait des cimetières, lisait les pierres tombales et me laissait jouer là-bas. J’ai toujours été curieux à propos de ces sujets, je n’ai jamais eu peur car j’ai été élevé ainsi, je trouvais ça intéressant.
Ryan Gosling, d’acteur à réalisateur
Est-ce que, en tant qu’acteur, réaliser un film va changer le cours de votre carrière ? Pensez-vous que ça va être plus dur maintenant d’être dirigé par un•e autre réalisat•eur•rice ?
[Ryan Gosling] Non, je pense que ça va beaucoup m’aider. J’ai toujours pensé qu’il était plus facile de travailler avec un•e réalisat•eur•rice ayant déjà été comédien•ne, ou au moins pris des cours de comédie. C’est vraiment utile dans les deux sens : tou•te•s les comédien•ne•s devraient s’essayer à la réalisation, ça permet de mieux comprendre sa place en tant qu’act•eur•rices.
Les membres du casting de Lost River ont dit que c’était agréable d’être dirigé par un acteur ! Vous vous êtes d’ailleurs entouré de gens avec qui vous aviez déjà travaillé sur de précédents films. Est-ce que c’était important pour vous de travailler avec des gens que vous connaissiez ?
[Ryan Gosling] Oui, parce que j’ai l’impression que c’est comme ça qu’on travaille le mieux : quand on s’entoure d’ami•e•s, de personnes avec qui on a déjà collaboré, en qui on a confiance. J’avais travaillé avec cette équipe dès mes premiers films. On a tous fait cinq ou six films ensemble. C’est bien d’avoir ces gens avec soi.
Et concernant les comédien•ne•s, j’ai plus ou moins écrit leurs rôles pour eux. Par exemple, Ben Mendelsohn, quand on a tourné ensemble The Place Beyond the Pines, il arrivait sur le plateau avec une grosse stéréo sur l’épaule. Il écoutait 2 Live Crew, il se prenait pour Al Jolson et il dansait. Je me suis dit que je devais écrire un rôle pour lui, dans lequel il pourrait chanter, danser, montrer ses autres talents, que je n’avais pas vus dans un autre film.
Sa scène de danse est incroyable !
[Ryan Gosling] Oui, il danse extrêmement bien !
[Adam Siegel] Et il y aussi des membres de l’équipe comme Benoît Debie ou Reda Kateb, dont tu appréciais le travail depuis longtemps. Il y avait des gens avec qui tu avais déjà travaillé, et la cerise sur le gâteau c’est ces gens avec qui tu avais hâte de travailler pour la première fois.
[Ryan Gosling] Oui, comme Matt Smith, Barbara Steele, Benoît Debie. C’était incroyable de choisir tous ces gens, de les réunir et de créer avec eux !
La majorité des comédien•ne•s du film se sont fait connaître dans des séries télé : était-ce un choix conscient de votre part ?
[Ryan Gosling] C’est vrai, c’est intéressant ! Je viens aussi de la télévision, donc c’est de la solidarité.
[Adam Siegel] Oui, et les act•eurs•rices de séries n’ont l’occasion de ne faire qu’un film par an, quand le tournage des séries s’arrête en été. Pour Drive, on avait réussi à avoir Christina Hendricks et Bryan Cranston. C’est très rare de pouvoir tous les avoir en même temps, on a eu de la chance.
Avez-vous entendu que David Lynch abandonne le projet de la suite de Twin Peaks ? Voudriez-vous la réaliser ?
[Ryan Gosling] Non, je n’oserais pas ! Vous le feriez, vous ?
Ah, et pour celles et ceux qui ne m’auraient pas encore traitée de noms d’oiseaux en m’apercevant sur le Tumblr, j’ai aussi pris une photo avec Ryan. Oui, maintenant je l’appelle par son prénom. Allez, bisous.
https://instagram.com/p/1LS-Rjwh77/?taken-by=louisescheuh
Et si le film que vous alliez voir ce soir était une bouse ? Chaque semaine, Kalindi Ramphul vous offre son avis sur LE film à voir (ou pas) dans l’émission Le seul avis qui compte.
Les Commentaires